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25 janvier. Révolution et contre-révolution en Egypte

Comment parler de l’Egypte et des révolutions arabes en général ? Comment échapper au discours médiatique dominant ? Comment rendre compte d’une réalité complexe ? Comment analyser l’Orient et ses complications sans idées simples ?

par Alain Gresh, 25 janvier 2013

Le 9 janvier 2013, à l’invitation de Henry Laurens, j’ai donné une conférence à son séminaire au Collège de France. En voici les grandes lignes, parfois en style télégraphique.

Pierre Bourdieu expliquait, à propos de la télévision, qu’il était difficile, quand on avait deux minutes sur un plateau de télévision de répondre à une question qui était déjà biaisée, car il fallait d’abord « démonter » la question. Peut-on expliquer, sans attenter à la liberté de la presse égyptienne, qu’un quotidien qui appelle ouvertement l’armée à renverser un président élu, n’est pas forcément au-dessus de toute poursuite judiciaire ? Qu’un journal qui représente le président Morsi en nouvel Hitler non plus ? Peut-on le faire tout en montrant les tendances autoritaires que révèle le nouveau pouvoir et qui sont le résultat non seulement d’une idéologie, mais du fonctionnement même de l’Etat égyptien ?

Vous l’avez compris, c’est une tâche pratiquement impossible, surtout quand certains acteurs locaux relaient une vision caricaturale des luttes, en Egypte comme en Tunisie. Aussi bien en tant qu’affrontement de titans entre le Bien et le Mal, qu’entre deux conceptions idéologiques (islam contre laïcité). Fascisme vert, contre mécréants qui méritent l’enfer. Récemment, en Tunisie, un avocat a fait circuler une pétition pour poursuivre son gouvernement pour génocide ou « tunisiocide ».

La thèse que je défendrai ici, à travers une courte histoire de la révolution égyptienne, est contraire à cette vision de deux camps homogènes qui s’affrontent. Ce à quoi nous assistons, en Egypte comme en Tunisie, est l’entrée dans l’ère de la politique, qui impliquent des affrontements politiques, reflet d’une société pluraliste, qui se découvre comme telle, et où personne ne peut, même s’il le souhaite, anéantir l’autre. Chacun des « deux camps » est ainsi lui-même profondément divisé.

Histoire d’une trop longue transition

Rappelons brièvement la crise en Egypte et la longue transition. Dès la chute du président Moubarak se dessine un jeu fondamentalement différent du jeu précédent, parce qu’il inclut plusieurs acteurs : les Frères, l’armée (à travers le Conseil suprême des forces armées — CSFA), les différents partis d’opposition, et la « rue ». Cette entité est elle-même un mélange assez complexe, où se côtoient les jeunes diplômés, souvent rompus aux techniques d’Internet, mais aussi les diplômés chômeurs des couches moyennes inférieures et même les « ultras », les supporteurs des clubs de football. Et enfin, au-delà de l’armée, les restes de l’ancien régime qui se maintiennent en partie en place.

Durant la première année, une alliance de facto, plus tactique que stratégique, se forge entre l’armée et les Frères. Elle préconise en premier lieu d’entériner une réforme partielle de la Constitution suivant un « calendrier » qui prévoit des élections législatives et sénatoriales (Majlisss al-Choura), puis une élection présidentielle avant la rédaction de la Constitution. Tandis que la « rue » et les partis d’opposition sont favorables à un calendrier inversé : ils souhaitent d’abord la rédaction de la Constitution, puis la tenue des élections.

Cette alliance entre les Frères et l’armée s’achève au début de 2012, avec la victoire écrasante des Frères et des salafistes aux élections législatives. La dissolution du Parlement par le pouvoir judiciaire quelques jours avant le second tour de l’élection présidentielle de juin 2012, puis la nouvelle déclaration constitutionnelle adoptée par l’armée entre les deux tours de la présidentielle, qui donne au CSFA tous les pouvoirs législatifs, aggravent les tensions : le CSFA veut éviter toute victoire de Mohammed Morsi, le candidat des Frères.

Au premier tour de la présidentielle, au coude à coude, Morsi, arrivé légèrement en tête, et le général Ahmed Chafik n’obtiennent chacun environ qu’un quart des voix ; M. Hamdin Sabbahi, ensuite, candidat de tendance nassérienne, rassemble plus de 20 % des suffrages — comme ici rien n’est simple, lui et son parti s’étaient alliés aux Frères pour les législatives. Quant au quatrième, M. Abdel Mon’im Aboul Foutouh, il obtenait 17,5 % des voix. Ensemble, les candidats proches de la révolution, MM. Sabbahi, Aboul Foutouh et quelques autres, rassemblent près de 40 % des voix, mais sont éliminés du second tour.

Morsi va l’emporter. Pourtant, sa faible marge, à peine un million de voix, face à un candidat représentant cet ordre ancien contre lequel le peuple s’est soulevé au début 2011, en dit long sur le rejet que suscitent les Frères musulmans chez une partie de la population et sur les contradictions de la transition en cours.

En plein mois d’août 2012, le président n’aura pourtant aucun mal à se débarrasser de fait du CSFA, montrant que l’armée n’est qu’« un tigre de papier ». De facto, le président se retrouve avec les pouvoirs exécutif et législatif.

Parallèlement, l’Assemblée constituante, dissoute une première fois par les autorités judiciaires, est recomposée et travaille à un nouveau projet de Constitution dans des conditions assez incertaines.

Alors que le pouvoir judiciaire menace de dissoudre l’Assemblée constituante, le président Morsi approuve, le 22 novembre 2012, une déclaration constitutionnelle en sept points, dont les suivants sont les plus importants :

  • Les responsables de l’ancien régime coupables d’avoir fait tuer des manifestants (dont l’ancien président Moubarak), et dont certains ont été acquittés, seront à nouveau jugés ; des compensations supplémentaires seront accordées aux victimes des affrontements de 2011 ;
  • L’immunité sera garantie au Majliss al-Choura (la seconde Chambre) et à l’Assemblée constituante, qui ne pourront être dissoutes par l’autorité judiciaire ;
  • Le procureur général pourra être démis — ce que le président fit dans les heures suivant l’adoption de la déclaration constitutionnelle ;
  • Les décisions du président devant les autorités judiciaires ne pourront en aucun cas être contestées ;
  • Le président s’octroie tous les pouvoirs pour prendre des mesures qui protègent l’unité nationale, l’ordre public et la révolution (lire « The president’s new powers », Egypt Independent, 23 novembre 2012).

Un élément intéressant est que la déclaration a suscité des critiques, y compris dans les rangs des Frères, confirmant que l’organisation n’est plus aussi monolithique qu’autrefois (« Brotherhood’s Shura Council chairman criticises Morsi déclaration », Ahramonline, 25 novembre).

Avec ces nouvelles décisions, le président concentre dans ses mains, au moins en théorie, les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire — l’opposant Mohammed Al-Baradei a même affirmé que Morsi était devenu « un nouveau pharaon ». Les mesures ont soulevé une levée de boucliers, à la fois parmi les forces de l’opposition et parmi les juges, dont certains ont entamé une grève — fief de l’ancien régime, le pouvoir judiciaire comporte aussi nombre de juges adeptes de l’indépendance de la justice.

Plusieurs responsables politiques, dont Hamdin Sabbahi, Mohammed Al-Baradei, Amr Moussa, l’ancien secrétaire général de la Ligue arabe, ont formé un Front de salut national. En revanche, Aboul Foutouh, arrivé en quatrième position à l’élection présidentielle, a condamné les décisions de Morsi, mais refuse de s’allier à des membres de l’ancien régime comme Amr Moussa.

De violents affrontements s’ensuivent : huit tués, dont plusieurs Frères, et des locaux de leur parti sont détruits par le feu. Pourtant, la mobilisation va s’éteindre petit à petit, car prime le désir du retour à l’ordre et au calme, plutôt qu’à la dictature. Le référendum sur la Constitution s’est tenu et les tentatives de boycott ont fait long feu. Elle a été approuvée par 63,8 % de la population, avec une participation électorale assez basse, 32,9 % (soit seize millions de votants).

Est-ce un pas vers une dictature des Frères ? Ce serait oublier les contraintes qui pèsent sur le nouveau pouvoir.

Un camp islamiste divisé

Deux ailes, pourrait-on dire, s’opposent : les Frères et les salafistes. Mais beaucoup d’aspects les séparent et chacun des deux camps est divisé. Rappelons que les Frères ne sont pas dirigés par des religieux.

Les Frères musulmans ont une longue histoire. Une des grandes erreurs est de la considérer comme une organisation figée, sans évolutions. Noha El—Hennawy dans Almasry Alyoum (31 décembre 2012), évoquant un livre de Hossam Tamam, rappelle que Hassan Al-Banna, le fondateur des Frères, est de tradition soufie et qu’il a toujours été hostile au salafisme.

Les évolutions de l’organisation des Frères sont bien rappelées dans un mémoire de Moaaz Mahmoud, Les Frères Musulmans en Egypte face à la montée du salafisme (Institut d’études politiques de Paris, 2009/2010), qui montre pourquoi, à leur sortie de prison dans les années 1970, et avec la vague salafiste, les Frères se sont partiellement « salafisés », en acceptant notamment les signes de visibilité pour les habits (y compris les femmes) et en permettant le séjour de centaines de leurs cadres en Arabie. Les Frères condamnent alors la construction d’Eglises, affirment qu’ils doivent payer la jaziya (capitation), que la charia devait être appliquée même si la population était contre, etc. Des thèses somme toute assez contraires à l’orientation traditionnelle de l’organisation.

La répression, qui a suivi la victoire des Frères aux élections de 2005, a durci les positions et marginalisé l’aile réformiste du mouvement. En 2010, l’élection de Mohammed Badi, un qotbiste — une branche de l’idéologie islamiste sunnite —, a symbolisé cette prise de contrôle de l’organisation.

Un des plus sévères critiques des Frères, Hani Shukrallah, rédacteur en chef du site Ahram Weekly (et qui vient d’être démis de ses fonctions), affirme la nécessité pour l’opposition de sortir des simplifications qui mettent face à face un camp « civil » et un camp « islamiste » :

Il est grand temps de briser le prisme déformant des forces « civiles » opposées aux « islamistes », qui se traduit, en arrivant en Haute-Egypte, par un affrontement entre, d’une côté, athées et coptes, et de l’autre l’islam. Les temps révolutionnaires sont également un temps où la politique doit primer, et non l’idéologie. Le fait que, au sein de l’islamisme égyptien, au cœur même du mouvement des Frères, une tendance démocratique de plus en plus forte est en train d’émerger, est quelque chose que nous devons accueillir et célébrer, plutôt que de la négliger et de la tenir à l’écart.

Les Frères musulmans risquent-ils d’imposer une théocratie ? Non : les religieux en leur sein jouent en réalité un rôle mineur. Leur seul penseur islamique est le cheikh Qaradhawi, qui a plus de 80 ans. En revanche, les salafistes s’appuient sur les penseurs religieux, influents mais également divisés, et craignent dès lors une mainmise des Frères sur le domaine religieux. Le grand parti salafiste Al-Nour, qui a obtenu près d’un quart des suffrages aux législatives, vient d’imploser, divisé qu’il était sur la stratégie à adopter. En effet, comment s’intégrer au jeu politique alors que longtemps l’apolitisme fut la base de leur pensée ?

Unité de l’opposition ?

Le Front de salut national a rassemblé trois leaders. Toutefois, il a évincé deux courants non négligeables, soit l’alliance socialiste et le parti de Abdel Mon’im Aboul Foutouh.

Depuis, certaines divisions sont encore à l’œuvre ; elles sont dues à la fois à des différences de stratégie sur, notamment, la question de l’intégration des fouloul (les « restes » de l’ancien régime), l’édification des programmes ou encore l’arbitrage des égos.

La question de l’ancien régime est importante. En Egypte, comme en Tunisie, l’ancien régime est, en partie, encore en place. Les fouloul ont pu penser, à juste titre, que leur survie n’était pas en cause, même si le président tombait (ce qui n’est pas le cas en Syrie, où la conviction des soutiens d’Assad est qu’ils jouent leur survie physique).

Dans le même temps, la chute de Moubarak, clé de voûte du régime, a abouti à une dilution des pouvoirs et à une autonomisation des différentes administrations et institutions. Il semble quasi inconcevable que les Frères reprennent en main l’ensemble de ces institutions. Ils peuvent conclure avec l’armée un accord pour la Constitution (qui confirmerait l’autonomie de l’armée), mais ils ne pourront pas en prendre le contrôle. Il en va de même avec la police.

Un autre cas intéressant, les institutions religieuses, telles qu’Al-Azhar et l’Eglise copte. Les deux se sont autonomisées et sont l’enjeu de luttes internes, concernant surtout Al-Azhar.

Mais je voudrais insister sur les médias. Toute la presse en France met l’accent sur la prise en main des médias par les Frères, les attaques contre les journalistes et les procès intentés à certains d’entre eux.

Rappelons d’abord qu’il existe deux « secteurs », l’un sous contrôle de l’Etat (qui comprend la télévision, notamment la première chaine, les radios, mais aussi les journaux, dont trois quotidiens importants — Al-Ahram, Goumhouriyeh et Akhbar). Ce secteur d’Etat a été sous contrôle étroit de Moubarak, puis sous celui du CSFA. Rappelons le rôle de la télévision d’Etat lors de la tuerie de Maspero, en octobre 2011, lorsque des manifestants, coptes et musulmans, furent assassinés par dizaines par la police et l’armée.

La mise à l’écart du CSFA a abouti à une situation bien plus ouverte, même si le Majliss al-Choura, comme il en avait les prérogatives, a nommé à la tête des journaux (notamment Al-Ahram) des personnes proches des Frères.

Il ne s’agit pas ici de mettre en doute la volonté des Frères d’essayer de contrôler ou d’influencer le secteur des médias. Mais, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils n’y arrivent pas, et ce pour aux moins deux raisons :

  • Ils ne disposent pas des cadres médiatiques pour occuper les postes ;
  • La révolution a aussi touché les médias d’Etat, où de nombreux journalistes se battent pour une vue plus équilibrée.

Deux analyses de la BBC sur la couverture des manifestations contre la déclaration constitutionnelle du président Morsi (l’une du 27 novembre, l’autre du 6 décembre) indiquent que la télévision d’Etat, la première chaine et Nile TV, ont présenté une vision assez équilibrée des choses, donnant largement la parole aux manifestants. Ce qui ne fut le cas ni de ON TV, proche de l’opposition ni de Misr 25 TV, la chaîne des Frères.

Les Frères disposent maintenant des pouvoirs législatif et exécutif et, comme l’écrit Ibrahim al-Houdaiby, spécialiste du mouvement, dans son article « no more excuses » (Ahramonline, 30 décembre 2012), les Frères n’ont plus d’excuses : ils doivent prouver désormais qu’ils savent gouverner.

Un documentaire à voir et à diffuser

Sur les événements d’Egypte, on pourra regarder Tahrir, la révolution continue, produit par Samar Media.

Alain Gresh

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