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Israël, Afrique du Sud et apartheid

par Alain Gresh, 8 juin 2013

Michel Bôle-Richard a été correspondant du Monde à Johannesburg et à Jérusalem. Il a connu de près les deux situations et il en a tiré un livre important qui aurait dû ouvrir un débat majeur sur la politique française dans la région, mais aussi sur la vision dominante et lénifiante de la situation. Cette vision se résume ainsi : deux peuples, dont chacun a droit à un Etat, vivent sur la Terre sainte ; avec un peu de bonne volonté et en isolant les extrémistes des deux bords (surtout palestinien), on pourrait aboutir à la paix.

Rien n’est plus faux. Ce qui s’est mis en place, c’est un système de domination d’un Etat sur une population colonisée et privée de tous ses droits, un système qui rappelle (mais qui se différencie aussi, par certains aspects) celui qui a régné en Afrique du Sud et qui fut baptisé apartheid (lire « Gaza, Palestine et apartheid »). En refusant de le voir, nous nous faisons les complices d’une injustice majeure qui dure depuis des décennies et nous nous empêchons aussi de réfléchir à la manière de sortir de cette impasse.

Voici un extrait du livre de Michel Bôle-Richard, Israël, le nouvel apartheid (Les Liens qui libèrent, Paris, 2013). En le lisant, en le faisant circuler, vous contribuerez à rompre le mur du silence qui s’est établi autour de lui.

En juillet 2008, quelle ne fut pas la surprise d’un groupe de 22 Sud-Africains venus se rendre compte sur place d’une réalité dont ils n’avaient pas la moindre idée ! Andrew Feinstein n’avait jamais visité Israël ni les territoires occupés. Juif, il a perdu sa mère et ses dix frères et sœurs dans le génocide nazi. Il a, bien évidemment, été très impressionné par le mémorial de Yad Vashem et les récits et images d’Auschwitz où les siens ont disparu. Avec ses compatriotes, tous défenseurs des droits de l’homme, membres de l’African National Congress (ANC), magistrats, journalistes, syndicalistes, écrivains, Blancs, Noirs, Indiens, dont une dizaine de Juifs au total, Andrew Feinstein a, pendant cinq jours, sillonné les territoires occupés de Hébron à Naplouse, en passant par Jérusalem et la « barrière de sécurité ».

Ils ont rencontré des organisations de défense des droits de l’homme, visité Tel-Aviv, tenté d’appréhender les réalités du conflit israélo-palestinien. Pour eux, il ne s’agissait pas de trouver des solutions, ni de juger, encore moins de faire des comparaisons avec le régime de l’apartheid que tous ont connu et subi. « Il n’est pas question de dénier à Israël le droit d’exister, mais je dois avouer que je suis choqué par ce que j’ai vu », a déploré Geoff Budlender, lui aussi juif. Ce juriste a été frappé par l’extension de la colonisation, par « la façon de traiter un peuple comme s’il était de seconde classe, par les pesanteurs de l’occupation militaire et le contrôle de tous les aspects de la vie quotidienne des Palestiniens, par la séparation de plus en plus marquée de deux communautés ».

Geoff Budlender s’était refusé à « faire l’analogie avec le système d’apartheid », l’estimant « inappropriée ». Mais Barbara Hogan, ayant passé huit ans dans les prisons sud-africaines parce qu’elle protestait contre la ségrégation raciale, a été stupéfaite de constater en Cisjordanie l’existence des routes séparées pour les colons et les Palestiniens ainsi que la nécessité pour ces derniers d’obtenir des permis de l’administration israélienne pour se déplacer, ce qui lui a rappelé le système des pass pour les Noirs. « Les non-Blancs vivaient dans des zones séparées, mais il n’y a jamais eu en Afrique du Sud de route séparée, de “barrière de sécurité”, de check-point, de plaques d’immatriculation différentes », s’est étonnée cette députée de l’African National Council (ANC). « Tout cela est absurde et je me demande jusqu’où cela va aller, ce que ça va donner », s’était interrogée Barbara Hogan, notamment « choquée » par ce qu’elle a vu dans les rues de Hébron : « l’injustice, la haine, le désespoir ». Elle a été frappée de voir « la crainte dans les yeux des enfants », le silence qui régnait dans les rues du camp de Balata, à Naplouse. « Cette ville est assiégée. Les militaires contrôlent toutes les collines, tous les check-points. On ne peut pas entrer et sortir comme l’on veut. Cela n’a jamais existé en Afrique du Sud », a rajouté Nozizwe Madlala-Routledge, ancienne vice-ministre de la santé et députée de l’ANC.

Le poids de l’occupation, l’importance des restrictions et la volonté d’établir une séparation complète ont marqué ces vétérans de la lutte contre l’apartheid. « Partout la présence de l’armée, ces queues aux check-points, ces raids de soldats sont pour moi pires que l’apartheid. Cela ne fait aucun doute. C’est plus pernicieux, plus sophistiqué grâce aux ordinateurs n’existant pas à l’époque de l’apartheid. Ce sont des méthodes déshumanisantes », a insisté le juge Dennis Davis. Ce n’était pas son premier voyage, mais il a trouvé la situation « plus sombre qu’elle ne l’a jamais été ». « J’ai l’impression que nous sommes en 1965 en Afrique du Sud lorsque la répression s’est intensifiée après la condamnation de Nelson Mandela, qui a passé vingt-sept ans en prison. (Selon l’organisation de défense des prisonniers palestiniens, Addameer, 72 détenus sont emprisonnés depuis plus de vingt ans et 23 depuis plus de vingt-cinq ans). Après le jugement de Mandela, il aura encore fallu deux décennies pour que des sanctions internationales soient imposées contre le régime de l’apartheid. Ici, je ne vois aucune solution en perspective ». « Le bout du tunnel est plus noir que noir », a surenchéri Mondli Makhanya, rédacteur en chef du Sunday Times. « Nous, nous savions qu’un jour cela allait se terminer, que les lois de l’apartheid allaient disparaître. Ici, ce n’est pas codifié, l’occupation suffit à faire du Palestinien un être de seconde zone ».

Le terme d’apartheid, considéré comme un outrage en Israël, est utilisé avec précaution par ces hommes et ces femmes se souvenant qu’il n’y a pas si longtemps, ils étaient encore qualifiés de « terroristes » par le gouvernement blanc, comme le rappelle Barbara Hogan. Ils se refusent aussi à parler de « racisme », de « colonialisme », « car nous ne sommes pas là pour juger, mais pour nous informer », se défend Goeff Budlender, surpris de constater que « les Palestiniens veulent encore croire à une solution ». « Mais, ajoute-t-il, lorsque vous voyez ce chapelet de colonies sur la route de Naplouse et que vous vous heurtez partout au mur de séparation, vous vous dites que cela ne va pas être simple. » Drew Forrest, rédacteur en chef du Mail & Guardian, n’a pas compris « comment le peuple juif a pu en arriver là. Un peuple qui, lui aussi, a tant souffert ». « Je comprends parfaitement la peur éprouvée par les Juifs, mais elle ne peut justifier ce qui se passe », a insisté Andrew Feinstein, avant d’ajouter : «  Et je trouve très triste que cela se fasse au nom du judaïsme. »

Alain Gresh

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