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Jean-Louis Hurst, le déserteur éternel

C’est une figure du soutien au combat de l’indépendance algérienne qui vient de s’éteindre. Jean-Louis Hurst, déserteur, porteur de valise, sera inhumé en Algérie. Sylvie Braibant en dresse le portrait.

par Sylvie Braibant, 15 mai 2014

L’Algérie ne le quittait jamais. Elle avait traversé son enfance - il y avait vécu quelques mois lorsque son père, officier réserviste, décida de quitter la France en 1940 avec sa famille, pour rejoindre de l’autre côté de la Méditerranée les militaires convaincus d’entrer en résistance contre l’occupant nazi. Il avait alors à peine plus de 5 ans, mais ces habitant-e-s, ces paysages somptueux et austères du Constantinois le marqueront à jamais.

L’après guerre sonne le temps de la première rupture, avec son père qui, à l’instar d’autre résistants, passe du statut de héros à celui de traître, en troquant le refus du fascisme pour celui des indépendances qui s’éveillent partout dans l’Empire colonial, ce père qui ira jusqu’à s’engager pour que l’Indochine reste française.

Un voyage au Proche Orient le ramène vers les parfums de la Méditerranée, les rocailles et cette végétation sévère qu’il affectionnait tant, se moquant plus tard de ce « vert idiot des campagnes françaises ». Il s’y frotte en même temps au socialisme appliqué des Kibboutz et à la condition des Palestiniens chassés hors de leurs terres.

Il s’éveillera décidément avec la guerre d’Algérie, il a alors 20 ans lorsque « les événements » tels qu’on les appelait alors enflamment les deux rives de la Méditerranée, l’âge de partir dans les Aurès, comme le recommande alors le Parti communiste français auquel il a adhéré, qui n’en a pas fini non plus avec ses ambiguïtés coloniales. Instituteur, et comme son père, officier de réserve, il ne partira pas. Ruptures encore : il désertera, l’armée et le parti communiste dans un même geste, passant en Suisse et en Allemagne, là où des filières de soutien aux combattants indépendantistes se mettaient en place. Il écrira alors l’un des livres qui marquèrent un tournant de cette sale guerre, tout à la fois manifeste politique et mode de vie, Le Déserteur, signé du pseudonyme Maurienne (du nom d’un massif montagneux), hommage au Silence de la mer de Vercors (autre montagne tenue par les maquisards, pseudonyme de Jean Bruller), œuvre coup de poing de la seconde guerre mondiale. Le Déserteur parut aux éditions de Minuit, celles qui avaient publié La Question d’Henri Alleg, sur la torture systématique pratiquée par l’armée française en Algérie — et aussi bien sûr Le Silence de la mer. Comme La Question, Le Déserteur fut interdit (mais plusieurs fois réédité). Trop tard pour empêcher qu’il marque les esprits. Des dizaines de jeunes appelés désertèrent à sa suite.

C’est lors de l’un de ses passages dans l’une des bases arrières des porteurs de valises, ces Français qui entrainés par Francis Jeanson d’abord, puis par Henri Curiel, se mirent au service du FLN algérien, à Francfort, qu’il rencontra Heike. Militante elle aussi, Heike Hurst deviendra l’une des grandes plumes de la critique cinématographique, souvent pensée d’un point de vue féministe (Heike Hurst est morte en 2012). Ils s’installeront ensemble en Algérie devenue indépendante en 1962. Annik naît en 1964, une fille chérie dont Jean-Louis parlait sans cesse avec émerveillement, peut-être pour compenser la désertion paternelle dont il fit quelque peu preuve au fil des ans.

A Alger, il est un « pied rouge », cette expression inventée en miroir inversé des pieds-noirs de la colonisation. Il fait merveille comme pédagogue et organisateur de « chantiers de jeunesse », lieu de travail volontaire, projet socialiste, menés dans les montagnes de Kabylie, aux côtés de l’exceptionnelle Didar Fawzy. Auprès de cette native d’Egypte, il rencontra Henri Curiel, et œuvra aussi pour les mouvements de libération nationale qui fleurissaient partout dans le monde contre les colons et contre les dictatures. Ses anciens élèves lui gardent jusqu’aujourd’hui un amour intact. Déjà trop âgé, trop loin de France, Mai 68 lui échappe.

Jean-Louis Hurst, « Les somnambules, les affairistes et les inquisiteurs », Le Monde diplomatique, août 1992. Il finit par quitter l’Algérie, quelques années après la destitution de Ben Bella, parce qu’il ne s’y reconnaissait plus, une nouvelle rupture tant dans sa vie de militant qu’amoureuse. Rentré en France, il réintègre l’éducation nationale, propose des exercices peu en phase avec une France encore sclérosée, fait tourner un film à ses élèves sur la peine de mort, chronique d’un divorce annoncé avec l’enseignement qui se concrétise en 1972. Nouveau départ avec le quotidien Libération, lancé par Jean Paul Sartre en 1973. Il y suit les questions d’éducation mais aussi ces sujets aveugles du journalisme, comme la vie dans les foyers de travailleurs immigrés et les premiers soubresauts d’une jeunesse exclue dans les banlieues françaises. Jusqu’à cette année 1978 — 4 mai 1978, assassinat d’Henri Curiel en France, et en décembre longue agonie du président algérien. Le journal l’envoie en Algérie — ce retour est un choc, sa plume s’assèche, incapable de se soumettre aux images qui l’assaillent. Comme pour ce livre sur les « pieds rouges » tant de fois commencé, tant de fois suspendu. Qui ne pouvait être que le sien. Cette dernière séparation, longue à s’installer, celle d’avec Libération — douleur intense.

Sa radicalité, publique et privée, le rendait bien sûr invivable, cassant. Mais il était passionné, généreux aussi, et si désireux de transmettre. Entre autres, deux souvenirs très personnels : en 1979, j’entamais aux côtés de l’écrivain Gilles Perrault une enquête sur Henri Curiel (Un homme à part, Fayard, 1984, réédité en 2006), cousin germain de mon père, dont on sait aujourd’hui qu’il fut tué en mai 1978 par des mercenaires français. J’interrogeais longuement Jean-Louis. A un détour de l’entretien, il me lança :« je pense à ta curieuse carrière qui commence sur le dos d’un cadavre. » Des années plus tard, je me lançais sur les traces d’Elisabeth Dmitrieff, communarde russe, pour un autre livre. Elle avait eu comme professeur sur ses terres natales du sud de Saint Petersbourg Modeste Moussorgski, dont j’étais ignorante. Un opéra où il m’entraîna et des heures de discussion plus tard, j’étais imprégnée de la musique de ce compositeur révolutionnaire. Je lui dois ce qui me semble être, aujourd’hui encore, de très belles lignes.

Il est mort le 13 mai 2014, à l’âge de 79 ans. Il sera inhumé en Algérie, cette terre où il fût si heureux et qu’il n’avait jamais réellement quittée.

Sylvie Braibant

Texte initialement paru sur le blog de l’auteure.

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