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« Gouverner au nom d’Allah », de Boualem Sansal

Les protocoles des sauvages mahométans

par Ali Chibani, 24 janvier 2014

«Cette présentation, articulée en trois points, s’adresse au lecteur insuffisamment informé sur l’islam... » (p. 26). C’est dans ces termes que Boualem Sansal précise l’objectif de son dernier ouvrage qui traite surtout de l’islamisme. Commandé par la fondation allemande Ebert-Stiftung, un think-tank proche du Parti social-démocrate, et élu « coup de cœur » du magazine Le Point, Gouverner au nom d’Allah. Islamisation et soif de pouvoir dans le monde arabe (1), n’est pas « une investigation journalistique, encore moins un rapport d’expert en islamisme, et pas du tout un essai d’islamologie. Il est la réflexion d’un témoin » (p. 11) qui conforte les clichés sur l’islam, en leur donnant une « couleur locale » par l’origine algérienne de l’auteur.

S’il est un champ lexical dominant, c’est bien celui de la peur qui surligne l’esprit catastrophiste du livre : « effrayer », « peur », « dangerosité », « redoutable »... La liste du vocabulaire de la terreur est encore longue pour dessiner un monde qui pâtit de l’islam(isme) dont les mouvements sont représentés par la métaphore biblique du « déluge » qui provoque des « souffrances incommensurables ».

Cherchant rarement à convaincre, l’auteur veut persuader en mobilisant l’émotion de son lecteur. Celui-ci est convoqué, non plus comme un sujet à éclairer, mais comme un témoin acquis d’avance aux thèses du livre. Lorsque Sansal évoque la dangerosité de la chaîne de télévision Al-Jazeera, il n’argumente pas mais affirme que le lecteur sait cette dangerosité : « L’efficacité d’une telle télévision comme Al Jazeera, fortement influencée par les islamistes, n’est plus à souligner. » (p. 98).

On peut être également surpris par le flou maintenu volontairement, bien que rejeté en introduction. Il se pratique par exemple à travers l’ellipse, l’anonymat du pronom indéfini « on » et par l’anonymat de ces sources constituées pour l’écrasante majorité de « certains intellectuels occidentaux » ou de « certains observateurs » qui pensent mais sont rarement nommés.

Une autre tendance de Sansal à la généralisation dément le sous-titre de l’ouvrage qui prétend limiter son champ d’étude au « monde arabe ». Dans sa logorrhée, l’auteur élargit son regard à ce que les Américains appellent le Grand Moyen-Orient. Sansal prétend tirer des leçons de la situation historique du « monde arabe » et cherche ses exemples en Iran ou au Pakistan.

L’auteur dépasse donc l’expérience algérienne, qu’il a vécue, pour aborder sans légitimité aucune et en les simplifiant des questions de géopolitiques internationales qu’il semble ne connaître qu’à travers le biais de la télévision. Il va même jusqu’à conforter les terreurs inspirées et entretenues par les médias occidentaux concernant l’immigration.

Les banlieues, « fiefs islamistes »

Se faisant le relais des thèses de l’extrême droite, Sansal incrimine notamment l’immigration, qui tirerait les salaires vers le bas : « On relève que, dans la plupart des cas, l’appel à la main-d’œuvre étrangère (du Maghreb et d’Afrique noire) avait pour but de faire l’appoint de la main-d’œuvre locale mais aussi, voire surtout, d’exercer une pression à la baisse sur les salaires et les avantages sociaux afin de maintenir la compétitivité du pays et des entreprises mise à mal par des politiques sociales très généreuses et des dépenses publiques excessives... » (p. 100-101). Sansal l’économiste ignore visiblement que dans la plupart des pays européens ce sont les Etats qui déterminent le salaire minimum et que la stagnation des salaires ne nourrit pas les étrangers mais les actionnaires, dont les dividendes ont été multipliés par 4,5 en 30 ans (2).

Dans Le Village de l’Allemand (3), déjà, l’écrivain donnait une place non négligeable à l’islamisme dans les banlieues françaises. Dans son dernier ouvrage, il reprend et développe ce thème. Pour lui, en choisissant la voie de l’intégrisme religieux, les descendants des « premiers émigrés » refusent de vivre l’injustice subie par leurs parents. Pourtant, quelques pages plus tôt, l’islamisme en Europe est donné comme un phénomène aussi mystérieux qu’apocalyptique : « En Europe, la radicalisation qui gagne du terrain parmi les jeunes musulmans de la deuxième et de la troisième génération et parmi les jeunes Européens convertis à l’islam reste aussi inexplicable et inexpliquée. (...) Le divorce, si jamais il y a eu mariage, entre la communauté musulmane et la communauté nationale se profile sous l’action conjuguée de l’actualité et des extrémistes de tous bords. » (p. 65-66).

Raccourcis et contradictions

Gouverner au nom d’Allah est frappant par le nombre de contradictions qu’il contient. Rien n’est jamais acquis dans les opinions d’un Sansal qui fait flèche de tout bois. Pour expliquer l’islamisme, il dit, sans autre précision, qu’«  [il] faut remonter cette histoire et relire le message coranique pour voir ce qui a pu préparer une telle évolution » (p. 67). Le lecteur comprend que la violence est intrinsèque à l’islam. Plus loin, l’auteur regrette cependant qu’on ne sache plus « utiliser sa force bienfaisante et normative pour contrecarrer les idées mortifères propagées par les prédicateurs de l’islam radical » (p. 76).

Le modèle civilisationnel, pour Sansal, ne peut venir que du Vieux Continent, menacé dans ses valeurs par les islamistes. Il ne cesse de répéter que dans « l’Europe des Lumières », « terre de liberté s’il en est, (...) on ne peut pas critiquer l’islam et son Prophète même avec les mots les plus convenus et les meilleures intentions » (p. 48). Revenant sur les polémiques et les manifestations suscitées par les caricatures du prophète Mohammed, Sansal conclut que la liberté d’expression est menacée puisque « le simple énoncé du mot “islam” bloque toute discussion ou la dirige vers les lieux communs du politiquement correct » (p. 47). Et d’ajouter sans craindre le ridicule : « Les médias eux aussi rivalisent de prudence dans le traitement de l’image et de la parole, ils préfèrent même éviter d’aborder le sujet “islam”. »

Boualem Sansal enfume son lectorat. Mais celui-ci ignore-t-il les reportages incessants sur « un islam imaginaire », dont le journal télévisé de David Pujadas ne peut se passer, ou les « unes » qui prolifèrent sur la prétendue « République voilée », menacée par « l’invasion qu’on cache » (Valeurs actuelles) de « Cet islam sans gêne » (Le Point), clichés médiatiques ressassés depuis au moins trente ans alors qu’aujourd’hui, certains médias, comme Charlie Hebdo, sont accusés ouvertement de trouver dans l’islamophobie rampante en France un fonds de commerce (4) ?

Michel Onfray et Tariq Ramadan

En cela, Boualem Sansal imite Malek Chebel et Abdelwahab Meddeb, ses références. Il prône un « islam des Lumières » sans expliquer ce qu’il entend par là, ni ce que cela signifie chez ses « intellectuels » fétiches.

Sansal rejette l’idée d’une guerre des civilisations. Il établit même un lien d’interdépendance vitale entre elles. Et de quelle manière ! Il commence par nous enseigner que le « monde arabe » a été sauvé de la disparition — peut-être s’agit-il d’une disparition culturelle — par, entre autres, la colonisation (5). Ensuite, il rappelle que « certains intellectuels occidentaux considèrent même que le temps de l’Occident s’achève et que l’islam est peut-être en train d’ouvrir une voie au monde, en tout cas il serait en train de féconder et revivifier l’Occident, vieilli et épuisé » (p. 60).

A cet endroit, Sansal augmente sa courte liste de références théoriques par un nom qui ne manque pas de surprendre : « Le philosophe français Michel Onfray, qui connaît une audience considérable en France et sans doute dans toute l’Europe, grâce à son université populaire libre, sise à Caen, dont les conférences, toutes passionnantes, sont accessibles sur Internet, n’est pas loin de tenir un discours similaire. » Boualem Sansal doit avoir des unités de mesure qui lui sont propres, car le « célébrissime » et « passionnant » conférencier est très loin de penser que l’islam sauvera l’Occident du dépérissement. Sur un plateau de télévision, Onfray dénonce l’existence « d’une grande tolérance [en Occident] à l’endroit de gens qui ne tolèrent pas les droits de l’homme ». Il constate qu’il n’y a pas un « Occidental qui est prêt à mourir pour ses idées » contrairement à « plein de gens en islam » disposés à « se faire sauter » pour aller au paradis. Cela lui permet de suggérer la naissance d’une « civilisation qui pourrait être musulmane et planétaire » et qui signerait la fin de l’Occident des Lumières (6).

Les musulmans à la conquête du monde

Comme Michel Onfray dans le même extrait, l’auteur de Gouverner au nom d’Allah considère que les nouvelles technologies et les réseaux sociaux constituent une arme puissante en faveur de l’expansion mondiale de l’islam. A ce niveau-là, l’auteur ne prend plus de gants pour éviter l’amalgame entre « islam » et « islamisme » : « En Europe, l’islam connaît une expansion fulgurante malgré les obstacles mis sur sa route, le premier étant la démocratie elle-même qui empêche l’application de nombreuses prescriptions islamiques. Les jeunes s’engagent massivement et avec ardeur dans la voie de l’islam, dont pourtant ils ont une connaissance rudimentaire, et convertissent avec succès leurs amis chrétiens. » (p. 62).

Un projet tel que celui de dominer le monde ne peut en effet se dire qu’avec des hyperboles qui ne se limitent pas à des adjectifs qualificatifs (« fulgurante », « formidable », « extraordinaire »). Il faut également l’énumération des pays que l’islamisme devrait dominer dans les prochaines années. L’auteur semble faire de ses peurs des réalités. Et pour que ces spéculations soient crédibles, il convient de se poser en analyste politique : « Avec les transformations que connaît le Maghreb depuis le “printemps arabe”, l’UMA [Union du Maghreb arabe], qui a l’avantage d’exister depuis vingt-quatre années et d’avoir les structures adéquates, peut devenir un tremplin pour les islamistes, au pouvoir déjà dans deux pays (Maroc et Tunisie) et en marche pour le prendre dans les trois autres pays (Mauritanie, Algérie, Libye), qui leur permettra de concrétiser leur rêve de construire une puissante union islamiste à laquelle viendraient naturellement s’agréger l’Égypte et le Soudan, voire demain la Syrie, et que les monarchies du Golfe voudront aussitôt occuper et mettre sous leur tutelle. L’islam est né dans la péninsule arabique, c’est là qu’il doit rayonner à nouveau et c’est de là qu’il doit repartir à la conquête du monde. »

Boualem Sansal exagère amplement l’influence de l’UMA, une institution en panne depuis des années à cause du désaccord algéro-marocain sur la question du Sahara occidental. Plus grave encore est la comparaison de la situation marocaine avec la réalité tunisienne. Le Parti de la justice et du développement (PJD) est certes au gouvernement après sa victoire aux législatives de 2011. Il demeure néanmoins sous l’emprise complète du roi Mohammed VI, qui a toujours le dernier mot. En Tunisie, la gestion catastrophique des problèmes politiques et économiques auxquelles est confrontée la population, l’absence de réaction face au terrorisme naissant, ont conduit les Tunisiens à exiger la désignation d’un nouveau gouvernement (7). Quant à l’Egypte, « le pays a connu le 30 juin sa plus puissante mobilisation depuis janvier-février 2011. En masse, les Egyptiens (...) ont voulu signifier leur rejet de la politique menée par M. Morsi et de l’organisation qu’il représente, les Frères musulmans (8). » On aura du mal à imaginer des Frères musulmans, qui n’ont pas pu conserver le pouvoir contre le coup de force militaire du général Abdel Fatah Al-Sissi, conquérir le monde.

A lire Boualem Sansal, si les musulmans ne sont pas instruits, c’est le signe d’une faiblesse qui fait d’eux la proie des intégristes ; s’ils sont instruits, ils forment un lobby dont la fonction est de s’assurer l’expansion de la foi musulmane dans le monde : « On voit aussi l’islam investir les sciences et les techniques les plus avancées, nucléaire, informatique, recherches médicale, spatiale... Il s’est incontestablement constitué une élite scientifique musulmane nombreuse, de haut niveau, pieuse et respectée dans son milieu, qui est persuadée de tenir sa réussite de sa foi et qui se considère en retour au service de l’expansion de l’islam. » (p. 63).

Cible préférée de Sansal, Tariq Ramadan est cité plus d’une fois. Dans un débat digne de l’intellectuel éclairant que veut être Sansal, on aurait bénéficié d’une critique des idées et des écrits de Ramadan. Au lieu de cela, l’auteur préfère tirer la grosse ficelle de la généalogie, au risque de rendre son lecteur narquois : « Les frères Hani et Tariq Ramadan, que nous avons eu l’occasion de citer (rappelons qu’ils sont les petits-fils de Hassan El-Banna, fondateur de l’association des Frères musulmans), travaillent à l’approfondissement et à la propagation de la pensée islamique sous l’angle de la philosophie qui a inspiré leur grand-père, et nous savons comme ils sont puissamment engagés dans ce travail... » (p. 93-94). S’accorder le consentement tacite du lecteur à travers la modalisation « nous savons » relève d’une stratégie argumentative très peu convaincante.

Comment ne pas s’en sortir ?

Peut-on mettre un terme à ce « danger mondial » sur lequel le bienveillant Boualem Sansal attire notre attention ? Pour comprendre le pessimisme absolu et spéculatif de l’ouvrage sur cette question, il faut savoir que, pour Sansal, « la bigoterie fait intrinsèquement partie de l’univers musulman » (p. 83). Le cas turc serait l’exemple parfait de la nation bigote. Si Ankara veut entrer dans l’espace européen, ce serait parce que l’islamisme a besoin de s’y fondre pour mieux se propager par la suite. Le ton laudatif qui introduit la réflexion n’est fait que pour préparer la condamnation à laquelle Sansal aboutit inexorablement — sans logique aucune : « C’est là une évolution extraordinaire qu’un pays musulman voie son avenir dans la modernité et dans un environnement chrétien, en union intime avec lui, cela démontre un attachement fort à l’islam et ne craint pas de s’ouvrir mais au contraire a besoin de le faire pour résister au temps, et cela montre que l’islam est à la recherche d’une profondeur stratégique pour se répandre dans un espace démocratique et laïc qui ne peut le refuser ni lui résister. Ce n’est que là que l’islam peut intégrer, digérer et transformer la modernité et la démocratie et les mettre au service de son expansion. » (p. 64).

De l’art de se taire par modestie

Ecrire pour analyser un phénomène politique, pour dénoncer les intégrismes, renverser les aliénations ou témoigner d’une expérience vécue est en soi louable. Mais encore faut-il se tenir à une ligne claire dont la force serait tirée d’arguments rigoureux et de preuves objectives ou du vécu certes limité mais réel de l’auteur.

Boualem Sansal confond la fiction, le « témoignage » et l’analyse politique ou historique. Si l’on peut accepter les incohérences de la première, on ne les tolérera pas dans un ouvrage qui prétend s’ancrer exclusivement dans le réel pour éclairer les lecteurs.

Boualem Sansal exprime cependant certaines vérités qu’il aurait gagné à suivre lui-même : « Ici, le ressenti peut être exagéré, la peur nourrissant la peur, la réalité est vue avec une loupe déformante et grossissante. Et là, le ressenti minimise la réalité par manque d’information ou par besoin de se rassurer. » (p. 72). Il a indubitablement raté son objectif de concourir au discernement sur l’islamisme. Dans ce livre où la « réalité et le fantasme se rejoignent en l’occurrence pour obscurcir l’analyse » (p. 68), l’auteur cite Albert Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » (p. 79). Une maxime qui paraît taillée sur mesure pour Boualem Sansal.

Ali Chibani

Auteur de l’essai Tahar Djaout et Lounis Aït Menguellet. Temps clos et ruptures spatiales (L’Harmattan, 2012) et du recueil poétique L’Expiation des innocents (Editions du Cygne, Paris, 2011), docteur en littérature comparée à l’université de Paris-Sorbonne.

(1Paris, éd. Gallimard, 2013.

(2Lire « Nos salaires stagnent, les dividendes flambent », une analyse du document « Approche de la compétitivité française » cosigné notamment par le MEDEF, sur le site de La CGT, 14 novembre 2013.

(3Boualem Sansal, Le Village de l’Allemand, Gallimard, Paris, 2008.

(4Lire Olivier Cyran, « “Charlie Hebdo”, pas raciste ? Si vous le dites... », Article 11, 5 décembre 2013.

(5« D’aucuns affirment que le monde “arabe” a été sauvé de cette fatale issue par la colonisation (ottomane puis européenne) qui est venue le sortir de sa torpeur et de la régression dans laquelle il s’était enfermé », p. 15.

(6Sur la « triste route de Michel Onfray vers l’extrême droite », lire Elias Duparc, « Où va Michel Onfray ? », Mediapart, janvier 2014.

(7Lire Serge Halimi, « Islamistes au pied du mur », Le Monde diplomatique, mars 2013.

(8Lire Alain Gresh, « En Egypte, la révolution à l’ombre des militaires », Le Monde diplomatique, août 2013.

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