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Programme de surveillance « PRISM »

Sauter l’échelon

par Thibault Henneton, 12 juin 2013

Sans nécessairement en maîtriser toutes les subtilités, nous parlons tous l’anglais. Aussi, lorsque le Guardian et le Washington Post relaient l’alerte de leur informateur sur «  Prism  », un programme de surveillance massif mis en place aux Etats-Unis par l’Agence nationale de sécurité (NSA) avec l’aide du Federal Bureau of Investigation (FBI), c’est une vaste partie du monde, bien au-delà de l’anglo-saxon, qui se sent concernée.

Après Verizon, un des principaux opérateurs téléphoniques du pays, nous apprenions donc le 6 juin que les services Internet de Paltalk, Dropbox, AOL, Google, Facebook, Microsoft, Apple, Yahoo et Skype étaient eux aussi amenés à collaborer avec le renseignement militaire américain. Lequel disposerait, même si ces derniers s’en défendent, de portes dérobées (backdoor) dans leurs centres de données, jusqu’à pouvoir piocher à volonté et directement toute information jugée utile (déplacements, conversations, centres d’intérêt, « graphe social » etc.) pour la sécurité nationale. Parfois en temps réel, et sans autre forme de procès, et ce depuis 2007.

Deux questions au moins se posent immédiatement devant cette confirmation d’une surveillance globale : l’absence presque totale de contre-pouvoirs et d’instances de supervision d’une part, absence encore soulignée dans un récent rapport de l’ONU (1). Ce flou juridique international sur le statut des données personnelles profite évidemment aux Etats-Unis, du fait de leur position dominante sur la carte de l’Internet mondial (2).

Son caractère massif, presque exhaustif, d’autre part. Qui, parmi les deux milliards d’internautes que compte aujourd’hui la planète, pourrait prétendre ne jamais fréquenter les services précédemment cités, ou un de leurs sous-services (3) ? Sans doute pour une part celles et ceux dont l’alphabet diffère trop du latin. Et encore. Manière de relativiser dans un premier temps un scoop qui n’en est pas vraiment un : l’existence du système Echelon, déjà à l’initiative de la NSA, fut en effet révélée dès la fin des années 1990. Et, depuis les attentats du 11 septembre 2001 et le vote du Patriot Act par le Congrès des Etats-Unis un mois plus tard renforçant les pouvoirs du FBI, l’espionnage de la vie privée de citoyens à l’intérieur comme à l’extérieur du territoire américain n’a cessé de prendre de l’ampleur (4). Il y a plus d’un an, le magazine Wired décrivait ainsi la construction sous l’égide de la NSA du plus grand centre de cybersurveillance du monde à Bluffdale, dans le désert de l’Utah, pour le programme « vent stellaire » (5). Les informations de la semaine viennent donc « simplement » confirmer l’immense portée des « grandes oreilles » dont disposent les Etats-Unis.

Dans sa conférence de presse du 7 juin 2013, le commandant en chef des forces armées, après avoir tenté de relativiser le scandale, déclarait : « Je pense qu’il est important de reconnaître que vous ne pouvez pas avoir 100 % de sécurité mais aussi 100 % de respect de la vie privée et zéro inconvénient. Vous savez, nous allons devoir faire des choix de société. » (6)

Le président Obama a formulé très clairement l’aporie de la cybersécurité, en contexte de guerre asymétrique contre le terrorisme. Voilà résumé, dans la foulée des attentats de Boston, le dilemme de la raison d’Etat, dilemme qui sert à légitimer une surveillance globale. Sans compter les autres cyberrisques que les agences de sécurité doivent également anticiper — notamment les intrusions informatiques iraniennes et chinoises (7) —, qui jouent comme des incitations au panoptique. Ce que le président, en revanche, n’explique pas, c’est ce dernier pourcentage : 100 % des communications espionnées. Quelques « loups solitaires » justifient-ils le caractère totalisant de ce contrôle des communications ? D’autant que les suspects sont en général bien connus des services, comme a pu l’illustrer en France « l’affaire Merah » — tout le problème résidant dans la prédiction ultime, celle du passage à l’acte. Alors, pourquoi un tel culte du secret au sein de gouvernements démocratiques ?

Au vu de la répression qui s’abat sur les lanceurs d’alerte (whistleblower) à l’origine de fuites de documents confidentiels jugés d’intérêt général, tel Edward Snowden avec Prism (8), on peut s’interroger. Coïncidence ou pas du calendrier, l’informateur du Washington Post et du Guardian, pour l’instant réfugié à Hongkong, s’est découvert au moment même où débutait le procès d’un autre informateur de taille, Bradley Manning, la source de WikiLeaks lors du « cablegate ». Ce dernier doit se défendre de 22 chefs d’accusation, dont celui d’« intelligence avec l’ennemi », il risque la prison à vie (9).

Autre coïncidence, le vote, prévu le 19 juin prochain à Bruxelles, du rapport final de la Commission européenne chargée de revoir la directive sur la libre circulation des données personnelles, dossier brûlant pour une Europe non seulement « à la merci de l’espionnage américain » (Jean-Pierre Stroobants, Le Monde, 12 juin) donc, mais également des lobbies du « marketing direct » (10).

Pour l’heure, seuls cinq fichiers de présentation du programme « Prism » — sur quarante et un — ont été rendus publics, nous n’en savons donc pas beaucoup plus sur la manière précise dont s’effectue cette surveillance globale, sinon qu’elle est profonde, et qu’elle touche potentiellement l’ensemble des communications, appels téléphoniques et historiques de recherche, jusqu’aux dispositifs d’écoute placés sur certains câbles sous-marins. Mais le plus inquiétant reste peut-être l’apathie ambiante qu’une telle confirmation est la plus à même de conforter, sur l’air du « rien de nouveau sous le soleil ». Une apathie qui arrange bien les garants d’une indéfinissable « sécurité intérieure », puisqu’elle leur garantit le coup d’avance. D’ores et déjà, quelques actions se préparent en ligne, telle l’opération « Troll the NSA », dans quelques minutes, qui invite l’ensemble des internautes à s’envoyer des mails avec les mots clés les plus susceptibles de ressortir sur les écrans de la NSA... Le but : tester les limites du prisme ? Ou répéter l’histoire, comme farce (11) ?

Thibault Henneton

(1« Report of the Special Rapporteur on the promotion and protection of the right to freedom of opinion and expression » (PDF), 17 avril 2013. Un rapport qui pointe très clairement la contradiction entre surveillance des communications et respect de la liberté d’expression.

(2Même si la France, de son côté, n’est pas en reste en matière d’inspection profonde des données (DPI), lire Andréa Fradin, « Prism : comment les Français sont écoutés par la NSA, et par des services bien de chez nous » Slate.fr, 12 juin 2013.

(3Google c’est aussi YouTube, Microsoft Hotmail, Yahoo Flickr, etc.

(4Voir la chronologie du NYT et celle de l’EFF. Voir enfin le rapport du 11 octobre 2000 de l’Assemblée nationale française sur « les systèmes de surveillance et d’interception électroniques pouvant mettre en cause la sécurité nationale ».

(5James Bamford, « The NSA is building the country’s biggest spy center », Wired, San Francisco, avril 2012.

(6A 7’30 de cette vidéo.

(7« Les pires cyberattaques sont encore à venir », Reuters, 19 mai 2013 et Dana Liebelson, « Why Iran’s Hackers Might Be Scarier Than China’s », Mother Jones, 30 mai 2013.

(8Lequel s’en explique dans une interview vidéo.

(9Lire Chase Madar, The Passion of Bradley Manning : The Story Behind the Wikileaks Whistleblower (Verso, 2013). L’auteur, collaborateur du Monde diplomatique, suit le procès Manning pour The Nation.

(10Lire Jean-Marc Manach, « Du droit à violer la vie privée des internautes au foyer », Bug Brother, 5 juin 2012.

(11Comme le relève intempestive sur seenthis, cette action fait écho au Jam Echelon Day en 1999.

Dans « Le Monde diplomatique »

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