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La « guerre juste » d’Obama avec ses drones

Nouvelle attaque de drone américain, le jeudi 21 novembre, au nord-ouest du Pakistan, hors des « zones tribales » contiguës à l’Afghanistan où ces frappes sont concentrées d’ordinaire : les tirs de missiles sur un local religieux ont fait cinq à huit victimes, considérées comme des membres présumés du réseau Hakkani, lié aux talibans. Et cela au moment où le gouvernement pakistanais — tout comme son homologue afghan — multiplie les signes d’ouverture à l’égard des fractions les plus modérées de la mouvance talibane.

par Philippe Leymarie, 23 novembre 2013

La veille de l’opération seulement, Aziz Sartaj, conseiller spécial du premier ministre pakistanais pour les affaires étrangères, avait affirmé, lors d’une audition devant une commission du Sénat pakistanais, que le gouvernement américain s’était engagé à ne plus effectuer de tirs de drones tant que dureraient les négociations avec le mouvement taliban.

Il est vrai que le 1er novembre dernier, une frappe au Waziristan nord avait tué Hakimullah Mehsud, chef du Tehrik-i-Taliban Pakistan (TTP), qui figurait en bonne place sur la liste des négociateurs avec lesquels le gouvernement pakistanais devait entamer des pourparlers dès le 2 novembre. Cette attaque avait retardé le lancement d’un processus politique auquel se cramponne le gouvernement d’Islamabad.

Stupeur lorsque, deux jours avant cette frappe du 1er novembre, le gouvernement du Pakistan — par la voix de son ministre de la défense — avait paru soudain minimiser le nombre de victimes civiles des frappes de drones américains : 3 %, seulement, des 2 227 personnes exécutées au fil des 317 tirs de missiles effectués depuis 2009. Soit 67 civils « seulement », alors que, selon les calculs de l’American Foundation, ils seraient 185 ; que le Bureau of Investigative Journalism (Londres) en compte au moins 300 sur la même période ; et que Ben Emmerson, le rapporteur spécial des Nations unies sur les exécutions extra-judiciaires, se référant aux déclarations successives du gouvernement pakistanais, les estime à plus de 400 depuis le début des frappes, en 2004.

Changement de ton

On s’est interrogé sur les raisons pour lesquelles, brusquement, l’exécutif pakistanais, traditionnellement hostile à ces frappes, mais aussi régulièrement accusé de s’en accommoder, avait ainsi changé de ton :

 la conséquence d’un déplacement quelques jours avant, à Washington, du premier ministre Nawaz Sharif, qui milite pour la poursuite du « partnership » privilégié avec les Américains, notamment sur le plan militaire, mais avait « insisté sur la nécessité d’arrêter les attaques de drones », sitôt posé le pied sur le sol américain ?
 un coup de main au président Obama, au moment où l’ONU prend ses distances, et où certaines ONG tentent de mettre le gouvernement américain en accusation sur les « exécutions extra-judiciaires » ?
 ou, plus simplement, une tentative du pouvoir pakistanais d’alléger sa « faute » : la tolérance qu’on lui prête à l’égard des frappes, voire la collaboration au niveau des services secrets, notamment la CIA, que lui imputent de nombreux partis et mouvements, dans le pays ou ailleurs ?

Lire Laurent Checola et Edouard Pfimlin, « Drones, la mort qui vient du ciel », Le Monde diplomatique, décembre 2009. Ces campagnes de frappes, qui ont touché le Yémen à l’origine, puis la Somalie et surtout le Pakistan et l’Afghanistan, ont atteint un pic en 2010, notamment dans ce dernier pays, avec 128 tirs (1). Durant cette année-là, selon une étude du Center for Naval Analyses réalisée pour le compte de l’armée américaine, les drones avaient occasionné dix fois plus de pertes parmi la population qu’un avion dirigé par un pilote.

CIA en retrait

« Seigneur des drones », Barack Obama — bien plus que son prédécesseur George W. Bush — a fait de ces avions sans pilote sa marque de fabrique. Et il assume : c’est lui qui coche, sur une liste, chaque semaine, les cibles ainsi autorisées. Le numéro un américain s’est souvent félicité d’avoir, grâce une campagne « d’exécutions extrajudiciaires » menée avec constance depuis 2005, éliminé l’essentiel des état-majors des mouvements liés à Al-Qaida au Yémen, en Afghanistan, au Pakistan et en Somalie.

Après la laborieuse désignation à la tête de la CIA, en février dernier, de John Brennan, ancien conseiller du président pour l’anti-terrorisme et ex-« M. Drone » du gouvernement, l’administration Obama a cependant préféré prendre quelques distances avec ce programme, plutôt que de s’appesantir sur ses justifications politiques ou légales. A la suite d’un débat sur la militarisation excessive de la CIA, le président américain a signé le 22 mai 2013 une « presidential policy guidance » (directive) classée secrète, qui encadre les conditions d’emploi des drones : les militaires retrouvent le quasi-monopole des commandes sur les frappes ciblées, même si la CIA conserve des drones de renseignement.

Règles de droit

Même si M. Obama est loin d’avoir renoncé à une pratique qu’il qualifie de « guerre juste » menée au nom de la « légitime défense », les défenseurs des droits humains espèrent que cette mise des drones sous contrôle des militaires ramènera leur usage aux règles du droit américain et international de la guerre.

Au cours d’une conférence de presse à la mi-octobre, le porte-parole de la Maison Blanche, Jay Carney, a répété que « les opérations américaines de contre-terrorisme sont précises, légales et efficaces ». Une affirmation qui doit être mise au conditionnel, puisque ces frappes de drones sont couvertes par le secret-défense lorsqu’elles sont exécutées par l’US Air Force, ou la simple clandestinité quand elles sont confiées à la CIA.

Mustafa Qadri, chercheur à Amnesty International, estime que les variations entre ces chiffres mettent en lumière à la fois « la nature opaque de la campagne de frappes américaines », et « l’impuissance des autorités pakistanaises à enquêter sérieusement sur ces frappes de drones » (2). Il ajoute que, « si les frappes sont si précises et légales, le gouvernement américain devrait communiquer les vidéos des frappes, et leurs pleines justifications juridiques ».

Dangereux précédent

Mais le fatalisme, voire le découragement des observateurs ou associations dans ce domaine, est tel que certains en viennent à douter de l’intérêt même de tenir un compte aussi précis que possible des victimes d’attaques de drones. Il est impossible de confronter ces bilans avec ceux du Pentagone ou de la CIA, puisqu’ils n’en communiquent pas ; il est difficile de faire la part entre civils et combattants ; la querelle sur les chiffres des victimes de drones masque des réalités sans doute plus importantes :

 un dispositif d’action clandestine revendiqué comme un outil politico-militaire « normal » par la première puissance mondiale ;
 la légalité plus que douteuse de ces frappes conduites à distance, non revendiquées, hors des lois de la guerre ;
 ou encore le nombre de victimes des frappes conventionnelles, qui passe ainsi au second plan, alors qu’il est globalement très supérieur.

D’autres font valoir que la « sensibilité » à l’égard de ces victimes de drones, et le souhait de les mettre en exergue, reflète le caractère illégal et extra-judiciaire de ces pratiques : ne pas en faire état reviendrait à les légitimer, et à créer un dangereux précédent. Sur un plan plus psychologique, aussi, beaucoup se sentent mal à l’aise vis-à-vis du pouvoir que s’arroge une puissance de décider, dans le secret, sans enquête publique ni procédure contradictoire, d’une liste de cibles à abattre, d’une élimination programmée, menée à distance, etc.

Plusieurs ONG, comme Amnesty international, menacent d’intenter des procédures pour « crimes de guerre » sur certaines de ces frappes au moins, citant des cas concrets de victimes collatérales. L’ONG britannique Reprieve parraine Noor Khan, originaire du Pakistan, dont le père a été tué lors d’une de ces frappes le 17 mars 2011 : il a intenté une action contre le gouvernement britannique, qu’il accuse d’avoir collaboré avec les Américains dans l’exécution des frappes de drones.

Arme sans corps

De son côté, l’ONU a rappelé, par la voix de son secrétaire général, M. Ban Ki Moon, que l’usage des drones ne peut s’affranchir du respect des règles internationales. Le tout au moment où la plupart des partenaires et néanmoins amis des Etats-Unis s’inquiètent de l’espionnage systématique dont ils ont été l’objet ces dernières années de la part de l’appareil sécuritaire américain, au nom de l’antiterrorisme, mais avec des visées, semble-t-il, beaucoup plus larges.

Lire Grégoire Chamayou, « Drone et kamikaze, jeu de miroirs, Le Monde diplomatique, avril 2013.On évoquait la dimension psychologique, précédemment. Il y a aussi le volet presque philosophique de cet usage des appareils sans pilote, par exemple lorsque Grégoire Chamayou, dans sa Théorie du drone (La Fabrique, 2014), fait remarquer que l’usage de ces engins télécommandés, bien qu’il bouleverse les règles de la guerre, ne suscite pas à priori de rejet massif dans l’opinion en Occident, alors que les attentats-suicides y apparaissent comme le sommet de la barbarie :

« Alors que le kamikaze implique la fusion complète du corps du combattant avec son arme, le drone assure leur séparation radicale. Kamikaze : mon corps est une arme. Drone : mon arme est sans corps. Le premier implique la mort de l’agent. Le second l’exclut de façon absolue. Les kamikazes sont les hommes de la mort certaine. Les pilotes de drone sont les hommes de la mort impossible. En ce sens, ils représentent deux pôles opposés sur le spectre de l’exposition à la mort. Entre les deux, il y a les combattants classiques, les hommes de la mort risquée ».

Philippe Leymarie

(1Cf. « Baromètre : la superpuissance américaine à l’heure des drones », Le Monde, 6 juillet 2013. Et Laurent Checola et Edouard Pfimlin, « Drones, la mort qui vient du ciel », Le Monde diplomatique, décembre 2009.

(2Daniel Klaidman, « U.S. Drone Program Needs to Be Accompanied by Hard Facts on Civilian Deaths », The Daily Beast, 8 novembre 2013.

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