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Peugeot vu par le Chinois Dongfeng

par Martine Bulard, 5 mars 2014

C’est dans un immeuble tout de verre, en forme de proue de bateau, au siège de Wuhan, que le numéro deux de Dongfeng, M. Zhu Fushou, reçoit une mini brochette de journalistes français. Pas très porté sur les confidences depuis ses pourparlers de prise de participation dans le capital de Peugeot SA, le directeur général a portant décidé d’entrouvrir sa porte. Histoire, sans doute, de préparer le voyage du président Xi Jinping en France, le 26 mars lors de sa tournée européenne. C’est à cette date que devrait être signé l’accord définitif, qui prévoit l’entrée du constructeur chinois au capital de Peugeot pour un investissement d’« au moins 800 millions d’euros », aux côtés de l’Etat français et de la famille Peugeot — chacun détenant 14 % du capital. Une bonne prise pour le numéro deux de l’automobile chinois.

M. Zhu ne s’en cache pas. Une fois passés les préliminaires courtois sur le centenaire des relations sino-françaises et la longue coopération avec le constructeur français qui a commencé en 1992, le directeur général entre dans le vif du sujet. Il parle déjà comme un chef aux commandes, avec les codes idéologiques en vigueur dans un pays où le business est devenu la religion dominante.

La cinquantaine, tout sourire, il explique sa vision du « gagnant-gagnant » en trois points. Premièrement « Peugeot est le premier groupe à s’être historiquement développé en Chine mais il est en situation difficile. Pour retrouver sa capacité de conquête, il a besoin de cash. Or le cash dans une entreprise, c’est comme le sang chez un être humain. Si l’on en manque, on meurt. C’est ce qui arrive à Peugeot. » Dongfeng lui permet de survivre. Bien sûr Peugeot pouvait lever des capitaux sur les marchés financiers, mais là non plus il n’est pas en très bonne posture. Donc, grâce à la perfusion Dongfeng, le lion va renaître. Et même, tel le lion ailé de l’histoire, il va pouvoir franchir les mers et conquérir de nouveaux horizons. Car pour M. Zhu, « Peugeot est une entreprise régionale dans une économie mondialisée » et cela ne semble pas vraiment un compliment dans sa bouche : « 62 % de ses ventes se font en Europe et comme l’Europe connaît la crise, il se retrouve en peine. » Donc, et c’est la deuxième directive donnée par le numéro deux de Dongfeng, « Peugeot doit revoir son positionnement sur le marché afin que la part européenne passe en dessous de la barre des 50 %. Et l’objectif est de conquérir des places en Asie et dans les autres pays émergents ». Fin connaisseur, il rappelle au passage que l’une des difficultés de Peugeot vient de la perte du marché iranien — en raison des « décisions politiques » d’embargo imposées par les Etats-Unis aux constructeurs européens, pour le plus grand profit d’ailleurs des Japonais et Sud-Coréens. Peut-être les liens plus étroits entre Pékin et Téhéran serviront-ils le tandem Peugeot-Dongfeng… à partir de la Chine.

Pour M. Zhu, le troisième axe concerne « les restructurations indispensables afin de réduire les coûts et faire jouer les synergies ». On croirait le représentant local du Mouvement des entreprises de France (Medef). C’est pourtant un membre du Parti communiste chinois. A le suivre, il faut mettre des éléments en commun, partager les risques et conquérir — sous les trois marques (Peugeot-Dongfeng, Citröen-Dongfeng et Dongfeng tout seul) — un public chinois et d’Asie du Sud-Est. Pas de réimportation donc — les modèles asiatiques ne ressemblant pas complètement à ceux de l’Europe. Pour autant, le trio d’enfer (famille Peugeot, Etat français et Dongfeng) aura-t-il les moyens (et l’envie) de se développer en France et en Europe — pour par exemple conquérir des parts de marché dans les pays émergents ? Rien n’est moins sûr. Trop régional, comme dirait le directeur général.

D’autant que M. Zhu l’a gentiment mais fermement rappelé : Dongfeng ne sera pas un partenaire dormant (sleeping partner) : « Nous sommes présents au conseil de surveillance au même titre que les deux autres partenaires », avec le même poids décisionnel. Fini le temps où les Chinois apportaient les capitaux et se mettaient en retrait de peur d’effrayer.

Quant à la présence de l’Etat français, on ne peut pas dire qu’elle soulève un grand enthousiasme — non pas que le responsable chinois craigne une quelconque intervention intempestive pour défendre l’emploi, ou tel ou tel investissement en France (si les gouvernants français avaient quelque velléité de ce genre, cela se saurait et ici, en Chine, Dongfeng, groupe public, sait ce que c’est que de traiter avec les autorités) ; mais sans doute aurait-il aimé disposer d’une part de capital plus grande. « Nous avions commencé les négociations avec Peugeot depuis longtemps. Puis l’Etat a voulu intervenir. C’est comme cela. Et un actionnaire de plus, c’est un soutien de plus — pas une contrainte de plus. »

Lire Clément Ruffier, « Un robot en France, un ouvrier en Chine », Le Monde diplomatique, janvier 2010.Si le directeur général est très expansif sur tout ce que son groupe va apporter à son partenaire français, il est beaucoup plus discret sur la réciproque : « Chaque partenaire apprend de ses partenaires ». Et le groupe n’en manque pas : il est allié avec Nissan (parmi les premières marques vendues en Chine), Honda, Kia... « Chacun apporte ses technologies, son savoir-faire. On essaie plusieurs pistes et nous avons confiance dans les relations avec Peugeot. » Et quand on insiste sur l’avance du constructeur français, singulièrement dans le domaine des voitures électriques et hybrides, M. Zhu rappelle que Peugeot a sans doute « des performances technologiques mais n’a pas su s’adapter aux besoins du marché chinois ». De fait le groupe a vu ses parts de marché en Chine dégringoler de 8 % en 2002 à un peu plus de 3 % en 2013, malgré une remontée spectaculaire l’an dernier (+ 26 %). Et si Peugeot apporte ses innovations, Dongfeng apporte ses connaissances du marché, son réseau de distribution et… ses salariés pas chers — mais de cela, il n’a rien dit, bien sûr. En revanche, il a confirmé qu’il y aurait une société commune (joint venture) spécifiquement chargée de la recherche et développement.

Quant à savoir si le « dragon Dongfeng (vent d’Est, selon la traduction) va manger le lion Peugeot », M. Zhu s’en défend avec la même amabilité : « nous n’avons ni l’ambition ni la capacité d’avaler Peugeot. Notre objectif est d’augmenter les ventes partout. » Et de toute façon, conclut-il, « si Dongfeng n’était pas entré au capital de Peugeot, d’autres partenaires financiers l’auraient fait. » Il n’a pas tout à fait tort. Sauf à envisager une nationalisation… Mais c’est une autre histoire, purement française, celle-là.

Deuxième partie : « Les tribulations d’un Français chez Dongfeng ».

Martine Bulard

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