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Au Sahel, le gendarme français bombe le torse

Sur ce plan, au moins, le pouvoir français a de la suite dans les idées : méthodiquement, Paris met en œuvre son « plan antiterroriste » à l’échelle du Sahel. Le ministre français de la défense, Jean-Yves le Drian, en avait livré la primeur au secrétaire américain à la Défense Chuck Hagel le 24 janvier dernier. La réorganisation du dispositif français avait aussitôt été entamée. Et le mini-sommet « régional » organisé samedi dernier dans l’urgence à Paris par le président français François Hollande, pour « déclarer la guerre » au groupe intégriste Boko Haram au Nigeria, en est la suite naturelle, au moment où intervient une nouvelle dégradation de la situation au Nord-Mali (1).

par Philippe Leymarie, 20 mai 2014

A première vue, le projet avait de quoi décontenancer : une réunion sur la sécurité à l’intérieur de la première puissance d’Afrique de l’Ouest, pratiquement « convoquée » par un chef d’Etat non africain (même s’il est sans cesse rappelé que le nigérian Goodluck Jonathan en aurait fait la proposition à François Hollande) ; et organisée en France, ce qui n’est pas non plus le lieu symboliquement le plus évident ; « Aux origines de la secte Boko Haram », Le Monde diplomatique, avril 2012. le tout constituant de fait un désaveu du régime de Goodluck Jonathan, incapable de maîtriser la situation au nord de son pays, et accusé — par une fraction de l’opinion nigériane et de la communauté internationale — de ne pas avoir pris ses responsabilités depuis la dernière vague d’attentats attribués à Boko Haram (2) : elle a culminé avec l’enlèvement de deux cent soixante-seize lycéennes le 14 avril à Chibok, dans l’Etat de Borno (deux cent vingt-trois d’entre elles, en majorité chrétiennes, sont toujours portées disparues), et le 20 mai avec un attentat particulièrement meurtrier (au moins cent dix huit morts) à Jos, dans le centre du pays.

Politiquement, l’entreprise paraît réussie :

 les chefs d’Etat des six pays africains concernés étaient au rendez-vous, à Paris, une dizaine de jours seulement après le lancement du projet (même s’il est vrai que la plupart n’ont rien à refuser au « parrain » français).
 Goodluck Jonathan, le Nigérian (qui a beaucoup à se faire pardonner) s’est dit « pleinement engagé pour retrouver les filles où qu’elles soient » — ce qui est bien le moins.
 Paul Biya, le Camerounais (dont les relations avec son voisin nigérian n’ont pas toujours été cordiales, et qui est soupçonné d’avoir fermé les yeux sur les activités de Boko Haram sur son territoire) a lancé un martial « Nous sommes ici pour déclarer la guerre à Boko Haram », lors de la conférence de presse de clôture du mini-sommet.
 Thomas Boni Yayi, président du Bénin, a soutenu que « l’intolérance religieuse n’a plus sa place » en Afrique (un vœu pieux de plus).
 Mahamadou Issoufou, président du Niger, s’est félicité que ce sommet ait permis de discuter « du développement économique et social de la zone », c’est à dire du long terme.
 Et Idriss Deby, le président du Tchad (qui s’y connaît, dans le genre) a estimé que «  ces terroristes ayant déjà fait du mal dans la sous-région, les laisser continuer, c’est prendre le risque de laisser l’ensemble de la sous-région, de l’Afrique, dans le désordre ».
 Enfin, les gouvernements américain et britannique avaient donné leur onction à cette réunion franco-africaine, où ils étaient représentés par des ministres.

« Hollande l’Africain »

Une opération politico-médiatique rondement menée, donc, par « Hollande l’Africain » fort de ses campagnes militaires au Mali et en Centrafrique, engagé avec constance dans une « diplomatie militaire » où on ne l’attendait pas trop, qui a trouvé dans ce nouveau combat élargi au Sahel, et maintenant contre Boko Haram au Nigeria, un champ d’action à sa mesure — le dernier, à vrai dire, où la France ait conservé quelque influence.

Le « plan » adopté par ce sommet-express prévoit, dans l’immédiat, de :

 « procéder à des patrouilles coordonnées » (ce qui est déjà le cas, par exemple entre le Nigeria et le Niger) (3) ;
 « mettre en place un système de partage du renseignement » ;
 développer « des mécanismes d’échanges d’information sur les trafics d’armes et renforcer les mesures de sécurisation des stocks des armées » ;
 « mettre en place des mécanismes de surveillance des frontières ».

Tout cela est bel et bon, mais ce n’est pas la première fois que ce type de mesures est préconisé, et adopté. Leur réalisation se heurte au manque de moyens et de personnels qualifiés, ainsi qu’à des obstacles relatifs à la souveraineté de ces pays.

Stratégie régionale

A plus long terme, les participants à ce sommet se sont engagés à :

 « mettre en place une cellule de fusion du renseignement »  ;
 « instituer une équipe dédiée qui identifiera les moyens à mettre en œuvre et élaborera dans un second temps une stratégie régionale de lutte contre le terrorisme, dans le cadre de la Commission du bassin du lac Tchad » (avec, selon les termes du président Hollande, « une présence militaire autour du lac Tchad et une capacité d’intervention en cas de danger ») ;
 « accélérer la mise en place de sanctions internationales, en priorité dans le cadre des Nations unies, à l’encontre de Boko Haram, d’Ansaru (un mouvement dissident) et de leurs principaux responsables ».

Toujours selon les conclusions de ce sommet, la France, les Etats-Unis, la Grande Bretagne et l’Union européenne s’engagent à :

 « soutenir cette coopération régionale et à renforcer le dispositif international de lutte contre Boko Haram et de protection des victimes » (expertise technique, programmes de formation et soutien à des programmes de gestion des espaces frontaliers) ;
 « mobiliser les bailleurs de fonds en faveur de programmes favorisant le développement socio-économique des régions concernées », en particulier en faveur des femmes.
 veiller à « la protection des droits des jeunes filles victimes de violences, de mariages forcés ou menacées d’esclavage ».

Sur du velours

Visiblement, le « paquet » de résolutions était ficelé d’avance, et n’a pas fait l’objet de débats approfondis de la part des chefs d’Etat, qui n’ont passé que quelques heures sur place. Leur mise en œuvre est incertaine. C’est sans doute pour conjurer ce pessimisme que, précise le communiqué final du sommet, le Royaume-Uni accueillera le mois prochain au niveau ministériel une « réunion de suivi » pour faire le point sur les progrès de ce plan d’action.

Dans l’immédiat, la seule « valeur ajoutée » de ce sommet aura été de mettre en relief la faiblesse de l’actuel pouvoir fédéral nigérian ; et d’avoir, grâce à une amicale pression française sur le président camerounais Paul Biya, amené Yaoundé à s’engager lui aussi dans le combat contre Boko Haram.

Pour ce qui est de sa propre participation à cet effort, Paris joue sur du velours : il « n’est pas besoin pour la France de déployer des unités militaires, [puisqu’]elles sont présentes dans la région », a relevé samedi François Hollande, lors de la conférence de presse de clôture du sommet.

Une cellule de la Direction du renseignement militaire (DRM) a été envoyée au Nigeria, où elle a retrouvé plusieurs de ses homologues étrangers. Des moyens d’observation sont disponibles à N’Djamena (Rafale, Atlantic) et Niamey (drones), et peuvent opérer avec les éléments américains également déployés dans la région. Reste à organiser ce partage du renseignement, et à définir les procédures de coopération entre les divers moyens disponibles dans la région, sachant qu’il n’est pas question, en principe, d’intervention directe au Nigeria.

Des unités des forces spéciales françaises, basées au Burkina, sont susceptibles d’intervenir dans toute la région. Par ailleurs, des réserves de troupes sont disponibles au Mali, en Côte d’Ivoire, au Gabon, et jusqu’au Sénégal, voire à Djibouti.

Sans date limite

Ce dispositif est cependant en cours de réorganisation. Partant du principe que la « guerre frontale contre les groupes djihadistes au Mali est terminée » (Jean-Yves Le Drian) (4) , mais que le Sahel reste une « zone de dangers et de trafics en tous genres » et que les frontières ne constituent pas un obstacle pour les bandes armées, il sera mis fin dans les mois à venir aux opérations Serval (Mali), Epervier (Tchad), Sabre (Burkina) sous leurs formes actuelles.

« Comment le Sahel est devenu une poudrière », Le Monde diplomatique, avril 2012. L’ensemble des éléments français déployés au Sahel — qui seront maintenus, assure le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian, à un niveau de trois mille hommes, « le temps qu’il faudra, sans date limite » — sera commandé à partir d’un état-major régional créé à N’Djamena, qui aura autorité sur le « G5 » (dans le ressort des cinq Etats sahéliens), en liaison désormais avec le Nigeria, et — dans la mesure du possible — avec l’Algérie. Il sera composé ainsi :

 un millier d’hommes resteront basés à Gao (Mali), qui deviendra un pôle d’opérations à vocation régionale ;
 le Tchad continuera d’héberger notamment un important détachement aérien ;
 Niamey (Niger) sera spécialisé dans le renseignement et les drones ;
 Ouagadougou (Burkina) dans les forces spéciales ;
 des postes avancés seront créés ou maintenus dans les confins du Niger (Agadez, Arlit), du Tchad (Faya-Largeau, Abéché), de Mauritanie (Atar), du Mali (Tessalit) ;
 l’implantation d’Abidjan — où Licorne laissera la place aux « Forces françaises en Côte d’Ivoire » — devient la base opérationnelle avancée sur la façade ouest de l’Afrique, qui servira également de pôle logistique, « en appui aux opérations dans la bande sahélo-saharienne ».

Nation-cadre

Le tout sera articulé avec deux pôles de coopération, de conseil et de formation au profit des forces régionales africaines, qui seront les bases de Dakar (Sénégal) pour l’Afrique de l’Ouest, et de Libreville (Gabon), pour l’Afrique centrale — cette dernière, jusqu’ici spécialisée dans l’intervention, étant appelée à changer de vocation.

Non seulement l’exécutif français ne paraît pas redouter d’être à nouveau catalogué comme un « gendarme de l’Afrique », mais il semble en redemander, aspirant à être la « nation cadre » d’un dispositif antiterroriste international. Le ministre français de la défense a fait ces dernières semaines le tour de ces implantations, pour expliquer le sens de sa réforme.

A l’état-major, on évoque un dispositif plus souple et évolutif que le système actuel, et un « raisonnement en termes de “plates-formes” » et non plus de « logique de garnisons ». Un rapport de l’Assemblée nationale sur l’état, le rôle et l’avenir des bases françaises est attendu pour septembre. Le nouveau dispositif devrait pouvoir se mettre en place à partir de l’an prochain.

Philippe Leymarie

(2Une quinzaine d’attaques, depuis le début de cette année, ont fait près de deux mille victimes.

(3Dans la région, le Mali a aussi conclu des accords bilatéraux avec le Niger et la Mauritanie.

(4Des combattants touareg du MNLA ont attaqué les 16 et 17 mai le gouvernorat de Kidal, chef-lieu d’une des provinces du nord du Mali, à l’occasion d’une visite du premier ministre malien ; les combats ont fait une quarantaine de morts, dont le préfet, alors qu’une trentaine de fonctionnaires étaient pris en otages, avant d’être libéres deux jours plus tard. L’état-major français aurait décidé de retarder de quelques semaines le basculement de troupes entamé au Mali, en raison de la détérioration de la situation à Kidal.

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