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L’antimilitariste, une espèce en voie de disparition ?

C’est donc un frère Cantat — Xavier, compagnon de la ministre Cécile Duflot — qui a ranimé la flamme… de l’antimilitarisme :

Cette simple phrase sur Twitter a rappelé qu’une frange de la population, aujourd’hui limitée mais réelle, reste viscéralement hostile à l’armée, à ses pompes et rituels. Et qu’elle espère, dans l’environnement budgétaire « contraint » du moment, retrouver quelques couleurs…

par Philippe Leymarie, 19 juillet 2013

M. Xavier Cantat s’est prestement fait rembarrer.

 Par les membres du gouvernement, qui ont brodé au contraire — à propos de ces festivités du 14-Juillet — sur « l’émotion » et la « fierté », la « fête du consensus » (M. Jean-Yves Le Drian), la « reconnaissance » (Mme Najat Vallaud-Belkacem, porte-parole du gouvernement), le salut aux troupes « qui ont permis au Mali d’être un pays libre » et la « relation entre la nation et son armée » (M. Claude Bartolone, président de l’assemblée nationale).

 Par certains de ses propres amis politiques, qui ont jugé le défilé « vraiment digne » et en aucun cas un « événement militariste » (M. Jean-Vincent Placé, chef de file des sénateurs écologistes, pour qui « heureusement que dans ce pays on a bien sûr notre armée »).

 Et même par sa compagne, Mme Cécile Duflot, qui s’est désolidarisée de ses propos, d’après l’entourage de la ministre et le site internet d’Europe 1.

Un 14 juillet haut en couleur - Ministère de la défense
La Légion étrangère défilait en l’honneur du 150e anniversaire du combat de Camerone. Elle était représentée sur les Champs-Elysées, entre autres, par le 2e Régiment étranger de parachutistes, le 1er régiment étranger de cavalerie et le 2e régiment étranger de génie. - ©Remi Connan/DICoD

A droite, on y a été au marteau. Le député UMP Pierre Lellouche a traité Cantat de « fossoyeur de l’armée française », tandis que M. Philippe Juvin, eurodéputé, s’en prenait à un « antimilitarisme éculé, qui n’a rien appris de l’histoire », agitant « toujours les mêmes poncifs sur l’armée : la guerre, c’est mal ; la paix, c’est bien », l’élu UMP stigmatisant « l’abrutissement du simplisme ». Des propos jugés en tout cas « franchement déplacés » (M. Luc Chatel).

Au point que M. Xavier Cantat, le 15 juillet, pouvait tirer à sa manière la leçon de l’échange d’amabilités, avec un nouveau twitt :

Défilé citoyen

L’épisode renvoie à la polémique qui avait surgi en juillet 2011, déjà autour d’une personnalité écologiste : Mme Eva Joly, candidate d’Europe Ecologie-Les Verts à la présidence de la République, laquelle avait vu dans le défilé du 14-Juillet une « nostalgie guerrière nauséabonde » : « Ce n’est pas des valeurs que nous portons (...) Je pense que le temps est venu de supprimer les défilés militaires du 14-Juillet parce que ça correspond à une autre période. J’ai rêvé que nous puissions remplacer ce défilé [militaire] par un défilé citoyen où nous verrions les enfants des écoles, les étudiants, et aussi les seniors défiler dans le bonheur d’être ensemble, de fêter les valeurs qui nous réunissent ».

Mme Eva Joly avait reçu à l’époque l’appui de M. Daniel Cohn-Bendit, fustigeant des démonstrations qui ressemblent, selon lui, aux parades de la Corée du Nord. Et de M. Philippe Poutou, également candidat à la présidentielle pour le compte du NPA, pour qui le 14-Juillet est « devenu le défilé des mercenaires des interventions capitalistes et impérialistes dans le monde ».

L’épée et la toge

Le tout témoigne aussi de la division des écologistes eux-mêmes sur ces questions de défense. Ils se sont opposés sur la guerre en Libye en 2011, puis sur l’offensive au Mali en 2013. A propos du maintien du défilé du 14-Juillet, le député Noël Mamère déclare qu’il préfère « un défilé populaire à un défilé de chars », alors que M. François de Rugy — co-président des députés écologistes — insiste sur l’héritage de la révolution française et de la construction de la République, et voit dans cette tradition un geste de soumission symbolique du pouvoir militaire au pouvoir civil. Il est vrai que les armées, lors de tels défilés, inclinent leurs drapeaux devant l’exécutif, et notamment le président de la République, chef des armées en titre, en application de la maxime de Cicéron : « Arma cedant togae » (l’épée le cède à la toge).

Pour un officier comme le colonel Michel Goya (France Inter, 14 juillet 2013), ces défilés sont « un trait d’union armée-nation » pour éviter que les militaires ne deviennent « une corporation à part ». Ils paraissent globalement bien acceptés par l’opinion, surtout après l’opération militaire au Mali. Selon un sondage Ifop commandé par le Journal du Dimanche (14 juillet), 91 % des Français disent avoir confiance dans leur armée (soit dix points de plus qu’en 2008), et 67 % considèrent même que « compte tenu de l’instabilité de la situation internationale », le budget de la défense ne doit pas diminuer dans les prochaines années.

Armée paupérisée

Une armée, « aimée mais déprimée », avait cependant titré le JDD. Un exemple, avec le dernier éditorial de l’Association de soutien à l’armée française (ASAF), daté du 14 juillet, qui évoque :

  • « la méfiance profonde qui s’installe dans l’esprit des militaires envers une classe politique qu’ils estiment trop peu courageuse et trop peu soucieuse de l’intérêt supérieur du pays » ;
  • le fait qu’ils « ne croient plus aux promesses qui leur sont faites, d’autant qu’ils constatent au quotidien la paupérisation de l’armée » ;
  • la conviction que « la France sacrifie de façon irréversible un outil militaire d’une qualité opérationnelle enviée et d’une remarquable valeur morale, indispensable à sa sécurité », ce que « la majorité des Français ne comprend pas et n’accepte plus, même dans cette période de crise » ;
  • et demande que soit arrêté « le processus de dislocation de l’armée que ne manquerait pas de générer la mise en application de certaines préconisations du Livre Blanc » (1).

Rangs clairsemés

Au passage, l’ASAF lance un coup de patte aux « quelques idéologues nourris de longue date au lait de l’antimilitarisme ». Mais sans surévaluer, apparemment, un ennemi dont les rangs sont bien clairsemés aujourd’hui, si l’on excepte :

  • une partie donc des écologistes ;
  • l’extrême-gauche trotskiste (l’armée des soviet, et aucune autre) ;
  • les anarchistes (ni Dieu, ni maître), traditionnels gardiens du Temple ;
  • certains secteurs de la société civile : les objecteurs de conscience, les militants hostiles aux ventes d’armements, une partie des personnels des ONG de solidarité internationale (comme Survie, dénonçant ces derniers jours « le parfum néo-colonialiste » de la célébration par la France, ce 14-Juillet, de sa guerre au Mali) ;
  • et, traditionnellement, une fraction du milieu enseignant, comme l’illustre par exemple ce prof d’histoire, s’en prenant à « la mémoire militarisée à l’école », après la parution d’une circulaire sur la commémoration, l’an prochain, du centième anniversaire du déclenchement de la Grande guerre. Ce professeur regrette, à propos de l’éducation civique, que « l’armée ait son mot à dire dans les savoirs et les compétences scolaires ».

Les réservistes de Jaurès

Pour retrouver un antimilitarisme de masse et de combat, il faut remonter au vieux fonds, plus que centenaire, qui plonge ses racines jusqu’à la Commune, à l’affaire Dreyfus, et à Jaurès. En 1913, par exemple, alors que se déchaînent des torrents de patriotisme revanchard (« On les aura ! »), et que face à une Allemagne qui se réarme, le gouvernement cherche 150 000 soldats supplémentaires, proposant de porter de deux à trois ans le service militaire, le leader socialiste ne désarme pas, comme le raconte Erwan Desplanques dans Télérama dans son édition du 13 juillet 2013 :

« Jean Jaurès garde espoir, même si cela fait deux mois qu’il se bat, quasiment seul, contre une armée de députés qui veulent la guerre. Jaurès est en avance sur son temps ; son pacifisme l’isole. Il a justement une contre-proposition à mettre sur le tapis. Celle-ci figure dans son livre sorti deux ans plus tôt, L’Armée nouvelle. Sa méthode ? Réduire la durée du service militaire mais augmenter le nombre de réservistes. Mieux : organiser des milices citoyennes, comme en Suisse. Armer les villageois, les ouvriers (ricanements ou frissons dans les rangs de droite). Chacun protégerait son territoire et l’affaire serait réglée. Entre-temps, on négocierait la paix avec les Allemands en s’appuyant sur les syndicats. Si tous les ouvriers, de part et d’autre du Rhin, décrètent la grève générale en cas de guerre, celle-ci n’existe pas. Belle idée, non ? Sa vibrante démonstration trouve en tout cas des soutiens ici et là. Dans L’Huma, une pétition contre la « loi des trois ans » recueille 730 000 signatures ».

L’instinct des ouvriers

Jaurès avait échoué : la loi des trois ans était passée en août 1913, non sans qu’en liaison avec le Parti radical, le leader de la SFIO n’arrive à ressortir une de leurs vieilles idées : « Les riches doivent contribuer à l’effort de guerre, et il est temps de remplacer l’impôt sur les portes et les fenêtres par une taxe progressive et plus juste. Ce que la gauche a perdu sur la loi militaire, elle va le gagner sur le terrain de la fiscalité. Jaurès l’avait pressenti : “Bientôt, de la loi militaire, il ne restera plus que l’impôt sur le revenu”, écrit-il dans son édito du 31 juillet. Il faudra juste attendre un an… » Le moment où le pacifiste Jaurès sera abattu d’une balle dans la tête, près de son journal, au café du Croissant, à Paris, derrière le rideau de l’entrée, où il avait ses habitudes. « Le carnage pourra alors commencer », conclut Desplanques.

En ouverture de la Conférence nationale des Jeunesses socialistes S.F.I.O., en mars 1913, un rapport sur l’antimilitarisme, présenté par le « Citoyen Levy », expliquait : « Notre antimilitarisme n’est pas fait de crainte sentimentale, ou de la peur du dégoût de la caserne. Nous pouvons nous servir de ces arguments dans notre propagande, parce qu’ils la renforcent, mais nous ne devons pas oublier que le militarisme est un des soutiens du capitalisme, et que comme tel, nous le combattons. Les ouvriers le comprennent d’instinct, parce que dans les grèves, les mouvements de révolte contre le patronat, ils ont vu toujours l’armée du côté du capitalisme, soit pour remplacer les ouvriers, soit pour les fusiller. »

Grandes boucheries

Avant la première guerre mondiale, l’antimilitarisme était répandu chez une partie des militants socialistes, anarchistes, syndicalistes révolutionnaires. Le 1er juillet 1913, des syndicalistes de la CGT avaient été arrêtés, accusés d’attiser l’antimilitarisme après des mutineries dans des casernes. La seconde guerre mondiale, autre grande boucherie, a donné naissance à un nouveau courant pacifiste, et à des résistances parmi les conscrits destinés à combattre en Algérie et en Indochine. La guerre froide, avec ses menaces d’apocalypse nucléaire ; la révolte de la jeunesse en mai 1968 ; la guerre du Vietnam ; plus récemment, les guerres du Golfe ou les opérations françaises en Afrique, ou encore la militarisation du secteur nucléaire civil ont suscité des mouvements d’hostilité aux armées, aux guerres, etc.

Des artistes s’en sont fait l’écho, avec une chanson emblématique :

  • « Le déserteur », de Boris Vian, chanson sortie le 7 mai 1954 (jour de la débâcle de Diên Biên Phu) : une lettre adressée au président de la République, longtemps interdite sur les ondes. La fin du texte a donné lieu à des discussions passionnées, pour savoir si le déserteur était résolument désarmé ou plutôt vengeur : Boris Vian chantait initialement « Prévenez vos gendarmes / Que j’emporte des armes / Et que je sais tirer », paroles auxquelles Mouloudji, premier interprète, aurait préféré une version plus neutre, qui s’est finalement imposée : « Prévenez vos gendarmes / Que je n’aurai pas d’armes / Et qu’ils pourront tirer ».

Érigée en hymne antimilitariste, la chanson de Vian connaît dans les années qui suivent une popularité dépassant le contexte historique de la décolonisation. Elle sera reprise en France par Renaud (contre le service militaire), Serge Reggiani, Johnny Halliday ou Marc Lavoine, et à l’étranger, chantée pour protester contre la guerre du Vietnam, par l’américaine Joan Baez.

Musique au pas

D’autres chansons célèbres :

  • « Le parachutiste » (1972) où Maxime Le Forestier égratigne l’institution militaire, après un service militaire mal vécu dans les troupes aéroportées. La chanson a été souvent reprise par Joan Baez, qui la chante encore aujourd’hui, mais sa version de décembre 1973, à la télévision française, semble une des plus belles.
  • « La Marseillaise » (1979), de Serge Gainsbourg, en version reggae, enregistrée à la Jamaïque, sur laquelle s’explique le chanteur : « On dansait la Carmagnole sur la Marseillaise, on dansera maintenant le reggae ». Des associations d’anciens parachutistes tentent d’entraver sa tournée. A Strasbourg, par exemple, il leur tient tête le 5 janvier 1980, clamant le poing brandi, devant des bérets rouges : « Je suis un insoumis qui a redonné à la Marseillaise son sens initial, je vous demanderai de la chanter avec moi ».
  • « La mauvaise réputation », où Georges Brassens évoque « son lit douillet », préféré à la « musique au pas » du 14-Juillet. Brassens s’est expliqué sur son antimilitarisme le 14 mars 1975 sur le plateau d’« Apostrophes », en compagnie de M. Charles Hernu (spécialiste défense de l’ancien PS) et du général Bigeard (ex-chef para, devenu homme politique) : « Jaime la France, pas la patrie », leur lança-t-il, jugeant que, dans la Marseillaise, « la musique est pas mal, mais les paroles très discutables ».

Philippe Leymarie

(1Lire, sur ce blog, les trois billets consacrés au Livre Blanc 2013, « Pépites d’outre-mer », « Bases françaises en Afrique : on rouvre !  », « Les ailes du désir ».

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