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Rencontre avec Liu Zhenyun

« Internet est un cadeau de Dieu pour les Chinois »

par Martine Bulard, 19 mars 2014

Le Salon du livre de Paris (du 21 au 24 mars), qui a retenu Shanghaï comme ville invitée — à découvrir en lisant l’essai original et passionnant de Françoise Ged, Shanghai : l’ordinaire et l’exceptionnel (Buchet Chastel, 2014) —, reçoit une délégation d’écrivains chinois. Parmi eux Li Er, dont le roman Le jeu du plus fin est traduit pour la première fois en français (par Sylvie Gentil, Editions Philippe Picquier, 2014). Autre invité : Liu Zhenyun, dont deux ouvrages viennent d’être publiés en France, Se souvenir de 1942 et En un mot comme en mille, tous chez Gallimard/Bleu de Chine (Lire Philippe Pataud Célérier, « Vieux cauchemars chinois », Le Monde diplomatique, février 2014). C’est par un dimanche clair et ensoleillé — ce qui est assez rare ces temps-ci à Pékin — que je l’ai rencontré.

Tout sourire, la traditionnelle Thermos pleine d’eau chaude à la main, Liu Zhenyun pose sur la table ses romans traduits en français, dont Les Mandarins (Bleu de Chine, 2004) — plus que jamais d’actualité, bien qu’écrit il y a dix ans. En effet, l’auteur y raconte avec humour comment un service de la fonction publique est bouleversé par un changement de ministre, les luttes d’influence et les petites trahisons pour gagner les faveurs du nouveau venu. Depuis l’arrivée au pouvoir du nouveau président Xi Jinping en mars 2013, des dizaines de ministères et de services ont changé de chef et l’on imagine les réactions plus ou moins affolées. Les « mandarins » sont-ils toujours là ? Leurs subordonnés demeurent-ils aussi cocasses dans leur volonté de les séduire ? « Les changements de ministres, c’est comme la pollution, assure Liu, qui parle beaucoup par image, cela ne peut aller que de mal en pis. Naturellement, les mandarins jouent toujours un rôle important. » Sans nul doute, il pourrait réécrire son roman... en plus féroce encore.

Notre rencontre a eu lieu le 2 mars, au lendemain des attaques terroristes à la gare de Kunming, où des criminels encagoulés ont tué vingt-neuf personnes à coups de couteau — des militants séparatistes ouïgours, selon les autorités chinoises. Cette violence inimaginable a ému, à juste titre, la population chinoise. Et bien sûr Liu. Il ne parle pas directement des Ouïgours et du Xinjiang — sujet tabou par excellence —, particulièrement en pleine émotion populaire. Mais il ne renonce pas pour autant à aller au-delà du discours officiel. Avec une grande finesse, il explique : « Ce qui est important pour un écrivain, ce n’est pas la description de la réalité, mais de comprendre ce qu’il y a derrière, c’est de fouiller le contexte, de découvrir les raisons des actes. On s’aperçoit que, souvent, les raisons présentes sont nées dans le passé. » Et sur le passé comme sur le présent du Xinjiang, il y a effectivement beaucoup à défricher...

Lire « Quand la fièvre montait dans le Far West chinois », Le Monde diplomatique, août 2009. Liu poursuit son raisonnement en racontant combien il lui fut difficile d’écrire sur la grande famine de 1942, qui fit trois millions de morts dans son Henan natal alors occupé par le Japon. « C’est l’un des épisodes les plus meurtriers de notre histoire, mais personne ne s’en souvient, déplore-t-il. Quand je parle de la grande famine à ma grand-mère, elle me rétorque : “tu sais, des gens morts de faim, il y en avait tout le temps. De quelle année veux-tu parler ?” ». Et la même réponse sera donnée par la plupart des habitants du village de Yanjin, où il a vécu. Liu n’a pas abandonné et il a mené son travail d’investigation pendant plus d’un an.

« Dans Se souvenir de 1942 — mais cela est également vrai dans mes romans —, je souhaite décrire et expliquer le point de vue des habitants, ajoute-t-il. J’ai cherché à comprendre pourquoi ils ont oublié ces trois millions de morts. Je voulais écrire LEUR point de vue face à la mort. » Il souligne qu’avec la famine, les habitants du Henan ont dû faire face au dilemme suivant  : « manger grâce à l’occupant japonais qui distribuait la nourriture ou mourir de faim sous un gouvernement chinois », celui de Tchang Kaï-chek, qui finira à Taiwan. Beaucoup choisiront la survie. Cela pourrait (aussi) expliquer l’amnésie généralisée en ces temps d’hostilité renforcée avec le Japon.

La plaisanterie et la mort

Mais ce qui intéresse surtout Liu, c’est le rapport des Chinois à la mort. « Ils ont connu tellement de catastrophes dans le passé qu’ils ont appris à plaisanter. Et au moment de succomber, certains se disent ”j’ai déjà vécu un jour, deux jours ou trois jours de plus que mon voisin. C’est déjà cela”. En fait, poursuit Liu, la plaisanterie est une façon de faire face à une situation qui est dure, cela permet à l’acier de fondre. Quand on est face à des catastrophes, la première fois, on a très peur ; la deuxième, on ne sent plus rien ; la troisième, on plaisante. C’est ce qu’ont vécu les Chinois, et la nation entière plaisante pour conjurer le sort. Mais au fond, faire une plaisanterie devant la mort, n’est-ce pas cela la plus grande plaisanterie ? »

Son projet ? « Parler du Grand bond en avant », lancé par Mao Zedong obsédé par l’idée de dépasser l’URSS et les pays occidentaux entre 1958-1962, qui conduira à une (autre) grande famine. « Ce livre [qu’il devrait intituler] 1962 est déjà dans ma tête. Je n’ai plus qu’à l’écrire ». Mais évidemment, il est plus facile de mettre en cause le pouvoir nationaliste de Tchang Kai-chek que le Grand Timonier. La thèse officielle énoncée par Deng Xiaoping, selon laquelle « Mao c’est 70 % de bon, 30 % de mauvais » demeure en vigueur. Stèles, de Yang Jisheng, qui répertorie les morts du Grand Bond, n’est toujours pas publié en Chine. Mais, assure Liu, « écrire un roman n’est pas la même chose qu’écrire un essai comme Stèles. A mon sens, le roman est ce qui s’approche le plus de la vérité car on peut plonger dans les racines du passé et faire comprendre le contexte ». Quant à la censure, « c’est moins difficile pour les auteurs de romans que pour les metteurs en scène car les fonctionnaires lisent moins », ajoute-t-il avec malice. L’avenir dira si son optimisme est justifié.

« Je parle au nom des pauvres »

« Je sais, poursuit Liu, qu’en Occident vous considérez Mao Zedong comme Hitler. Mais ce n’est pas juste. A une époque où la Chine était attaquée par les Japonais, c’est lui qui a rassemblé les paysans, leur a donné à manger pour lutter contre l’envahisseur. C’est lui qui a permis à la Chine de se relever. C’est un grand dirigeant de l’Etat chinois. Pour moi, il reste un héros. Certes, on ne peut pas faire l’impasse sur la politique qui a suivi et sur les morts. Mais on ne peut juger le passé avec les yeux d’aujourd’hui. Et c’est le modèle même de la Révolution qui est en cause — pas l’objectif. »

Malgré son succès en Chine, où il est très connu, Liu ne veut surtout pas endosser le costume de porte-parole d’une génération d’écrivains. « Je m’exprime au nom du genre humain, des hommes les plus humbles, des petites gens. Je suis né dans une famille pauvre et je parle du point de vue des pauvres. »

Donner la parole au plus grand nombre... Selon lui, Internet va modifier en profondeur les rapports sociaux dans son pays. « Internet est un cadeau de Dieu pour les Chinois. Avant, il y avait les journaux et la télévision : les Chinois écoutaient. Désormais, avec Internet, ils parlent. Cela va aider au changement. Cela favorise la liberté et l’équité. La Chine a besoin de plusieurs voix, elle a beaucoup souffert de n’en avoir qu’une seule. » A l’entendre, quelles que soient les vicissitudes, l’évolution est irréversible.

Le cœur est bon, la vision mauvaise

Le seul sujet d’actualité qu’il accepte de commenter est la pollution qui s’abat en ce début mars et qui est de toutes les conversations avec les Pékinois. Le jugement est sévère : « Quand on mène une politique, il faut prévoir les conséquences. On a produit, produit, et l’on s’aperçoit maintenant que c’est une catastrophe. Ce qui manque au Chinois, ce n’est pas l’argent. Ce n’est pas le courage. C’est la pénurie de vision. Chez les Chinois, le cœur est bon, mais la vision est très mauvaise. Ils ne voient que l’immédiat. »

Martine Bulard

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