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Un peintre dans « L’Egypte en mouvement »

Une nouvelle livraison de « Manière de voir », le bimestriel du « Monde diplomatique », intitulée « L’Egypte en mouvement », sort dans les kiosques le jeudi 15 mai. Ce numéro sera présenté lors d’un débat le 15 mai à 18 heures à l’Iremmo, par Chaymaa Hassabo, chercheuse rattachée à la chaire d’histoire du monde arabe contemporain du Collège de France, et moi-même. Lors de cette soirée, sera aussi mise en lumière l’œuvre exceptionnelle du peintre Hamed Abdallah dont plusieurs lithographies seront exposées ; plusieurs de ses tableaux ont servi à l’illustration de ce « Manière de voir ». Sont reproduits ci-dessous « Conscience du sol », daté de 1970, ainsi que le texte que je consacre à l’artiste, sous le titre « Un peintre de l’espoir toujours vivant ».

par Alain Gresh, 12 mai 2014
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« Conscience du sol »
Hamed Abdallah, 1970.

La lutte du peuple égyptien s’inscrit dans une longue tradition de combats et d’aspirations qu’a exprimés et illustrés le peintre Hamed Abdallah, sur le sol de sa patrie ou durant ses années d’exil. L’Egypte se réveille. Après un long sommeil imposé par des gouvernants ineptes, qui ont plongé le pays dans la misère, l’inculture et la soumission. Pour s’inventer un avenir, l’Egypte tente de renouer avec un passé longtemps occulté ou réduit à de la mémoire morte. Qui se souvenait de la première modernisation, voulue par Mehémet Ali au lendemain de l’expédition de Bonaparte et qui sera brisée par l’intervention des puissances coloniales ? Qui se souvenait de la révolte d’Orabi Pacha en 1882, cherchant déjà à arracher son pays aux griffes de la finance internationale et à la malédiction de la dette, et oblitérée par les canons de la flotte britannique ? Qui se souvenait des multitudes ouvrières et étudiantes défilant en 1946, sous le mot d’ordre « A bas l’Angleterre ! » et exigeant la justice sociale, que le Palais et l’occupant se chargèrent de noyer dans le sang ? C’est toute cette mémoire que la place Tahrir a ramenée au jour.

Pourtant, le 23 juillet 1952, à l’aube, les Officiers libres, conduits par un jeune colonel inconnu, Gamal Abdel Nasser, s’emparaient du pouvoir avant de proclamer, une année plus tard, la république. Ce n’était pas un « coup d’Etat » ordinaire, car l’armée portait les aspirations populaires, le désir de construire un pays indépendant, moderne, libre. « Lève la tête, mon frère », lisait-on sur les banderoles hissées au-dessus des villages, un mot d’ordre qui renaîtra en janvier 2011. Une toile du peintre Hamed Abdallah de 1954 s’intitule Espoir, reprenant le thème d’un autre tableau de 1946 figurant un paysan les bras tendus vers un avenir radieux. Une nouvelle fois le peuple égyptien montait à l’assaut du ciel.

Pourtant, petit à petit, cet espoir sera distordu, altéré, défiguré avant d’être définitivement trahi. Le départ des troupes britanniques, la réforme agraire, l’accès à l’éducation et à la santé, les fondations d’une indépendance économique, toutes ces réelles avancées seront de courte durée. Le régime s’enlisera dans l’autoritarisme qui s’impose et qui débouchera sur la mise en cause des premières conquêtes. Peut-on faire le bonheur du peuple sans lui ? La défaite de l’été 1967 face à Israël, la mort de Nasser en septembre 1970, l’arrivée au pouvoir d’Anouar El-Sadate, l’infitah (ouverture économique) signeront l’arrêt de mort de l’expérience nassérienne et de l’espoir d’une Egypte plus juste, plus égalitaire. Les « émeutes de la faim » de janvier 1977 seront noyées dans le sang.

Cette histoire de l’Egypte, Hamed va y participer, l’accompagner, la vivre douloureusement au plus profond de lui-même, concerné et engagé comme toute sa génération. Cet homme né en 1917 au Caire, mais originaire de Sohag, enraciné dans la vie rurale, plus que tout autre sensible à la misère du fellah (paysan), vibre avec la révolution de 1952, avant de critiquer son autoritarisme. De passage à Paris en 1956, il assiste au déchaînement médiatique contre Nasser, cet « Hitler au petit pied » (Guy Mollet, premier ministre socialiste de l’époque). Et à l’agression de la France, du Royaume-Uni et d’Israël contre son pays. C’est en Europe qu’il pleurera la défaite de 1967, accompagnée là aussi d’une formidable campagne de désinformation pro-israélienne. La Guerre, La Défaite, Tristesse, Capitulation, La Faim, Infitah… — ses tableaux scandent la descente aux enfers de son pays dans la pauvreté et l’arbitraire que l’Occident, aveuglé par ses bonnes relations avec Sadate puis avec son successeur Hosni Moubarak, refuse de voir. Il est vrai que les accords de Camp David de 1978 sont célébrés avec démesure en Europe et aux Etats-Unis, alors que pour le peuple égyptien ils sont vécus comme une ultime trahison de la Palestine tant de fois abandonnée par ses frères arabes.

Exilé dans divers Etats européens, Hamad ne rentrera au pays que quelques années avant sa mort, en 1985. Il est difficile pour un homme libre de vivre dans un pays où toute idée nouvelle, toute critique, toute innovation est soumise à la censure. Pourtant, tout au long de l’exil, Hamed affirmera ses racines égyptiennes. « Vivre au Danemark m’a aidé à réaliser combien j’étais arabe », écrira-t-il. Dans son art, mais aussi dans ses prises de position, il rejette la copie servile du Nord mais aussi une forme d’isolationnisme qui le couperait du mouvement international des idées et qui camoufle mal la xénophobie. Car, alliée de l’Occident, l’Egypte de Moubarak ne craint pas de s’enfermer aussi dans la dénonciation de tout ce qui vient de l’étranger.

Hamed ne verra pas la chute du président Moubarak, ni le soulèvement qui l’a suivi, chantant à nouveau le désir de dignité, de liberté, de justice sociale. Nul doute qu’il l’aurait accompagné d’un nouveau tableau intitulé Espoir, cet espoir qui ne veut pas mourir, cet espoir sans cesse recommencé.


« L’Egypte en mouvement »

Manière de voir n° 134 — Juin - juillet 2014.

En kiosques le 15 mai 2014.

Alain Gresh

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