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Constitution tunisienne, un pas en avant

par Alain Gresh, 10 juin 2013

Nous sommes largement informés, à longueur de pages, de l’activité « héroïque » des Femen en Tunisie. Mona Chollet a pourtant écrit un article définitif sur la question, « Femen partout, féminisme nulle part ».

Mais la presse y revient, comme si les Femen représentaient un phénomène majeur. Libération du 6 juin y consacre sa Une et trois pages que l’on peut oublier. On retiendra, en revanche, en dernière page, « Père et fier d’Amina », un portrait du père de la jeune tunisien arrêtée, Amina, et qui s’exprime dignement pour demander la libération de sa fille, « “une gamine qui a fait une petite faute, dont moi-même et la société sommes responsables” ».

« Mounir Sboui ne veut pas blâmer les salafistes. “En ce moment, l’opinion est très attachée à sa religion. Il faut la respecter, et non pas la charger contre ma fille comme sont en train de le faire les politiciens des deux camps, pour gagner des points aux élections”. (…) Il voudrait qu’Amina continue à défendre les femmes aussi, “mais de façon respectable”. Pas comme les Femen, ces “extrémistes” qu’il n’aime pas et qui, en manifestant seins nus à Tunis, la veille de son procès, “ont compliqué le cas d’Amina”. Plutôt comme “ces grandes dames de la Tunisie” qu’il énumère, d’Elissa, la fondatrice de Carthage, à Radhia Nasraoui, l’infatigable avocate des droits de l’homme. »

La page 2 du Monde daté du 7 juin apporte un éclairage intéressant sur la hiérarchie de l’information. En titre, sur six colonnes, « Tunisie : la défense d’Amina craint l’effet Femen ». En bas de page, sur cinq colonnes, « Le projet de Constitution garantit la liberté de croyance et l’égalité des sexes ». On aurait pu penser que ces avancées sur la Constitution, débattue depuis deux ans, auraient constitué l’information principale. Le Monde n’en a pas jugé ainsi, pas plus que les médias qui ont accordé assez peu d’importance à ce projet de Constitution, pourtant capital (aucune mention dans le numéro de Libération cité plus haut).

Ce texte d’Isabelle Mandraud sur la Constitution que je vais longuement citer est réservé sur Internet aux abonnés.

« La dernière mouture du projet de la Constitution tunisienne prône un Etat civil, qui “garantit la liberté de croyance et le libre exercice du culte” et assure l’égalité entre les hommes et les femmes : “Tous les citoyens et les citoyennes ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans discrimination aucune.” Paraphé le 1er juin par Mustapha Ben Jaafar, le président de l’Assemblée nationale constituante (ANC), le texte aborde la dernière ligne droite de son parcours : transmis sous peu au chef de l’Etat, Moncef Marzouki, il devrait être discuté fin juin article par article par l’Assemblée en vue de son adoption. »

Défendu par la coalition gouvernementale, ce texte a reçu aussi le soutien d’Al-Joumhouri, un des partis de l’opposition.

« Le préambule de la version provisoire tunisienne adopte “les principes des droits de l’homme universels”, tandis que le texte proscrit la torture et garantit le droit de grève, l’accès à l’information, la liberté d’expression et de création. S’agissant des femmes, il “garantit la protection des droits des femmes et soutient ses acquis”, “l’égalité des chances entre l’homme et la femme pour assumer les différentes responsabilités” et prône “l’élimination de toutes les formes de violence à l’égard de la femme”. Les acquis du code du statut personnel adopté dès 1956, qui ont donné aux Tunisiennes la place la plus enviable dans le monde arabe, sont préservés et même renforcés. »

Ces avancées confirment ce que nous avait déclaré Rached Ghannouchi au mois de mars dernier, « Tunisie, compromis historique ou chaos ? ».

Après tout ce que l’on avait entendu dans les médias français sur la dictature à venir en Tunisie (« Les éditocrates repartent en guerre »), on aurait pu penser qu’ils allaient se réjouir de ces évolutions, qui ont été permises grâce à la mobilisation de la société ; il n’en a rien été : silence radio.

Bien sûr, tout n’est pas réglé, et comme le souligne la journaliste du Monde :

« Pour parvenir à un compromis et satisfaire toutes les sensibilités, des formules ont été ajoutées. Ainsi le principe des droits de l’homme universels s’accompagne-t-il de la précision : “Dans la mesure où ils sont en harmonie avec les spécificités culturelles du peuple tunisien.” Et si l’Etat se porte garant de la liberté de croyance et du libre exercice du culte, il est aussi “le protecteur du sacré, garant de la neutralité des lieux de culte par rapport à toute instrumentalisation partisane”. »

C’est la question de la liberté d’expression qui soulève encore des interrogations.

« Parmi les principaux griefs avancés figurent aussi les limites à la liberté d’expression si elle nuit à “la réputation” d’un tiers ; ou bien les conditions pour une révision de la Constitution, impossible si elle porte atteinte “au caractère civil de l’Etat”, “au régime républicain”, “aux acquis des droits de l’homme et des libertés”, ou “à l’islam” en tant que religion de l’Etat. Or l’article premier, repris de l’ancienne Constitution car jugé consensuel, dispose bien que “la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, sa religion est l’Islam, sa langue est l’arabe et son régime est la République”. »

Dans un « message urgent » du 5 juin, la Coalition civile pour la défense de la liberté d’expression s’est adressée au président et aux membres de l’Assemblée.

« L’exercice des libertés prévues dans le présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut, en conséquence, être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires :

a) Au respect des droits ou de la réputation d’autrui ;

b) A la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. »

La coalition estime que l’adoption de cette formulation précise, acceptée par la Tunisie, évite le recours, dans le texte de la Constitution, à des restrictions légales supplémentaires à la liberté d’expression, et le retour à celles qui étaient imposées par la Constitution de 1959 et qui avaient placé la Tunisie sur la liste des États ennemis de la liberté de la presse, avant la révolution.

De plus, les décrets-lois 115 et 116 comportent des dispositions fixant les conditions de l’exercice de la liberté de la presse, et l’article 1er du décret-loi 115 procure beaucoup plus de garanties que le texte du projet de la constitution. »

Le projet de texte devra être voté par deux tiers des députés. Sinon, le pays serait appelé à se prononcer par référendum, ce qu’Ennahda ne souhaite pas. Il faudra donc suivre dans les prochaines semaines le débat en Tunisie et les amendements qui pourront encore être apportés au texte. C’est une étape importante dans la marche de la Tunisie vers la démocratie...

Alain Gresh

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