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Avant le sommet Afrique-France (II)

Bases en stock

Les expéditions militaires françaises en Afrique – Serval au Mali, et Sangaris ces jours-ci en Centrafrique – n’auraient pu être menées dans les mêmes conditions de rapidité et d’efficacité, en dépit des élongations et des difficultés du terrain, sans le secours des éléments prépositionnés dans des bases sur le continent. Un réseau unique et utile sur le plan technique ; mais aussi anachronique (héritage de la colonisation), et peu lisible sur le plan politique. Qui donne à la France un glaive, mais en fait aussi une cible. Et qui est entièrement à la charge du budget français. A contre-emploi, la droite voulait réduire fortement le dispositif, alors que la gauche hollandaise considère qu’il est urgent d’attendre…

par Philippe Leymarie, 6 décembre 2013

Le nouveau Livre blanc français sur la défense, sorti en mai dernier, avait déjà montré une évolution notable : on n’y évoquait plus l’idée de fermer les bases militaires tricolores en Afrique. Mais on y rappelait que « les accords passés avec certains pays africains offrent à nos forces armées des facilités d’anticipation et de réaction à travers plusieurs implantations ». Donc, on ne fermait plus : le processus de désengagement, entamé sous le gouvernement de M. Lionel Jospin (au niveau des effectifs), puis élargi lors de la présidence Sarkozy (révision des accords de défense, fermeture de certaines bases en Afrique) a été de fait suspendu sous la présidence Hollande, au nom des nouvelles menaces « terroristes » dans le Sahel.

Le rapport d’information des sénateurs Chevènement et Larcher, « Pour une approche globale au Sahel », sorti en juillet 2013, recommandait de son côté de « ne pas réduire notre présence militaire en Afrique », et « ne pas rétrécir aveuglément notre dispositif militaire, ni notre coopération structurelle », mais de « profiter du nouveau contexte créé par Serval pour déplacer, en accord avec les États concernés, vers le Nord et l’Ouest le centre de gravité de nos implantations militaires en Afrique, renforcer notre stratégie d’accès (autour d’un port en eau profonde comme Abidjan par exemple) et nous appuyer sur des échelons « légers » en nénuphars autour des zones de crise, si les États concernés le souhaitent (bande sahélo-saharienne : Mali, Tchad, Niger, voire Burkina Faso) ».

Pôles de coopération

Ce rapport proposait parallèlement de « mieux articuler la présence française avec les échelons régionaux des forces africaines », avec deux pôles dédiés à la coopération, à Dakar (interlocuteur de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, CEDEAO) et, sur le même format, à Libreville (vis-à-vis de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale, CEEAC), qui aideront à la montée en puissance de la force d’intervention rapide ou de la « force régionale en attente » africaine. Et les sénateurs de proposer de « mettre à profit la réunion des chefs d’Etat africains lors du sommet du 7 décembre pour faire avancer la réflexion commune sur ce dispositif rénové ».

L’autre rapport très complet – 484 pages ! – d’un groupe de travail présidé par les sénateurs Lorgeoux-Bockel, « L’Afrique est notre avenir », présenté le 30 octobre dernier, reprend l’idée des « pôles de coopération », mais il en retient quatre : Libreville avec la brigade centre de la CEEAC, Dakar avec la brigade de l’ouest de la CEDEAO, la Réunion avec la brigade sud de la Communauté de développement d’Afrique australe (Southern African Development Community, SADC), et Djibouti avec l’Autorité intergouvernementale pour le développement (Intergovernmental Authority on Development, IGAD). Il s’agit « d’afficher clairement la volonté française de participer à l’architecture de sécurité africaine ».

Mais on remarquera que les rapporteurs demandent aussi et surtout – « en accord avec les États concernés », tout de même – le maintien des points d’appui existants en Afrique, « afin de contribuer activement à la sécurité de ce continent ». Ils les listent : il s’agit d’Abidjan, Dakar, la zone sahélienne (Mali, Niger, Burkina-Faso), Libreville, N’Djaména, Bangui, Djibouti, et l’île de la Réunion.

Souplesse et réactivité

D’un point de vue opérationnel, les bases permanentes françaises en Afrique offrent une série d’avantages, qui ont été souvent relevés par les parlementaires :

 des capacités prépositionnées à proximité des foyers de crise, ainsi que des forces projetées en complément depuis la métropole (mobilisables en urgence, grâce au système des « alertes Guépard ») ;
 des facilités logistiques (comme à Djibouti, pour l’opération Atalanta) qui donnent souplesse et réactivité aux forces françaises et contribuent à l’autonomie stratégique de la France ;
 des bases d’entraînement pour les forces françaises, ainsi « acclimatées » et « aguerries » dans les divers environnements rencontrés en Afrique (désert, savane, forêt, mer).

Le tout avec en creux une carte des intérêts français en Afrique : les trois bases de la côte occidentale encadrent à la fois la zone où se concentre la majorité des expatriés (l’Afrique francophone) et le Golfe de Guinée, haut lieu de piraterie maritime, par lequel transite la majorité des approvisionnements en hydrocarbures et minerais africains ; tandis que les troupes à Djibouti, aux Émirats arabes unis et à la Réunion sont des moyens de contrôle des routes maritimes et pétrolières qui longent l’Est de l’Afrique en provenance des pays du Golfe et de l’Asie.

Position enviée ...

Cette dernière vision paraît un peu optimiste , les moyens n’étant pas forcément à la hauteur, comme viennent de l’illustrer à nouveau les débats sur la loi de programmation militaire (LPM) ; les deux rapports sénatoriaux proposent d’ailleurs, plus raisonnablement, « un repositionnement autour du Sahel et dans les pays accueillant une forte présence de ressortissants français ».

En tout cas, sur un plan politique, notent les sénateurs, ce dispositif assure à la France une position unique et enviée en Afrique, et lui confère une influence et une crédibilité incontestables sur ses partenaires dans les relations diplomatiques, que ce soit avec les organisations africaines régionales ou continentales, des partenaires bilatéraux (Etats-Unis, Canada, Royaume-Uni) ou au sein des organisations internationales.

…mais coûteuse

Mais ce réseau de forces prépositionnées — 6 500 hommes, ainsi que 2000 au titre des « forces de souveraineté stationnées dans l’outre-mer français » à la Réunion-Mayotte – coûte relativement cher : 400 millions d’euros par an (qui s’ajoutent au milliard d’euros dépensé annuellement sur les opérations extérieures depuis 2011, en majorité en Afrique). Régulièrement, ce coût (1) est invoqué pour réclamer une réduction du dispositif : un millier d’hommes devraient être retirés de ces bases dans les cinq années à venir, en application de la LPM adoptée ces jours-ci.

Par ailleurs, le statut de ces implantations est peu lisible : chaque cas est particulier, mais les choses ont duré au fil des ans, avec une « sédimentation » qui n’est pas toujours compréhensible aujourd’hui. Ainsi, le contingent à N’Djaména (Tchad) est classé « OPEX », mais existe sous cette forme depuis 1985, au titre des menaces libyennes, même s’il a été plutôt tourné vers la défense du régime tchadien lui-même, et maintenant vers le Sahel et la Centrafrique. De même pour Abidjan (Côte d’Ivoire), ex-base permanente (un bataillon était stationné à Port-Boët, en vertu d’un accord défense), devenu simple contingent (Licorne), et puis à nouveau implantation permanente, à la demande des autorités ivoiriennes actuelles.

Image fausse

Les sénateurs Lorgeoux-Bockel proposent de « dépasser la distinction entre OPEX et forces prépositionnées au profit d’un dispositif global où les effectifs de chaque base évoluent en fonction des besoins ». Dans leur rapport sur le Sahel, l’ancien ministre socialiste de la défense Jean-Pierre Chevènement, et l’ex-président du Sénat Gérard Larcher (UMP) recommandaient également de « mettre de la clarté dans les concepts » s’agissant des « points d’appui » (forces de souveraineté, forces prépositionnées, OPEX), « pour se conformer à nos intérêts stratégiques » et, en étroite coopération avec l’ONU (seule source de la légitimité et de la légalité internationale), avec l’Union Africaine et les organisations régionales comme la CEDEAO, et dans le respect de la souveraineté des États concernés, « pour briser ainsi l’image (fausse) d’un réseau hérité des interventions passées ».

L’exécutif français préfère évoquer un « partenariat stratégique rénové entre la France et les pays africains » (déjà prôné par la présidence précédente), et vouer aux gémonies une « françafrique » honnie. Il cherchera à « habiller » au maximum possible son réseau de bases en un dispositif de coopération au service de « l’architecture africaine de paix et de sécurité » (régulièrement invoquée comme une ardente obligation politique, mais encore peu mise en œuvre).

A cet égard, le rapport « l’Afrique est notre avenir » considère qu’il convient de « donner un sens africain à la présence militaire française en Afrique » et estime que les pôles de coopération devraient être ouverts à des participations de partenaires européens et internationaux, à l’instar de ce qui a été fait pour les écoles [militaires] nationales à vocation régionale (ENVR).

La France mercenaire

Mais cette ouverture se heurte à de nombreux obstacles. Et d’abord au manque d’appétence des Européens pour tout engagement militaire en Afrique (terrain peu connu, dangereux, « marqué » historiquement et politiquement par les Français, etc.) : on se souvient des laborieuses « générations de forces » pour mettre sur pied les opérations européennes en RDC, au Tchad, en Somalie, et en 2013 au Mali.

Pour ce qui est de la Centrafrique, Paris n’a même pas tenté de mobiliser ses partenaires ! En outre, comment résoudre les questions de souveraineté, de responsabilité juridique, de commandement ? Et comment organiser le partage des coûts financiers, en admettant donc que la volonté politique soit bien au rendez-vous ?

L’ancien ministre Pierre Lellouche, déplorant (sur France-Inter, le 5 décembre) « qu’on se retrouve à nouveau tout seuls en Centrafrique », et que la France doive faire « le mercenaire gratuit de l’Europe », espère que Paris proposera au conseil européen des 19-20 décembre, consacré à la relance de l’Europe de la défense, la création d’un fonds européen de financement des opérations extérieures. On peut rêver !

(Première partie de cette revue des forces préalable au sommet France-Afrique ici).

Philippe Leymarie

(1A comparer, pour fixer les idées, aux 3,5 milliards d’euros que coûte chaque année l’entretien de la force de dissuasion nucléaire.

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