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Au Liban, ce que dévoilent les câbles de Wikileaks

par Nidal Aboulayal, 24 juin 2013

Une fois n’est pas coutume, je publie sur mon blog un invité, Nidal, qui travaille depuis longtemps sur le Liban. Il a décortiqué, ce que peu de personnes ont fait, les câbles de Wikileaks (cablegate) sur le pays du Cèdre. Datant de bien avant les printemps arabes, ils permettent de comprendre quelle stratégie les Etats-Unis et leurs alliés ont développé pour diminuer l’influence du Hezbollah, et d’éclairer l’escalade des conflits aujourd’hui au Liban (1). Alain Gresh

L’éditorialiste As‘ad AbuKhalil évoque, en mai 2012, « un complot visant à entraîner le Hezbollah dans une guerre civile pour discréditer la Résistance et pour saper l’énergie militaire du parti » (2). Un an plus tard, le 18 mars 2013, le chef de l’armée libanaise Jean Kahwagi accuse « tous ceux qui poussent à la discorde dans le pays » (3). Le 1er avril suivant, en présence de l’ambassadeur de France, le patriarche maronite Mgr Bechara Raï dénonce « des forces obscures [qui] œuvrent à désarticuler les Etats et les institutions, et à tenter inlassablement d’allumer la “fitna” [division] entre les différentes confessions qui jusque-là coexistaient paisiblement et cela, quelle ironie, au nom de la démocratie et du printemps arabe (4). ». Le 6 juin, Scarlett Haddad cite des « sources sécuritaires » (5) : « il existe quelque part au Liban une main secrète qui veut détruire la cohésion de l’armée pour ouvrir la voie à une confrontation directe entre les communautés chiite et sunnite, dans le but d’affaiblir le Hezbollah et de l’entraîner dans (…) un affrontement interne destructeur (…) ». Le même jour, le commandement de l’armée émet un communiqué appelant « à se méfier des complots visant à faire revenir le Liban en arrière ». Si la rapide descente aux enfers du pays est présentée en Occident comme une conséquence de la guerre civile syrienne, ces diverses déclarations montrent qu’une autre lecture est très répandue au Liban : selon elle, il existe avant tout une volonté de provoquer des violences confessionnelles. Pour le Hezbollah et ses alliés, le but est de discréditer la Résistance et de rabaisser l’organisation au statut de « milice confessionnelle ». Cette lecture de l’actualité se fonde sur les câbles diplomatiques américains publiés par l’organisation Wikileaks de M. Julian Assange — ceux concernant le Liban ayant fait l’objet d’un traitement détaillé par le quotidien Al-Akhbar en décembre 2010.

Ces documents explicitent comment, après l’échec militaire de la guerre menée par les Israéliens à l’été 2006 contre la population et les infrastructures civiles libanaises, un changement stratégique radical se met en place, visant à faire prendre en charge par la société libanaise elle-même l’offensive contre sa Résistance. Mais cette nouvelle stratégie qui consiste à stigmatiser le Hezbollah impliquera la radicalisation, et par conséquent la militarisation, de la scène politique libanaise, au risque d’une guerre civile.

A l’époque et depuis juillet 2005, le gouvernement est dirigé par un obligé de la famille Hariri, M. Fouad Saniora ; il sera remplacé à la tête du Conseil des ministres à partir de novembre 2009 par M. Saad Hariri, l’héritier politique du clan et chef du camp pro-occidental et pro-saoudien dit « du 14 Mars ». Quelques semaines à peine après la révélation du cablegate au Liban, un retournement d’alliances politiques en faveur des alliés du Hezbollah provoquera la démission du gouvernement, et M. Najib Mikati devient premier ministre en juin 2011.

Si, pendant les bombardements de 2006, les responsables gouvernementaux affichent publiquement une unité nationale de façade, les câbles diplomatiques racontent une autre histoire… Les Américains remarquent (06BEIRUT2513, 1er août 2006) (6) cette « position bizarre et contradictoire [de] nombre de nos interlocuteurs chrétiens, sunnites et druzes : ils déplorent ce qu’ils voient comme les excès de l’offensive israélienne, tout en espérant qu’Israël parviendra à affaiblir le Hezbollah ». Plusieurs fois, les pertes civiles ne sont déplorées que parce qu’elles nuisent à l’image des positions pro-américaines au Liban.

Les responsables gouvernementaux vont jusqu’à prodiguer de bons conseils aux Israéliens : il faudrait envahir des villages du Sud, plus de bombardements ici ou là, détruire la télévision du Hezbollah, Al-Manar… Deux ans après la guerre, le ministre de la défense Elias Murr ressasse encore (08BEIRUT372, 11 mars 2008) : « Israël ne doit pas bombarder des ponts et des infrastructures dans les régions chrétiennes. (…) Si Israël doit bombarder tous ces endroits dans les régions chiites, pour des raisons opérationnelles, alors ce sera le problème du Hezbollah. »

M. Boutros Harb (député et ancien ministre) a une étonnante source d’inquiétude : il ne faudrait pas « donner l’impression au monde arabe qu’Israël est vulnérable et pourrait être détruit par une offensive arabe » (1er août 2006, 06BEIRUT2513). Et M. Walid Joumblatt, leader druze, regrette l’existence d’« une nouvelle génération de soldats israéliens qui ne sont plus aussi stimulés et motivés que leurs prédécesseurs. (…) Ce serait dangereux pour Israël et pour la région si cela était révélé » (6 août, 06BEIRUT2540).

Dans le monde arabe et au Liban, la fin de la guerre est considérée comme une victoire du Hezbollah. L’option militaire n’a pas permis de détruire la Résistance, et a anéanti le mythe de la « dissuasion » israélienne. Il faut alors mettre en place une stratégie de substitution pour vaincre le Hezbollah.

Ainsi M. Samir Geagea, dirigeant de l’extrême droite chrétienne, suggère-t-il (25 juillet 2006, 06BEIRUT2471) : « La clé pour démanteler le Hezbollah comme force militaire est d’en faire “un problème intérieur”, c’est-à-dire de faire comprendre au peuple libanais que le Hezbollah est la menace qui a causé tant de destruction au pays. La pression politique résultante, accompagnée de la dégradation continue de ses capacités infligée par l’armée israélienne, est le seul chemin vers le désarmement. » Pour M. Geir Perdersen, envoyé personnel du secrétaire général des Nations unies au Liban (5 août 2006, 06BEIRUT2539), « Israël a besoin de trouver rapidement un moyen pour permettre à des “facteurs politiques” de gérer la menace du Hezbollah (…) Un tel facteur serait l’opinion publique libanaise ».

Mais pour retourner les Libanais contre la Résistance, il va falloir travailler en profondeur la société, car plusieurs câbles témoignent de la fierté de la population pour le Hezbollah et de sa solidarité avec les réfugiés au-delà des confessions (06BEIRUT2474, 06BEIRUT2518). Même dans le fief de la famille Hariri, « dans la ville de Saïda, les trois communautés chiite, sunnite et chrétienne, se montrent solidaires du Hezbollah ».

Pour « libaniser » le problème, il faut faire perdre au Hezbollah son statut de résistance légitime face à Israël pour le ramener à une simple milice confessionnelle. M. Marwan Hamadeh, ministre proche de M. Joumblatt (29 juillet 2006, 06BEIRUT2490), explique que « le gouvernement libanais et l’armée demanderont que le Hezbollah livre seulement ses roquettes et autres armements lourds. Il ne se soucie pas des petites armes, telles que les fusils d’assaut AK-47, puisque tout le monde au Liban est armé ». Ainsi, il s’agit simplement de le priver de ses moyens face à Israël, alors que l’on pousse les autres communautés à s’armer à leur tour.

L’ambassadeur saoudien « chuchote à l’ambassadeur » américain (25 janvier 2007, 07BEIRUT133) « “nous devons aider Saad [Hariri], Walid [Joumblatt] et même [Samir] Geagea,” avec de l’argent et des armes ». En avril 2008 (08BEIRUT490), M. Joumblatt s’inquiète de « l’entraînement des milices sunnites de Saad [Hariri, constituées de] 15 000 membres à Beyrouth, et plus à Tripoli » sur les « mauvais conseils » du chef des Forces de sécurité intérieure (FSI), le général Ashraf Rifi. D’ailleurs, « les Jordaniens ont refusé d’entraîner des membres des FSI [dans le cadre d’un programme américain], au motif qu’ils ne voulaient pas être impliqués dans l’entraînement de “la milice de Saad” ».

Le 11 mai (08BEIRUT652), l’ancien président de la République Amine Gemayel affirme que « les leaders du 14-Mars savent comment mettre leurs milices en ordre de marche, mais ils auraient besoin de “l’appui tranquille” des Etats-Unis [et] d’armes dans les prochains cinq ou six jours pour pouvoir battre le Hezbollah ». Le 15 mai, M. Joumblatt (08BEIRUT698) ne dit rien d’autre : « Nous devons nous préparer à un autre round. Nous devons maintenir le secret à ce sujet et être bien organisés. »

La révélation de l’implication de M. Rifi dans la création d’une milice sunnite n’a évidemment pas été oubliée. Début 2013, l’ambassade américaine, l’ambassadeur saoudien et le premier ministre français font ouvertement connaître leur soutien à la prorogation, par voie législative, du mandat du chef des FSI au-delà de l’âge légal de départ en retraite. Pris entre ces ingérences étrangères et le refus absolu de ses ministres alliés du Hezbollah, le premier ministre Nagib Mikati est contraint à la démission le 22 mars. Moins d’une semaine plus tard, en pleine crise politico-sécuritaire, le général Rifi est ostensiblement reçu par l’ambassadrice américaine et par l’ambassadeur français Patrice Paoli.

Mais ceux-là mêmes qui veulent affaiblir le Hezbollah au nom du « monopole des armes à l’armée libanaise » refusent de faire de cette armée une force capable de défendre le pays face aux ambitions israéliennes. Ainsi M. Elias Murr consacrera toute l’année 2009 à faire capoter, de manière détournée — afin de ne pas apparaître comme un « traître au Liban et un pion des Etats-Unis » (08BEIRUT1780) — le don du gouvernement russe à l’armée de matériel militaire lourd, dont 10 avions MIG-29.

Un incident va pousser le Hezbollah à tourner ses armes « vers l’intérieur », alors que jusque-là, il était largement et avant tout perçu comme une organisation de résistance à Israël. En août 2007 (07BEIRUT1301), M. Hamadeh, ministre des télécommunications, prétend découvrir l’existence d’un réseau de communication du parti : les Américains s’amusent de son « apparente furie devant cette découverte ». Un an plus tard, en avril 2008, le même ministre « redécouvre » le système de communication du Hezbollah : « “Iran Telecom” est en train de prendre le contrôle du pays ! » (08BEIRUT523).

Cette fois, la crise s’enclenche : alors qu’un conseiller du premier ministre admet en privé que « le réseau ne peut pas être séparé des activités militaires du Hezbollah [face à Israël] » (08BEIRUT586, 1er mai 2008), le gouvernement déclare publiquement le contraire, M. Hamadeh remet une carte détaillée du réseau de la Résistance aux Américains, M. Hariri une version aux Saoudiens, et le gouvernement lance une campagne médiatique avant de le déclarer, par décret, illégal et anticonstitutionnel le 6 août 2008.

Le Hezbollah réagit en prenant le contrôle de Beyrouth, affronte les milices pro-gouvernementales, confisque leurs armes et les remet à l’armée, qui suit de près l’avancée des militants. L’armée annule la décision sur le réseau de communication mais, ainsi, la Résistance a tourné ses armes contre des Libanais. Le gouvernement lance alors une vaste opération de communication ayant pour thèmes le « coup d’Etat du Hezbollah » et « l’humiliation des sunnites libanais ». Dès lors, la dénonciation des armes du Hezbollah devient le thème central porté par le 14-Mars, qui adopte une tonalité de plus en plus ouvertement confessionnelle et raciste (assimilant les chiites libanais à des étrangers dont la loyauté irait à l’Iran).

Suite aux événements, un certain nombre de gradés sunnite proches du 14-Mars démissionnent de l’armée (11 mai 2008, 08BEIRUT661). Parmi ces démissionnaires, un certain Amid Hammoud rejoint M. Hariri pour réorganiser sa milice en déroute. Il annoncera en octobre 2012 « avoir de nouveaux plans pour “armer la communauté sunnite et affronter le Hezbollah” (7) » ; son nom resurgit en mars 2013, lorsque des miliciens sunnites impliqués dans les attaques contre les Alaouites de Tripoli (la capitale régionale du Nord) dénoncent leur propre instrumentalisation (8), et accusent M. Hammoud d’être responsable d’une récente vague d’attaques à la grenade et de saborder les tentatives d’apaisement entre les groupes armés.

Parallèlement au développement des milices, les extrémistes sunnites bénéficient d’une dangereuse promotion. Ainsi le cheikh salafiste Ahmad Al-Assir se livre-t-il à une surenchère de provocations confessionnelles et sécuritaires hebdomadaires qui risquent régulièrement de dégénérer en affrontements. En décembre 2012, le député du Courant du Futur (le parti de M. Hariri), M. Okab Sakr (présenté comme l’intermédiaire entre les Saoudiens et les rebelles syriens) demande, en échange d’otages libanais retenus en Syrie, la libération par le Liban d’un responsable jordanien d’Al-Qaida (9).

L’armée devient elle-même une cible. En mai 2012, suite à la mort d’un cheikh dont le convoi avait tenté de forcer un barrage près de Tripoli, des députés du Futur appellent la population à expulser les soldats accusés de collusion avec le Hezbollah. Début février 2013, des groupes armés sunnites attaquent des militaires à Ersal, massacrent deux soldats et, là encore, des élus sunnites du Futur dénoncent l’armée. Fin mai, trois soldats sont tués dans une nouvelle attaque près d’Ersal dans ce qui apparaît comme une vaste opération destinée à entraîner l’armée dans le conflit (10). Début juin, durant les combats de Qoussair en Syrie, et alors que les mouvements proches d’Al Qaida apparaissent de plus en plus menaçants au Liban (11), des députés du 14-Mars et des sheikhs sunnites adoptent une position confessionnelle qui menace une armée qui, à Tripoli, se fait quotidiennement tirer dessus (12).

Sous couvert de soutien militaire à la révolution syrienne, c’est un étrange mélange des genres entre fondamentalisme religieux, haine confessionnelle contre les chiites et les alaouites, récupération des slogans des révolutions arabes, et volonté de « revanche » contre le Hezbollah, qui finit d’enterrer le sunnisme politique, néolibéral et pro-occidental, que prétendait incarner le camp de M. Hariri.

L’agitation confessionnelle permanente, l’armement des milices, la multiplication des groupes salafistes, accompagnés de la délégitimation de l’armée, provoquent des tensions croissantes dans le pays, au risque de déclencher une nouvelle guerre civile dans un pays multiconfessionnel qui craint le remake du « scénario irakien » ou, désormais, du « scénario syrien ».

Nidal Aboulayal

Auteur du blog et de la revue de presse Loubnan ya Loubnan.

(1Conflits qui ont fait au moins douze morts dans les rangs de l’armée au sud du pays ces derniers jours.

(2Al-Akhbar, Beyrouth.

(3As-safir, Beyrouth, 18 mars 2013.

(4L’Orient-Le Jour, Beyrouth, 2 avril 2013

(5« Un front interne pour venger Qousseir ? », L’Orient-Le Jour, Beyrouth, 6 juin 2013

(6Les 250 000 câbles diplomatiques sont intégralement disponibles sur le site de l’association Wikileaks. Chaque câble cité dans l’article est mentionné par sa référence officielle, à partir de laquelle le lecteur pourra le retrouver grâce au moteur de recherche CablegateSearch.

(7Cité par Al-Akhbar, 25 octobre 2012.

(8Al-Akhbar, Beyrouth, 12 mars 2013

(9Al-Akhbar, 17 janvier 2013

(10Al Joumhouria, 30 mai 2013.

(11Jaffar al-Attar, As-Safir, Beyrouth, 1er juin 2013.

(12Scarlett Haddad, cf. la note [4] et Al-Akhbar, « Hariri tire sur l’armée », 5 juin 2013.

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