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Océans : l’empire miraculeux

« La marine sauve ses navires, pas ses missions », affirme notre confrère du « Point », Jean Guisnel, en marge de la publication prochaine du Livre blanc sur la défense, qui devrait être remis officiellement le 29 avril prochain au président de la République, avec quatre mois de retard. La marine nationale, qui avait souvent fait figure de « variable d’ajustement » dans la préparation des budgets de l’Etat, devrait finalement conserver son programme de renouvellement des six sous-marins nucléaires d’attaque (dont le coût, sur plusieurs années, approcherait les neuf milliards d’euros…), mais perdre trois frégates. Et surtout voir le nombre de jours à la mer des bâtiments baisser — selon « Le Point » — de 20 % en 2014, et même de 50 % en 2015…

par Philippe Leymarie, 20 avril 2013

Avec un amiral, Edouard Guillaud, à la tête de l’état-major des armées, mais aussi le soutien de poids lourds du gouvernement portés sur le maritime — Jean-Yves Le Drian (ministre de la défense), ex-député-maire de Lorient et ex-président du conseil régional de Bretagne, ou Bernard Cazeneuve (ministre du budget), ex-député-maire de Cherbourg — le lobby de la marine a donc su, cette fois, défendre sa cause… y compris en enfonçant quelque peu les petits camarades du « terrestre » auxquels on s’apprête à tailler le plus de croupières.

L’armée de terre, qui aura déjà perdu une vingtaine de milliers d’hommes ces cinq dernières années, mais qui, vient de prouver son efficacité en menant rondement la « campagne du Mali », devrait ainsi être amputée d’autant durant la prochaine loi de programmation militaire (LPM), qui sera adoptée quelques mois après la parution du Livre blanc, et comportera les vrais arbitrages conditionnant le profil des armées.

Espace mirifique

Deux arguments ou enjeux sont régulièrement invoqués pour justifier cette relative priorité réservée à la marine : la « maritimisation » du monde, et les onze millions de kilomètres carrés de zone dite « exclusive », qui attribuent à la France le « deuxième empire maritime mondial », comme il est répété avec une constance de perroquet.

Au risque de se faire taxer de défaitisme, qu’il soit permis au moins de mettre quelques bémols à cet engouement marin, et à la redécouverte de ce domaine maritime qui serait la nouvelle planche de salut, un atout incontournable dans l’espace mirifique de la « maritimisation » du monde, au moment où le trafic de conteneurs continue d’exploser, où les populations se concentrent de plus en plus sur les côtes, où l’épuisement des matières premières à terre redonne de l’attrait aux ressources sous la mer, etc. et où un pays comme la France aurait bien besoin de trouver de nouveaux gisements d’emplois.

Ce serait donc, pour l’Hexagone, une manière de prendre enfin le train de la « globalisation ». Un gisement invraisemblable de pépites. Une source éternelle d’énergie. Le tout emmené par un fier « cluster » (1) , où se retrouvent tous les acteurs du maritime, unis dans l’amour retrouvé du grande large : les gros, les petits ; les publics, les privés ; les civils, les militaires. Bref : on ne s’en serait pas aperçu, depuis tout ce temps, mais l’avenir se joue sur les océans. Et on serait bien venu — outre de ne pas toucher à la sacro-sainte dissuasion — de ne pas trop s’en prendre aux moyens et personnels de la marine nationale, sacrée gardienne du nouveau trésor.

Lendemains qui chantent

Ce n’est pas la première fois qu’on s’excite ainsi sur ce que serait un grand retour des enjeux océaniques, militaires et commerciaux, et miniers, avec en plus la touche de « durable » : le vent soutenu que fait souffler Neptune, pour faire tourner sans fin nos futures « fermes » éoliennes ; et le relais bienveillant, sous l’eau, de la houle « marémotrice », force tranquille si longtemps négligée … Des lendemains qui chantent , à nouveau aujourd’hui.

Tout comme dans ces années 1970 où, sur fond de « choc pétrolier », on rêvait de pouvoir fracturer un jour ce coffre-fort sous-marin — les champs de nodules polymétalliques — que les pays côtiers du sud, amadoués par le hochet des zones d’exclusivité économique (« ZEE » ) des 200 milles marins, étaient bien incapables d’aller exploiter jusqu’au fond des jachères de la haute-mer.

Une haute-mer restée, de fait, le monopole des grandes puissances maritimes traditionnelles, auxquelles la Convention des Nations unies sur le Droit de la Mer (CNUDM), adoptée en décembre 1982, a reconnu une imprescriptible liberté de navigation, et donc d’y faire la loi ; ainsi que le droit universel de transit (au moins « inoffensif ») dans les détroits ou canaux ; mais pas celui d’exploiter pour leur compte exclusif les plaines abyssales — rôle dévolu à une jules-vernesque « Autorité des fonds marins », qui n’a jamais vu le jour.

Crabes et sternes

L’autre grand argument est celui de la question territoriale : les 11 millions de kilomètres carrés ! Un domaine miraculeux. Hérité de l’histoire, comme çà, pas cher. Il suffisait qu’un officier, souvent à particule, fasse mettre la chaloupe à terre, pour planter le drapeau ou graver un caillou, et – hop ! – c’était devenu français. Quelques siècles plus tard, grâce à la Convention de Montego Bay, on a tracé des circonférences de 200 milles autour de chaque îlot ou côte : ça ne coûtait toujours pas cher, même si ça restait sur le papier.

Et voilà qu’en 2013, on s’en souvient ! Mais en oubliant que, si la mondialisation est bien en marche, elle ne l’est pas forcément pour tout le monde. Que les flottes françaises de pêche, de commerce, de guerre ont pris le bouillon, des dernières années. Que l’atoll de Clipperton, dans le Pacifique, est abandonné depuis longtemps à ses crabes et à ses sternes. Que la Polynésie et la Calédonie sont plus ou moins autonomes et aspirent à récolter elles-mêmes les richesses des océans, quand ce sera intéressant. Que la marine nationale hexagonale, rétrécie au fil des ans, est bien en peine de faire régner son ordre sur ces espaces maritimes et archipels super-lointains.

Chez nous, à Tromelin

Le tout résumé, si l’on peut dire, par la posture un rien risible du ministre français des Outre-mer, Victorien Lurel qui, le 16 avril dernier — après 21 heures de navigation ! — à réussi à fouler pour quelques instants le sol du minuscule îlot de Tromelin (1 km2), dans l’océan Indien (2), occupé à l’année par un régiment de tortues vertes et de bernard-l’hermites, et des escouades de fous ou de frégates ; et périodiquement par quelques agents météos ou bidasses tricolores prélevés sur les effectifs stationnés à La Réunion. A tous, il a été répété, micro au vent, « qu’à Tromelin, on est chez nous ». Texto.

Une réaffirmation qui s’apparente à de la grande politique : ce caillou perdu dans l’océan Indien procure à la France un espace maritime équivalant à plus de la moitié de la superficie de l’Hexagone. Comme tous les autres espaces miraculeux concourant au fameux deuxième rang maritime mondial, celui-là reste assez théorique. Sauf qu’il chiffonne, depuis toujours, l’île Maurice — à laquelle l’ilôt était rattaché aux temps coloniaux français, puis britanniques. Port-Louis s’est étonné que Paris ait profité de l’accession de l’Ile Maurice à l’indépendance, en 1968, pour lui subtiliser son petit domaine colonial à elle, en y plantant promptement le drapeau tricolore (la même mésaventure s’étant produite à propos des îlots d’Europa, de Bassas de India, de Juan de Nova, qui dépendaient de Madagascar).

Drôles d’histoires

L’affaire a empoisonné (un peu) les relations entre Paris et Port-Louis depuis cette époque. Et il a fallu vingt ans de négociations pour aboutir en juin 2010 à un accord de « cogestion » économique et environnementale de l’île. Dans les faits, l’îlot va donc être partagé avec l’Ile Maurice, y compris l’exploitation de la ZEE, riche en thons — la fameuse « demi-France ». L’accord devait être ratifié en procédure accélérée par l’Assemblée nationale la semaine dernière ; mais le député centriste du Tarn, Philippe Foliot, dénonçant un « grave précédent d’abandon de souveraineté », a obtenu que l’opération soit différée. Un contexte qui explique sans doute, l’urgence de « reprendre possession » de l’îlot, que le ridicule tue ou pas.

Reste qu’une grande partie de l’ancien domaine maritime colonial français traîne ainsi de drôles d’histoires de revendications, partages, accords, oublis, incidents, etc. … Mieux vaut être conscient que le pactole marin — si un jour il est à portée de rame — devra être de plus en plus partagé. Ce qui est dans la logique de la géographie. De l’histoire. Et de la morale politique ! Et que donc, le miracle n’en est peut-être pas tout à fait un …

Philippe Leymarie

(1Ensemble de décideurs dans un certain secteur, agissant comme un groupe d’influence, avec lobbying, etc. Dans ce cas, un outil de promotion du secteur marchand de la France maritime.

(2Irène Frain, dans un roman paru en 2009 chez Plon — Les naufragés de l’île Tromelin — a popularisé un pan essentiel de l’histoire de l’ilôt : la survie, au XVIIIe siècle, d’esclaves malgaches abandonnés après le naufrage d’un navire négrier de la Compagnie des Indes, l’Utile. Ils avaient été secourus plus de quinze ans plus tard par le chevalier De Tromelin, qui devait donner son nom à l’îlot.

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