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Doxa

par Alain Garrigou, 3 novembre 2014

«En voulant justifier des actes considérés jusque-là comme blâmables, on changea le sens ordinaire des mots »  (Thucydide, La guerre du Péloponnèse, CXXXII, III)

Le mot grec « doxa », employé par Parménide et surtout Platon pour désigner l’opinion, les idées reçues que la pensée rationnelle devait combattre, puis concept sociologique que Pierre Bourdieu, notamment, a développé pour caractériser l’opinion publique, ses interprètes (les doxosophes), ainsi qu’un type de perception du monde constitué par l’évidence des choses (le rapport doxique), le mot donc, n’était guère connu. Du moins jusqu’à ce que la politique s’en empare.

Le tollé soulevé par une « petite phrase » selon laquelle « Pétain aurait sauvé des Juifs », proposition parfaitement absurde car tout antisémite sauve des Juifs dès lors qu’il en tue certains mais pas tous (lire, sur ce blog, « Télé-révision »). A ce compte-là, les nazis ont sauvé des Juifs en les poussant à quitter l’Allemagne vers la Palestine avant d’imaginer la solution finale (1) ; le commandant d’Auschwitz Rudolph Hoess a même pu sauver un juif sympathique à en croire son mémoire de défense (qui ne l’a pas empêché d’être pendu (2)) ; et, en France, les accusés des procès de l’épuration ont souvent fait valoir qu’ils avaient sauvé des Juifs, un argument utilisé par Jacques de Lacretelle pour l’élection de Paul Morand à l’Académie française (3). Il faut donc « penser faux » et être amnésique pour soutenir ce cliché révisionniste.

Qu’importe. Même si c’est absurde et non innocent, il faudrait défendre la liberté d’expression — la liberté de dire des stupidités - et instruire un débat — qui n’existe pas. Ainsi le linguiste Noam Chomsky s’était-il fourvoyé en défendant le négationniste Robert Faurisson. La logique est la même entre révisionnisme politique et négationnisme, ce dernier terme ayant été conçu par Henri Rousso pour le distinguer des débats scientifiques où l’on peut appeler révisionnisme toute remise en cause fondée de vérités acceptées par la « science normale ». Mais, dans les révolutions scientifiques (4), les changements de paradigme n’interviennent pas au terme de débats médiatiques. Le savoir scientifique n’est assurément pas fixé une fois pour toutes. La ruse est singulière qui permet épisodiquement à n’importe qui de donner des leçons d’épistémologie. On ne s’étonne donc pas que Jean-Marie Le Pen en ait saisi l’occasion. Son propos ne mériterait pas une seconde d’attention si l’auteur n’était expérimenté (5). Il n’a donc pu s’interdire de proférer une contre-vérité puisqu’on lui tend le micro pour cela : « Il [Eric Zemmour] fait des constatations qui sont évidentes mais qui sont niées par la doxa qui a élaboré depuis la Libération un certain nombre de vérités qu’elle prétend imposer » (RMC, BFMTV, 20 octobre 2014).

Un mot aussi distingué que doxa en impose. Tant pis si l’affirmation est justement un exemple de crasse ignorance, une fausse opinion, une… doxa. Contre elle, les historiens ont établi une vérité scientifique à partir des archives. Non point dès la Libération, mais dans les années 1970, car il était difficile d’imaginer à la Libération que Vichy avait donné son concours à la solution finale. Aucun procès de l’épuration n’a d’ailleurs été intenté pour ce motif. Le délit n’a été constitué qu’en 1964, avec la loi sur l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité. La consultation des archives allemandes, saisies par les Américains avant d’être ramenées en Allemagne, puis des archives françaises, grâce à la loi de 1979 diminuant le délai de consultation à 30 ans, attestèrent la compromission de Vichy. Il semble que beaucoup de dirigeants politiques n’ont pas le temps de lire et donc de s’instruire, même quand ils sont des retraités et même quand le sujet semble les passionner. Dans le cas de Jean Marie Le Pen, l’ignorance n’empêche pas de retourner une accusation contre les scientifiques contempteurs de la doxa. Contre la science donc, si les vérités scientifiques sont bien la nouvelle doxa.

Cela ne recevrait pas d’écho si l’ignorance n’était le principe d’efficacité de ces procédés. Si tout le monde ne peut pas se plonger dans les archives, au moins est-il possible de lire l’abondante littérature scientifique sur Vichy. On verrait alors que la doxa dénoncée n’a pas été « élaborée depuis la Libération », puisque l’antisémitisme de Vichy a été d’abord soigneusement occulté jusqu’à ce que les historiens, d’abord étrangers comme Robert Paxton puis français, mettent à jour les racines françaises de cet antisémitisme (6). Le statut des Juifs d’octobre 1940 était une initiative proprement vichyssoise, et pas une demande des occupants. Jusque là, les historiens français, à commencer par l’indulgent Robert Aron, avaient peu ou prou repris la thèse du bouclier de Vichy. Verdict pieux et faux. Pour en démontrer l’erreur, encore fallait-il avoir accès aux archives. Un accès que n’avaient pas les Français, mais les Américains d’abord, qui détenaient également les archives allemandes.

Le verdict sur la collaboration fut accablant. Non point seulement à partir des documents rédigés par les Allemands, mais au vu des lettres des responsables de Vichy, dont les offres aux Allemands dépassaient non seulement tout ce qu’ils avaient affirmé à la Libération pour éviter les condamnations, mais aussi ce que les Allemands étaient prêts à accepter. Si la collaboration fut une contrainte en matière économique (on ne se fait pas piller par plaisir), en ce qui concerne les Juifs, elle fut plutôt pratiquée avec zèle avec les accords Bousquet-Oberg, qui conférèrent à la police française l’exécution de la rafle du Vel d’Hiv, les autorités françaises insistant pour que les Allemands prennent aussi les enfants. Et l’on sait aussi que c’est l’hostilité des Français, rapportée par les préfets, qui a mis un frein au zèle de Vichy. Il est peut-être une raison légitime du déni dans l’angoisse confuse de gens dont les penchants politiques instillent un doute sur les dérives dont ils auraient été capables, pour employer le mot de l’historien suisse Philippe Burrin à propos de Doriot, Déat, Bergery (7).

Lire Agnès Callamard, « A-t-on le droit de tout dire ? », Le Monde diplomatique, avril 2007.L’ignorance n’est pas seulement celle d’un dossier mais celle d’un métier. Il faut beaucoup de mépris pour ceux qui travaillent à établir des vérités et un grand culot quand on n’a soi-même jamais été historien, qu’on n’a jamais dépouillé d’archives. La doxa, c’est aussi une manière de suggérer un complot. Au lieu d’apprécier que la vérité avance, que l’on sache plus de choses aujourd’hui qu’hier et que les professionnels puissent tomber largement d’accord à partir de critères scientifiques, les révisionnistes instillent que tout doit être débattu — même s’ils sont incompétents — et que plus les scientifiques sont d’accords, plus l’on devrait contester leur accord. Si l’on est tous égaux devant le savoir, nul ne devrait donc « prétendre imposer des vérités ». L’empire de la doxa est ce régime d’opinion qui plaît, qui flatte ceux pour lesquels tout n’est qu’opinion et où il n’est pas de mauvaise raison d’exprimer ses frustrations selon un mélange d’anti-rationalisme et de ressentiment.

L’intervention des politiques et débatteurs dans la sphère scientifique est une imposture. On ne devrait pas avoir à seulement réfléchir pour se dire qu’il est particulièrement aberrant que n’importe quel non professionnel — on ne dira pas des « amateurs » — discute les conclusions d’historiens qui ont passé tant de temps dans les archives. Mais il faut aux médias des débats. A la limite, moins on en sait et plus cela s’y prête. Si les scientifiques connaissent mieux la vérité, comment pourrait-on, selon une expression entendue, « s’immiscer dans le débat » ? C’est la face obscure des médias qui constitue leur appétence pour les révisionnismes politiques. Loin de nous l’idée de contester l’idée selon laquelle il n’est pas de place pour les opinions. La place de l’Etat ou du marché dans l’économie, d’idées politiques, de morale, et bien d’autres sujets, cela relève de l’opinion.

Des sujets sont-ils à l’abri d’une sorte de revendication doxique selon laquelle tout le monde serait à même de juger de tout ? Quand les climatologues sont contestés sur le réchauffement climatique, il ne s’agit pas de climat et d’indicateurs de son évolution mais bien du déni de néophytes tels les dirigeants politiques ou économiques qui ne veulent pas gêner leurs industries et diminuer les profits ou tels les consommateurs qui veulent continuer à rouler en grosse voiture. On aurait pu croire que, progrès de la science aidant, l’obscurantisme recule. Et sans doute des domaines se prêtent moins que d’autres à l’opinion, les lointaines galaxies qui ne semblent pas trop affecter nos vies et nos intérêts quotidiens pour qu’on se mêle d’en juger. Encore est-ce moins sûr quand le trouble gagne. Tel était le phénomène qu’observait l’historien Thucydide pendant la guerre du Péloponnèse (430-404 AC) quand les Athéniens désemparés par la prolongation du conflit perdaient le sens des mots. Comme hier, la longue crise d’aujourd’hui fait perdre la faculté de juger.

Alain Garrigou

(1Sujet du documentaire de Anron Goldfinger, The Flat : une famille scrute le pass d’une amitié nazie-sioniste, 2011. Favorable à l’exil des Juifs allemands en Palestine, le nazi Leopold von Mildenstein a-t-il sauvé des juifs comme les Tucher en les accompagnant en Palestine et en renouant leur amitié après la guerre ?

(2Rudolph Hoess, Le commandant d’Auschwitz parle, Paris, La Découverte, 2005.

(3Henry Rousso, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Paris, Seuil, 1987, p. 83.

(4Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Champs, 2008.

(5Lire Valérie Igounet, « Un négationnisme stratégique, Le Monde diplomatique, mai 1998.

(6Le premier commissaire à la question juive Xavier Vallat a même pu se prévaloir devant le responsable nazi d’être plus antisémite que lui. Il fut limogé à la suite. Xavier Vallat et son successeur Darquier de Pellepoix vivaient encore... en Espagne quand Paxton publia son livre en 1973.

(7Philippe Burrin, La dérive fasciste. Doriot, Déat, Bergery (1933-1945), Paris, Seuil, 1986

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