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L’expression « extrême droite » est-elle injurieuse ?

par Alain Garrigou, 21 mars 2013

Est-il injurieux et diffamatoire de désigner quelqu’un comme étant d’extrême droite ? Ce n’est pas une question absurde lorsqu’elle prend un tour judiciaire — dans mon cas, une convocation par un juge d’instruction du tribunal de grande instance de Paris, pour une éventuelle mise en examen pour avoir évoqué « les affinités idéologiques avec l’extrême droite » du patron de la société Fiducial, Christian Latouche. Extrême droite, un propos diffamatoire ?

Quels que soient les faits permettant d’affirmer cela — proximité publique avec le MNR de Bruno Mégret, propos anti-immigrations et xénophobes prononcés devant la CGPMF etc. —, faits pour lesquels le site d’information Rue89 a également été assigné pour diffamation (une procédure où Christian Latouche vient d’être débouté, le 16 février 2013), il importe ici de se demander s’il est encore permis, en France, de parler d’extrême droite.

1. — En accusant l’expression « extrême droite » d’être diffamatoire, on ne s’en prend pas à n’importe quel label. On sait que la justice a donné raison à des justiciables qualifiés de « fascistes ». Mais l’expression « extrême droite » ne peut lui être assimilée, parce qu’elle est relative. Elle n’a de sens que par rapport à d’autres positions politiques ou idéologiques, et ne peut être récusée généralement sans subvertir tout un système de classement. Dans les régimes démocratiques parlementaires, une taxinomie topographique est utilisée depuis le XIXe siècle, distribuant les courants politiques entre extrême droite et extrême gauche. Des travaux de science politique ont exploré la genèse et les usages de ce classement politique, qui est devenu des plus communs (1). Malgré ses limites, on ne voit pas comment s’en passer en France — ni ailleurs, l’expression n’étant pas spécifiquement française. Prétendre que le qualificatif d’« extrême droite » est diffamatoire conduirait à enlever une catégorie de l’éventail et à finalement interdire le classement politique le plus classique. D’ailleurs, prétendre interdire l’appellation d’« extrême droite » ne serait-il pas typiquement une idée d’extrême droite ? Entrer dans cette logique reviendrait à interdire toute science politique et à censurer aussi bien les commentaires médiatiques.

2. — Il faut encore se demander quel était l’objet de l’évocation d’une affinité avec l’extrême droite. Elle ne s’intéressait pas à un personnage mais aux sondages et à une dérive de leur fabrication, signalée à d’autres occasions. Selon la loi de 1977, la signature des sondages doit être libellée comme suit :

« La publication et la diffusion de tout sondage tel que défini à l’article 1er doivent être accompagnées des indications suivantes, établies sous la responsabilité de l’organisme qui l’a réalisé (le nom de l’organisme ayant réalisé le sondage ; le nom et la qualité de l’acheteur du sondage, etc. » (article 2)

Dans un sondage associant le sondeur (Ifop), une entreprise commanditaire (Fiducial) et le titre de presse qui publie, un flou existe concernant l’identification de l’acheteur. Dans le cas présent, Fiducial en l’occurrence l’est sans doute. Pour autant, cela signifie-t-il que le titre de presse n’est pas l’acheteur mais un simple diffuseur ? Alors que la loi de 1977 modifiée en 2002 vise à établir la transparence dans son article 2 — ce qui montre que le législateur a été sensible à cet impératif — on ne sait plus exactement qui fait quoi. Si le journal n’a rien acheté, des questions se posent sur l’échange qui amène une entreprise privée ayant d’autres objectifs que le soutien de la presse à la subventionner...

Le législateur, selon l’expression consacrée, n’a pas prévu que des entreprises figureraient dans un statut ambigu. On peut concevoir qu’il s’agit d’un procédé publicitaire. Mais alors, pourquoi pas des sondages Ifop-Microsoft, Apple, Samsung, HP ou toute autre marque pouvant faire valoir un lien, même lointain, avec l’activité des sondages ? Une entreprise d’expertise comptable peut-elle mettre en avant un tel lien sans qu’il y ait abus de bien social ? A condition qu’il y ait transparence, car le procédé peut être un faux nez pour des projets délibérément politiques. Ainsi la transparence exige-t-elle de savoir qui paie les sondages politiques, quitte à ce que ce se soient éventuellement les entreprises, et donc les patrons qui les dirigent. On aurait donc aussi bien pu pointer des affinités idéologiques avec la droite ou avec la gauche. Est en cause ici l’engagement politique du commanditaire de sondage avançant sous couvert de sa société. Mon propos visait donc à alerter la presse que j’invitais à « plus de discernement ». Sans spécifier aucun titre, comptant qu’ils se reconnaissent. Par ailleurs, le Sénat avait voté une proposition de loi sur la réforme des sondages ; or, toujours pas inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale, j’invitais à prendre en compte cette situation dans la future loi.

Enfin, en pleine campagne électorale présidentielle, je mettais aussi en garde contre l’usage de push polls ou sondages d’influence. Ainsi s’explique la mention de la collaboration entre Fiducial et Opinionway. Ce sondeur pâtissait fortement de l’affaire des sondages de l’Elysée soulevée par la Cour des comptes dans son rapport du 16 juillet 2009. On rappelle que des sondages étaient commandés par Publifact, l’entreprise de Patrick Buisson, financée par l’Elysée. Aucun des deux véritables commanditaires, en contravention avec la loi, n’apparaissaient dans les mentions légales. Cette affaire des sondages de l’Elysée (sur laquelle une instruction judiciaire est en cours) m’a valu un procès en diffamation publique de la part de M. Patrick Buisson, conseiller de M. Sarkozy. Or non seulement M. Buisson a été totalement débouté en première instance (mars 2011) et en appel (novembre 2012), mais les faits révélés en novembre 2012 par la Commission nationale des comptes de campagne et financements politiques (CNCCFP) ont confirmé mes accusations : il s’agissait bien d’un financement politique anticipé et illicite.

On ne pouvait douter d’une manœuvre sondagière dans la campagne présidentielle. Alors que Opinionway avait été marginalisée par l’affaire des sondages de l’Elysée, quel serait le sondeur qui s’y prêterait ? L’Observatoire des sondages avait remarqué l’activité accrue en ce sens. Ces anticipations ont été confirmées au cœur de la campagne avec la découverte d’un supposé « croisement des courbes », ainsi que d’un « effet Villepinte », lors de l’entrée en campagne du président sortant Sarkozy, qui accusait alors dans les intentions de vote un retard si important qu’il avait justifié de hâter son choix. Le baromètre Ifop a été démenti par la critique de l’Observatoire des sondages (13 mars 2012) révélant ses biais. Elle a été le jour même consulté à 17 000 reprises. A notre connaissance, aucun candidat ne nous en a manifesté reconnaissance ou animosité. La publication d’un sondage TNS-Sofres démentit le lendemain « le croisement des courbes », cette belle expression en réserve depuis des mois dans l’officine des conseillers de l’Elysée. Cet épisode confirmerait, s’il en était besoin, les dangers d’un contrôle insuffisant des sondages.

3. — Au regard du nombre de plaintes aujourd’hui déposées par des hommes d’affaires qui s’estiment atteints dans leur honneur et réclament des dommages élevés, il faut bien s’interroger. On a affaire à des poursuites-bâillons, dénoncées par les militants anglo-saxons sous le nom de SLAPP (Strategic Lawsuit Against Public Participation). Cette stratégie consiste, pour des citoyens riches, ou des entreprises, à attaquer leurs critiques sur le terrain judiciaire. Rejouant la partie du pot de fer contre le pot de terre, ils tentent ainsi d’imposer à leurs adversaires des frais judiciaires démesurés. Quant à eux, ils ne risquent pas grand-chose, puisque leur fortune leur permet de perdre en justice. Ils soulignent le danger de s’en prendre à eux, même avec de bonnes raisons. Ainsi dans une affaire exemplaire, celle de la plainte déposée par Bernard Tapie contre le professeur de droit Thomas Clay qui avait jugée la procédure d’arbitrage « illégale » entre Bernard Tapie et le Crédit Lyonnais, la demande de dommages et intérêts s’élevait à 150 000 euros (AFP, 31 mai 2011). Avant l’audience, M. Tapie s’est désisté et a été condamné à verser 10 000 euros de remboursement de frais judiciaires et 30 000 euros de dédommagement pour recours abusif. Une sanction sévère, mais une bagatelle financière pour l’homme d’affaires, qui a ainsi fait savoir ce qu’il risquait d’en coûter de s’attaquer à lui.

Les incriminations à l’encontre des journalistes s’expliquent d’autant mieux que la presse est financièrement fragile. Contre les universitaires, la partie a paru d’autant plus favorable que ceux-ci ne bénéficiaient pas de protection équivalente. Dans le cas des poursuites intentées par M. Buisson, j’ai ainsi été obligé d’en prendre rapidement conscience quand le directeur de Libération Laurent Joffrin a refusé que son quotidien prenne en charge ma défense pour les propos que j’avais accordés à son journal après avoir collaboré à l’expertise des listings de l’Elysée. La protection fonctionnelle accordée par mon université a corrigé une dangereuse anomalie pénalisant les universitaires.

Cette protection est d’autant plus nécessaire que le travail de recherche se trouve aujourd’hui confronté aux manœuvres d’intimidation dans cette relation asymétrique du SLAPP. J’y vois la mise en pratique de la remarque seulement verbale qui m’avait été faite par un sondeur à la suite d’un dialogue radiophonique houleux : « Moi, je brasse des millions, je ne vais pas me laisser intimider par un petit prof de fac. » Les poursuites-bâillons rappellent d’abord aux petits profs de fac qu’ils sont pauvres relativement à ceux qui les attaquent. Les coûts ne sont pas seulement financiers (frais d’avocat) et moraux (supériorité affichée par les riches) : il faut du temps pour préparer sa défense, au détriment de travaux en cours et d’activités plus agréables, et l’on est fréquemment rappelé au souci de « son affaire ». Je ne ferai pas ici l’inventaire des inconvénients qui pourraient encourager les riches plaignants. Ces inconvénients apparaissent au grand jour quand un directeur de publication de Libération fut menotté, à l’aube, à son domicile en 2008 à la suite d’une plainte de M. Xavier Niel, patron de Free Mobile. Récemment, le professeur d’économie Bruno Deffains a été menacé d’une perquisition de son ordinateur parce que son accusateur (le même) le suspectait d’avoir publié un article payé par la concurrence (Les Echos, 11 juin 2012). Le tribunal a désavoué la perquisition et débouté le plaignant. Mais, même lorsqu’elles échouent, les poursuites-bâillons réussissent en partie. Combien de propos et de sujets sont ainsi (auto-)censurés ? Il faut donc réfléchir à une meilleure protection préventive de la liberté d’expression. Il ne suffit pas en effet que des tribunaux donnent raison à ceux qui sont injustement poursuivis. L’instrumentalisation de la justice n’est pas acceptable et il revient à celle-ci de sanctionner ces tentatives. Comment ? Des sanctions financières modéreraient les actions en justice intempestives, même de ceux qui en ont les moyens autant pour leur aspect symbolique que pour leur importance objective. Sans exclure d’autres mesures, comme la publicité donnée aux affaires, car il faut bien dire que pour des raisons diverses — rivalités entre organes de presse ou peur des représailles —, la presse reste généralement discrète. Il est à cet égard intéressant de remarquer que les plaignants demandent la publication des condamnations pour diffamation publique, tandis que, lorsqu’ils sont déboutés, aucune publication légale n’est faite. Si comme il est à prévoir, les poursuites d’intimidation continuent, il convient de protéger les lanceurs d’alertes, scientifiques ou citoyens critiques.

Un problème de droit ? Plutôt d’usage du droit puisque c’est à l’évidence l’interprétation très extensive de la loi du 29 juillet 1881 qui soutient les poursuites. L’historien sait fort bien que la majorité républicaine de l’Assemblée nationale de 1881 n’aurait pas imaginé une telle dérive liberticide dans l’application de cette loi. Son application sous la IIIe République est d’ailleurs restée si laxiste qu’elle a permis bien des excès dans l’insulte et la diffamation. Notamment à l’extrême droite, si l’on accepte que les appels au meurtre de juifs et d’ennemis politiques soient bien des excès et si l’on accepte encore que Charles Maurras et l’Action française soient bien classés à l’extrême droite. La susceptibilité des puissants pour transformer une loi en outil contre la liberté d’expression ne suffit pas. D’autant plus qu’elle n’est pas la seule. La condamnation récente de la France par la Cour Européenne de Justice dans l’affaire du calicot « casse-toi pov’ con » ne concerne pas que les chefs d’Etat. La réceptivité d’une partie de l’institution judiciaire aux accusations de diffamation et d’injures publiques enregistre la montée d’une société saisie par la susceptibilité des personnes. Et il ne suffit pas non plus qu’une autre partie de l’institution judiciaire, la 17ème chambre, spécialisée dans les affaires de presse, corrige ensuite la dérive pour empêcher la crainte dont Montesquieu disait qu’elle était le principe du despotisme. La liberté d’expression se porte fort mal en France et on ne s’en était pas aperçu.

Alain Garrigou

(1Alain Garrigou, « Inventions et usages de la carte électorale », Politix, 7, 1991, Eric Phélippeau, « La fabrication administrative des opinions politiques : votes, déclarations de candidature et verdicts des préfets (1852-1914) », Revue Française de Science Politique, 4, 1993, J. Le Bohec, C. Le Digol (dir.), Gauche-Droite. Genèse d’un clivage politique, Paris, PUF, 2012.

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