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De la « sécurité informationnelle » dans le Golfe

par Alain Gresh, 2 mai 2013

Comme de nombreux pays du Golfe, le Koweït organise régulièrement un Forum des médias arabes, rassemblement qui fêtait cette année son dixième anniversaire. Mélange de tables rondes, de débats avec un public souvent jeune, de cérémonies officielles assez convenues, de discours ennuyeux et de paroles plus libres. Mélange aussi de générations, les « vieux » journalistes côtoyant les blogueurs du printemps arabe. Contrairement à d’autres pays de la région, le Koweït dispose d’une relative liberté de la presse et les tentatives du gouvernement pour imposer une loi unifiée des médias se sont heurtées à une opposition quasi unanime de tous les grands journaux, y compris de ceux qui ont toujours défendu l’émir et le pouvoir. Le premier ministre lui-même, recevant les rédacteurs en chef des quotidiens, a annoncé le gel du projet. Retrait tactique ou renonciation définitive ? Il est un peu tôt pour le dire. Le bras de fer entre une opposition assez divisée — qui a boycotté les dernières élections parlementaires —, une société civile de plus en plus active — galvanisée par le bouillonnement qui a saisi le monde arabe — et la famille régnante se poursuit sur tous les fronts, sans que l’issue apparaisse écrite d’avance.

Dans le cadre du forum s’est tenue le 29 avril une table ronde, « médias arabes, une approche comparative » à laquelle étaient conviés, entre autres, les ministres de l’information de l’Egypte et du Bahreïn. Le premier, M. Salah Abdel Maksoud, membre des Frères musulmans, a suscité quelques polémiques ces dernières semaines pour des propos sexistes. Son discours alliait la langue de bois et une célébration sans nuances des progrès de la liberté de la presse en Egypte : la première victoire évoquée étant l’autorisation octroyées aux présentatrices de télévision de porter le foulard — dans un pays où 90 % des femmes s’en revêtent, cela ne semble pas scandaleux, mais de là à l’évoquer en premier… Il a également mis en avant la multiplication des journaux et des canaux de télévision, la renonciation du président Morsi à poursuivre des journalistes, l’absence de journalistes en prison, etc.

Pourtant, dans ses réponses aux questions des jeunes journalistes égyptiens présents, on aura compris que ceux qui écrivent dans les médias sociaux sans avoir de carte de presse peuvent tout à fait être arrêtés – plusieurs ont d’ailleurs été emprisonnés. De fait, de nombreuses poursuites judiciaires touchent des critiques du régime. A l’écouter, on aura également compris que les nouveaux canaux de télévision évoqués plus haut sont pour la plupart à la solde de l’ancien régime (fouloul) et que leur financement est opaque. Reste la manière dont les médias d’Etat (journaux comme radios et télévisions) demeurent soumis à de multiples pressions, question qui n’a pas été évoquée.

Quand le ministre a évoqué le cas du journaliste Al-Houseini Abou Dayf, « notre ami très cher », tué lors d’affrontements entre les Frères et leurs adversaires, il a laissé entendre que lui-même était membre des Frères et que la responsabilité de son décès incombait aux manifestants de l’opposition. Les journalistes égyptiens ont alors quitté la salle.

L’incident a été rapporté dans la presse du Koweït, avec plus ou moins de détails et une hostilité plus ou moins dissimulée à l’encontre des Frères, hostilité que l’on retrouve dans les autres pays du Golfe, à l’exception du Qatar : partout, les autorités regardent avec une grande méfiance la confrérie (lire « Les islamistes à l’épreuve du pouvoir », Le Monde diplomatique, novembre 2012). Le quotidien Al-Watan a même qualifié Maksoud de « ministre de l’information ikhwani (Frère) », une dénomination assez méprisante.

En revanche, les propos bien plus graves de Mme Samira Rajab, la ministre de l’information de Bahreïn, pays qui connaît une répression multiforme et violente depuis plus de deux ans (lire « Bahreïn, la dictature “excusée” », Le Monde diplomatique, février 2013), n’ont soulevé aucune polémique, et les médias koweïtiens en ont plutôt fait des commentaires élogieux. Elle a expliqué que « nous avions besoin de sécurité informationnelle [Amn ‘ilami] comme de la sécurité alimentaire ou militaire » (Al-Jarida, 30 avril). Elle a poursuivi en s’interrogeant : « N’est-il pas normal de poursuivre des médias qui profèrent des mensonges sur notre pays, conformément aux lois et à la sécurité nationale ? ». Elle a enfin prétendu que les télévisions satellitaires et les médias électroniques faisaient peser des menaces sur son pays, dénonçant le désordre qui se serait désormais insinué dans le paysage médiatique régional et international.

Mme Rajab a également dénoncé « le confessionnalisme », c’est-à-dire en réalité la majorité chiite de la population qui, alliée à des secteurs de la population sunnite, s’oppose à un régime qui n’a dû sa survie qu’à l’intervention militaire, en mars 2011, de troupes d’Arabie saoudite et du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Elle a ensuite affirmé que les pays du Golfe devaient coordonner leur politique pour mettre le Hezbollah libanais sur la liste des organisations terroristes, une demande réitérée ces derniers mois par Israël et les Etats-Unis et à laquelle les pays européens ont, pour le moment, résisté.

La signature d’un pacte de coopération sécuritaire dans le cadre du CCG inquiète d’ailleurs les secteurs libéraux et de gauche au Koweït, dans la mesure où certains de ses articles sont en contradiction avec la constitution du pays (lire « Ratification of GCC pact stays elusive », Arab Times, 30 avril).

Ni les participants, ni la presse présente au forum ne se sont émus de tels propos. Et les organisateurs ont annoncé que l’an prochain, Manama, capitale de Bahreïn, serait la « capitale des médias arabes », ce dont Mme Rajab s’est réjouie en prétendant que cette décision confirmait qu’il existait au Bahreïn « le plus haut niveau des libertés de l’information ». Décidément, le vent du changement n’est pas encore dominant dans le Golfe.

Université populaire


« Jeunesses arabes et musulmanes »

Samedi 18 mai 2013 (10h30-18h)

Programme :

  • Séance 1 (10h30-12h30)

Jeunesses dans le monde arabe, entre conformisme et révolution avec François Burgat, Directeur de recherche émérite au CNRS, ancien directeur de l’Institut français du Proche-Orient (IFPO), auteur de L’Islamisme à l’heure d’al-Qaïda : réislamisation, modernisation, radicalisations, La Découverte, 2010 (rééd.), L’Islamisme en face, Paris, La Découverte, 2007 (rééd.).

  • Séance 2 (14h-16h)

Les jeunes au Maghreb et au Moyen-Orient avec Myriam Catusse politologue, chercheure au CNRS affectée à l’IREMAM, auteure de Le Temps des entrepreneurs. Politique et transformations du capitalisme au Maroc, Maisonneuve et Larose, 2008, et Laurent Bonnefoy, Politologue et arabisant, chargé de recherche au CNRS affecté au CERI (Sciences Po), spécialiste des mouvements salafis et de la péninsule arabique contemporaine, auteur de Yémen. Le tournant révolutionnaire (co-direction avec Franck Mermier et Marine Poirier), Karthala/CEFAS, 2012.

  • Séance 3 (16h-18h)

Jeunes, musulman(e)s, européen(ne)s avec Nilufer Göle, directrice d’études à l’EHESS (Ecoles des Hautes Etudes en Sciences Sociales), auteure de Interpénétrations. L’Islam et l’Europe, Galaade Editions, 2005, et Musulmanes et Modernes. Voiles et Civilisation en Turquie, La Découverte, 2003 (rééd.).

Contact et inscription : universite-populaire@iremmo.org

Participation : 20 euros pour la journée (12 euros pour les étudiants et les demandeurs d’emploi).

Lieu : iReMMO 5, rue Basse des Carmes, 75005 Paris (M° Maubert Mutualité)

Alain Gresh

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