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Génération 68, un mythe

par Alain Garrigou, 13 novembre 2013

S’il existe une génération 68, c’est dans l’esprit de ceux qui ne l’aiment pas : ses aînés qui ruminent encore l’émeute, les grèves, l’argent perdu et la mise en cause sauvage des vertus familiales et civiques ; ses cadets qui attribuent les errements actuels à une dérive originelle, presque un demi-siècle après, portée aujourd’hui par des soixante-huitards au pouvoir. S’il fallait traduire en termes politiques, on dirait que la haine vient de tous côtés, des conservateurs, catholiques, traditionalistes, entrepreneurs dynamiques, mais de la gauche aussi, convertie au management ou accrochée aux positions de la vieille gauche. Au moins ces hostilités convergentes permettent-elles de révéler un fait négligé : la génération 68 n’a jamais pris le pouvoir.

On avait cru qu’une telle génération, éveillée à la politique en mai 68 et souvent un peu avant, avait vocation à prendre les rênes un jour. Et pourtant, son absence est spécialement aveuglante si on considère son poids démographique, son cœur en étant les enfants du baby-boom, la classe d’âge la plus nombreuse que la France a jamais connue. Or combien sont arrivés au pouvoir ? Dans un pays où la Résistance a été le principal creuset de la classe politique pendant 50 ans, où la guerre d’Algérie a constitué l’école politique d’une génération née avant la guerre, on cherche vainement des dirigeants politiques issus de la génération 68 : pas un président de la République, pas un premier ministre, peut-être quelques ministres discrets et oubliés. Si l’on veut bien considérer la génération dans sa définition politique, les exceptions ne concernent guère que des ministres dont la jeunesse, de bonne naissance et dans les grandes écoles, fut fort éloignée de la contestation de ce temps. Cette absence fut sans doute d’abord l’effet de la domination de la droite au pouvoir. Mais quand la gauche le conquit, ses dirigeants répétèrent la même méfiance à l’égard de la critique, de l’ironie et de la provocation, une méfiance de professionnels de la politique.

L’absence fut peut-être d’abord le choix jamais rationalisé d’une génération qui marqua son désintérêt pour le pouvoir, sauf à se renier. Les premières années de l’après 68 — on a d’ailleurs paradoxalement utilisé le pluriel des « années 1968 » — ont conforté la critique de la politique qui a formé la génération. Quelques-uns ont bien essayé de mener carrière au-delà d’un entre-soi (les petits partis trotskistes ou maos). Ils ont vite abandonné. Sans doute manquaient-ils aussi des prédispositions à la lutte des partis, des motions, des calculs, des trophées et des trahisons. Ils n’ont même pas trouvé d’expression publique, si ce n’est Daniel Cohn-Bendit, invité régulier des plateaux comme un porte-parole obligé qu’un réflexe journalistique expose comme un signifiant : mai 68. Si cette génération a évité le pouvoir, elle a subi le mépris des hommes de pouvoir. Mépris des aînés qui, comme Georges Pompidou devenu président de la République, semblait prêt à la répression la plus brutale, selon l’ambassadeur des Etats-Unis à Paris (cf. les cables révélés par Wikileaks), après avoir noté dans Le nœud gordien les verdicts haineux qui plaisaient tant à la petite bourgeoisie provinciale des médecins et des notaires. Mépris des cadets qui, comme Nicolas Sarkozy, avec un mélange d’envie et de souci de flatter les têtes blanches, ne manquait pas une occasion de pourfendre « l’esprit de 68 ». Sans parler des auteurs opportunistes se taillant un succès facile sur le dos d’une supposée « pensée 68 ».

L’exclusion se révèle aussi dans les inspirations politiques d’aujourd’hui. Ne parlons pas d’économie tant l’orthodoxie libérale est aux antipodes du communisme utopique qui a inspiré la génération 68 — très éloigné aussi de l’esprit gestionnaire d’une gauche convertie au réalisme économique et à la frénésie comptable. Quand les clichés les plus vulgaires d’un racisme décomplexé prolifèrent dans la vie quotidienne, ou à l’encontre d’une ministre noire, la lenteur et la modération des réactions détonne tristement sur la colère que le racisme suscitait il y a 40 ans. A l’inverse, on suggère facilement l’empreinte de la génération 68 sur les changements sociétaux qui furent la suite logique du gigantesque mouvement de transformation des mœurs. Les adversaires du « mariage pour tous » ont maudit ces gauchistes qui avaient ouvert la voie et tenaient certainement les ficelles dans les coulisses. Oubliant que si la génération 68 a bien œuvré à la levée de l’interdit homosexuel, rien ne lui était plus opposé que la revendication du mariage. La sympathie pour ce mariage pour tous se mâtinait donc d’un sentiment dubitatif pour le conformisme de la revendication. Autre exemple : le débat sur la prostitution. Là encore, comment ne pas voir la main de la génération 68 dans le projet de pénaliser l’amour vénal ? La montée d’une gauche puritaine est là encore aux antipodes de l’esprit soixante-huitard, sauf à renier son orientation hédoniste et libertaire.

Il est remarquable que les excellents livres parus à l’occasion du quarantenaire de mai 68 aient peu ou pas évoqué la sexualité (1). Par pudeur de lettrés ou bien par oubli. S’il est pourtant une situation qui explique 68, c’est l’inhibition sexuelle qui dominait ce temps. Dans la France gaulliste spécialement, les couples demandaient à leurs enfants et petits-enfants de vivre, sauf exception, dans une misère sexuelle considérée comme une fatalité. Que des jeunes gens prétendent à des plaisirs auxquels les aînés n’auraient jamais droit, rien de plus intolérable. Surtout quand apparaissaient les moyens de contraception qu’un pouvoir puritain s’efforçait d’interdire. Il fallait donc que les jeunes travaillent, dorment et mangent, rien de plus, comme le rappellent encore les campus universitaires construits en ce temps-là. On a ainsi oublié comment la contestation étudiante avait commencé à l’automne 1967, par la contestation des règlements intérieurs des résidences universitaires, c’est-à-dire la ségrégation des garçons et des filles. Les renseignements généraux l’avaient d’ailleurs fort bien compris mais leurs rapports ne pouvaient qu’engendrer le mépris des vieux barbons qui dirigeaient le pays. Et leur méprise sur la portée du mouvement.

Significativement, quand la loi Neuwirth légalisa la contraception en 1967, ce fut de manière très limitative, pour les familles nombreuses, mais surtout pas pour permettre aux jeunes gens de faire l’amour en dehors des liens du mariage. Pour ces derniers qui, dans les universités, se nourrissaient de philosophie critique, la misère sexuelle procédait de la domination politique patriarcale. La révolution sexuelle de Wilhelm Reich n’était sans doute pas la révolution attendue. Le capitalisme libéral a même tiré profit de la libération des mœurs. Mais qui proposerait d’en revenir aux mœurs anciennes de censure et d’inhibition ? On est rarement reconnaissant aux éclaireurs. On peut comprendre que, devant la bienséance, le conformisme, le puritanisme, le conservatisme, les soixante-huitards ne se sentent pas bien, pour ne pas dire pas chez eux, dans un monde où, disait Baudelaire, « l’action n’est pas la sœur du rêve ». Tant pis pour eux puisqu’ils n’ont pas assumé les missions du gouvernement, diraient ceux qui croient encore dans la puissance politique.

Lire « Art et politique, que l’action redevienne soeur du rêve », Le Monde diplomatique, juillet 2013 Autant que la consonance historique, l’expérience politique du désenchantement a permis de parler des soixante-huitards sur le modèle des quarante-huitards de 1848. Cette génération des Baudelaire, Flaubert, Heine, etc. a vécu les journées de juin qui noyèrent dans le sang le divorce des ouvriers et de la République comme la désillusion absolue. Celle-ci était confirmée, redoublée par le coup d’Etat de décembre 1851, cette « farce », disait-on alors, par laquelle un président de la République s’empara du pouvoir faute de pouvoir être réélu. Comme l’écrivait à l’époque Charles Baudelaire, « je suis physiquement dépolitiqué. Il n’y a plus d’idées générales ». Et ces artistes de se réfugier dans l’art pour l’art, pour le plus grand bien de la littérature et de l’art en général. La révolution symbolique fut le fruit de l’échec et le spleen le prix à payer. Le spleen de la génération 68 n’a probablement pas été aussi fécond. Mais, dans ce monde où les idées sont rares, qu’on ne lui attribue pas les fautes qu’elle n’a pas commises. Elle n’est déjà plus.

Alain Garrigou

(1Par exemple, Dominique Dammame, Boris Gobille, Frédérique Matonti, Bernard Pudal, Mai-juin 1968, Paris, Editions de l’Atelier, 2008.

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