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Le grand écart de la Chine

par Martine Bulard, 8 novembre 2013

Le moins que l’on puisse dire est que les nouveaux dirigeants chinois ont acquis une maîtrise certaine de la communication. Depuis plusieurs semaines, des rumeurs plus ou moins orchestrées entourent la réunion du IIIe plénum du 18e Comité central du Parti communiste chinois, qui se tient du 9 au 12 novembre. La session sera historique, assure-t-on sur tous les tons et par tous les moyens — articles dans la presse officielle ou semi-officielle, publication d’un rapport du Development research center of state council, un think tank proche du pouvoir, « débats » sur Internet et microblogs. Une rencontre, promet-on, aussi cruciale pour la Chine que le IIIe plénum de 1978 qui a tourné la page du maoïsme et lancé les réformes sous la houlette de Deng Xiaping. Aussi importante que le plénum de 1983 qui a officialisé le concept d’ « économie socialiste de marché ». Nul ne sait si les décisions tiendront les promesses annoncées. Mais chacun est convaincu que le statu quo devient dangereux.

Chasser les mouches comme les tigres

Lire « Le monde secret du Parti communiste », Le Monde diplomatique, septembre 2012Bien qu’ils ne soient officiellement en poste que depuis mars dernier, le nouveau président Xi Jinping et le premier ministre Li Keqiang ont multiplié les symboles avec un art consommé du grand écart. A la grande masse de la population, ils ont donné en pâture le procès Bo Xilai (lire Dave Fermont, « Derrière le procès Bo Xilai », 11 octobre 2013) et procédé à des arrestations spectaculaires pour corruption : « Nous voulons chasser aussi bien les mouches que les tigres », a expliqué dès son arrivée M. Xi. Et les têtes sont tombées : celles de dirigeants du géant China Petroleum Corp, du patron des chemins de fer, du dirigeant de l’Agence gérant les participations publiques — State-owned assets supervision and administration commission (Sasac) —, des transports maritimes Cosco mais aussi les dirigeants locaux comme le maire de Nanjin ou les dirigeants du Shanxi. Même l’armée, que M. Xi a repris en main, est prévenue qu’il faudra faire le ménage. L’agence de presse officielle Xinhua annonçait mardi 5 novembre que plus de « huit mille logements et vingt-cinq mille voitures étaient détenues illégalement » par des cadres de l’armée… Joignant l’utile à l’agréable, M. Xi Jinping en profite d’ailleurs pour évincer du champ politique ceux qui le gênent ou qui occupaient la place au terme de compromis antérieurs. Seule exception à ce nettoyage moral et politique… la très haute sphère du parti et de l’Etat, ceux qui ont appartenu au saint des saints bien que leurs fortunes spectaculaires soient connues de tous (comme la famille de M. Wen Jiabao, ex-premier ministre). Trop dangereux. Au moins pour l’instant.

Au moment où s’accélère cette opération main propre d’un genre particulier (seule la commission de discipline du parti décide qui est — ou non — coupable), les arrestations des lanceurs d’alerte contre la corruption et les abus de pouvoir tombent à vive allure, sous les prétextes les plus divers, tels l’homme d’affaire sino américain Charles Xue (Xue Manzi) arrêté pour prostitution ou le journaliste de Xin Kuai Bao Liu Hu ; d’autres voient leur site bloqué pendant plusieurs jours comme Zhan Lifan, historien à l’université du peuple de Pékin.

Un coup sur les corrompus, un coup sur ceux qui les dénoncent. Le pouvoir tient à montrer que tout est possible… à condition de rester dans les clous qu’il a lui-même tracés.

Tuer le poulet pour effrayer le singe

Même grand écart en ce qui concerne les multinationales. La nouvelle équipe a lancé une grande offensive contre les dirigeants de groupes étrangers convaincus d’avoir versé des pots-de-vin pour gagner des marchés comme le géant de la pharmacie GlaxoSmithKline, ou d’imposer des prix trop élevés aux consommateurs comme les producteurs de lait (dont Danone) ou les vendeurs de café (Starbucks). En mars, Volkswagen a dû rappeler 38 000 véhicules après une campagne à la télévision publique. Comme l’explique le journaliste du Financial Times Jamil Anderlini (1), il s’agit de « tuer le poulet pour effrayer le singe », selon l’expression chinoise et de signaler aux compagnies étrangères que le temps du laisser-faire (très relatif) est terminé et que celui de la parité (dans les négociations) et de la qualité (des produits) est venu.

Tout en agitant le spectre des sanctions, Pékin fait les yeux doux aux dirigeants des grands groupes. Walmart, Coca-Cola, le fonds américain Carlyle, l’assureur American international group (AIG)… pas un patron de multinationale ne manquait à la rencontre avec M. Xi Jinping, dans la capitale chinoise, fin octobre (sauf Google). Ce dernier a assuré, si l’on en croit le très sérieux Financial Times, que leurs « suggestions sont une source importante d’inspiration pour le gouvernement chinois (2) ». Et ce ne sont pas que paroles en l’air.

Ce grand écart (du maoïsme d’hier à un style reaganien) se retrouve dans les textes censés avoir servi de base au document distribué aux deux cent cinq membres du comité central, l’objectif étant de « développer l’économie de marché, les politiques démocratiques, une société harmonieuse et une civilisation écologique » (Xinhua, 29 ocobre 2013).

Le Plan 383

Le pouvoir devrait lancer tout à la fois une vague de privatisations et une relance du système de protection sociale, conforter les couches moyennes tout en donnant plus de droits aux ruraux et aux migrants, impulser un programme d’innovation sur les questions écologiques tout en développant l’industrie. C’est au moins ce que laisse percevoir le rapport du Development research center of state council (DRCSC), tel qu’il a été dévoilé, et qui a pris le nom de « Plan 383 » : 3 piliers de la réforme (le marché, le gouvernement, les entreprises publiques) ; 8 secteurs économiques concernés (industries de base, gestion de la terre, finances, innovation…) ; 3 phases pour un « paquet » de réformes radicales (2013-2014) ; 2015-2017 ; 2018-2020).

Parmi les mesures préconisées, on trouve pêle-mêle la liberté pour les gros usagers d’acheter l’électricité directement au producteur, la fin de la fixation des prix de l’essence et du fuel, les privatisations de grands groupes publics et la réforme de la gouvernance, celle de la fiscalité, le rôle des organisations non gouvernementales…

Réforme de la terre

De toute évidence, le pouvoir a l’intention de revoir la situation des campagnes et des ruraux, à l’origine d’une grande partie des mouvements sociaux. Dans les villages, où les paysans sont expulsés de leurs terres par les potentats locaux et réagissent de plus en plus fréquemment. Dans les villes, où les travailleurs d’origine rurale (les migrants) ne bénéficient pas des mêmes droits que les urbains, les prestations sociales (santé, éducation, logement...) dépendant de l’origine notée sur le fameux hukou, sorte de passeport intérieur. Selon le Plan 383, une réforme devrait être amorcée afin d’aller vers une égalité de traitement entre les Chinois, alors que plus de la moitié de la population vit désormais en ville. Verra-t-elle pour autant le jour rapidement ? Rien n’est moins sûr, car cela suppose une augmentation des dépenses sociales (et donc des impôts) et les couches moyennes urbaines ne semblent guère disposées à donner plus pour la collectivité...

Quant à la réforme de la terre, le Plan 383 ne fait pas dans la dentelle. Il propose carrément de privatiser à vive allure. Actuellement, la terre appartient aux collectivités locales. Chaque famille a un droit d’usage à vie, transmissible aux enfants et qu’elle peut vendre. Mais face aux dirigeants locaux qui veulent se les approprier (soit pour les louer ou les vendre à des géants de l’agroalimentaire, soit pour construire ou étendre des villes), les paysans ne peuvent évidemment négocier. Ils se retrouvent donc souvent sans terre et sans argent. La solution à ce problème réel serait de donner le droit direct aux paysans de gérer leur propre terre, de l’hypothéquer, de mettre en place un système de prix du marché… dont on voit mal ce qu’il pourrait apporter en termes de protection des ruraux. Comme l’écrit l’économiste Zhao Xiao, « si les terres agricoles sont mises sur le marché, les paysans peuvent perdre leur terre et ne rien gagner en retour (3) ». Selon lui, mieux vaudrait protéger et faire respecter les droits des paysans.

Privatiser les banques

L’autre grosse réforme devrait concerner le système financier, accusé à juste titre de s’accaparer l’épargne chinoise (l’une des plus importantes au monde) pour faire des profits, de prêter aux copains (et coquins) pour financer des projets pharaoniques sans intérêt, d’accumuler des créances douteuses (les estimations vont de 20 % des encours à plus de 40 %), de ne pas financer les petites et moyennes entreprises. Les défauts pointés sont réels. De là à penser que la mise en concurrence des établissements, l’ouverture aux capitaux étrangers, les modes de régulation puisés aux sources libérales permettront de les éradiquer, un simple regard sur les systèmes financiers occidentaux devrait amener à la prudence. Certains économistes préconisent un système proche de celui mis en place à Singapour : regrouper les participations publiques dans un fonds souverain chargé de les verser progressivement dans le secteur privé, tout en essayant de garder une certaine maîtrise. Le système apparaît plus prudent mais la question des critères de gestion des banques (profit ou développement) demeure entière. Dans ce domaine (comme dans d’autres), on a beaucoup de mal à percevoir les « caractéristiques chinoises » du marché financier.

Le pouvoir des actionnaires reconnu, pas celui des ouvriers

Quant à ce que le pouvoir appelle « la gouvernance moderne » des entreprises publiques, il s’agit, selon le magazine Caixin, de « virer les anciens membres du conseil d’administration au profit d’un recrutement selon les compétences (4) ». Là encore, tout le problème vient de la définition de ces dernières. Et celle donnée par Caixin n’est guère encourageante : « le rôle des directions est de remplir pleinement leur devoir de protection des actionnaires ». Et celui des salariés, des clients, du pays ? Des syndicats libres ne garantiraient-ils pas plus sûrement la fin de « la dictature des hauts dirigeants (...) qui favorisent la corruption », pour reprendre l’expression officielle ?

Visiblement, cette réforme-là n’est pas à l’ordre du jour....

Martine Bulard

(1Jamil Anderlini, « Red Restoration », Financial Times, Londres, 4 novembre 2013.

(2Jamil Anderlini, op.cit.

(3Zhao Xiao, « Proceed cautiously on land reform », Caixin Online, 4 novembre 2013.

(4« Reform of SOEs should mean establishing modern governance », CaixinOline, 25 septembre 2013.

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