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En finir avec le présidentialisme

par Alain Garrigou, 29 novembre 2014

Dominique Strauss Kahn aurait dû nous déprendre de cette institution qui nous domine : la présidence de la République. S’il avait été élu, l’Elysée serait devenu un lupanar. La semi-fiction peut être prolongée. Pourquoi n’élirait-on pas un président fatigué par de longs combats politiques et seulement capable de « jouir du pouvoir », ou bien un candidat soucieux d’échapper à des poursuites judiciaires, voire un chef de gang ayant jeté son dévolu sur l’Etat ? Sans aller aussi loin dans l’élection de « mauvais » candidats, la succession des derniers présidents français ne rassure pas complètement. En tout cas, les échecs, les ratages, les gaffes et les scandales ont amené à poser la question d’une nouvelle constitution à travers l’appel à une Constituante ou à une VIe République (1). On avait tant célébré la Ve République qui avait donné la stabilité et l’efficacité qu’on s’étonne du changement de ton. La protestation se focalise-t-elle sur les institutions faute de pouvoir atteindre des causes plus profondes et hors de portée ? Probable. Et sur l’institution la plus visible ? Probable. A condition toutefois de comprendre qu’il serait trop simple et insuffisant de ne s’en prendre qu’à lui, on ne saurait exempter le présidentialisme d’une critique d’autant plus radicale qu’elle est ancienne… et prémonitoire (2) Où sont nos « bonnes institutions » ?

Lire Jeremy Mercier, « La démocratie entre ruines et reconstruction », Le Monde diplomatique, janvier 2008.L’expression des « bonnes institutions » était celle de leur fondateur. Elle était trop floue pour être celle d’un expert du droit — ce que le général de Gaulle n’était pas — mais pas celle d’un officier formé par les lettres classiques. En ce temps où les élites politiques étaient cultivées, les auteurs classiques nourrissaient l’action et la pensée. L’inspirateur lointain du grand homme était Polybe. L’historien grec, otage de Rome pendant 17 ans et rallié à l’impérialisme romain, considérait les bonnes institutions comme la clef de la domination universelle de Rome, à peine installée au IIe siècle avant notre ère et qui se prolongerait plusieurs siècles. Polybe se proposait donc de « discerner et comprendre comment et grâce à quelles institutions les Romains sont parvenus, en moins de cinquante-trois ans, à étendre leur domination sur la quasi-totalité de la terre habitée, ce qui constituait un fait sans précédent » (Histoires, VI, 2,3). Les bonnes institutions expliquaient aussi bien les victoires ponctuelles que le destin de Rome : « ce sont essentiellement les qualités particulières de leurs institutions qui non seulement permirent aux Romains d’établir leur domination sur les Italiens et les Siciliens, et de soumettre en outre les Ibères et les Gaulois, mais qui encore, lorsqu’ils furent sortis vainqueurs de leur guerre contre les Carthaginois, les incitèrent à étendre leur visées au monde entier » (I, 2, 6). L’affaire n’était pas achevée mais les « bonnes institutions » garantissaient la suite.

Polybe reprenait ainsi une ancienne réflexion sur la meilleure constitution de la cité grecque. Le terme « constitution » doit être compris non seulement au sens de corpus des règles politiques mais aussi comme l’ensemble des mœurs de la cité. Polybe ne parlait donc pas seulement des règles politiques de Rome mais des vertus des Romains de la République. Ce n’était assurément pas la conquête du monde que devaient apporter les bonnes institutions sur lesquelles planchaient les futurs rédacteurs de la Constitution — déjà pendant la Seconde guerre mondiale (avec le rapport du Comité Général d’Etudes réuni à partir du début de l’année 1943), après la guerre (avec le discours de Bayeux de 1946) et a fortiori dans le processus d’élaboration de l’été 1958 — mais bien l’instauration d’un régime politique renforçant l’exécutif contre le parlementarisme et donc assurant à la fois l’autorité politique par le renforcement de l’exécutif — un thème banal depuis l’entre-deux-guerres — et la stabilité gouvernementale, pour en finir avec l’incurable valse des ministères.

On ne sait si le général de Gaulle croyait vraiment à l’équilibre, même flou, pour fonder l’excellence des institutions romaines car, en fait d’équilibre, la Constitution de 1958 inaugurait un régime présidentialiste fortement déséquilibré au détriment du Parlement. Ce n’était d’ailleurs pas seulement l’effet des changements d’attribution mais des réformes accompagnant l’arrivée de la Ve République : loi électorale, règlement parlementaire, rapports de forces… La situation exceptionnelle de la guerre d’Algérie joua son rôle en amenant à concentrer le pouvoir à l’Elysée. Enfin, l’élection du président de la République au suffrage universel en 1962 consacra une prééminence qui n’était pas encore assurée tant que l’Assemblée nationale demeurait la seule institution élue au suffrage universel. D’autres changements confortèrent encore le présidentialisme comme l’adoption du quinquennat en 2002 qui, en faisant précéder les élections législatives par l’élection présidentielle, interdisait en principe toute cohabitation. Sans parler des manières autoritaires de présidents trop heureux de cumuler les pouvoirs ni de la courtisanerie qui les entourait.

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Louis-Napoléon Bonaparte, premier président de la Républque élu au suffrage universel
Photo cc par The lost gallery

Certes, on n’oubliera pas que le présidentialisme a permis la stabilité politique. Du moins ses défenseurs l’affirment-ils à l’envi, oubliant que cette stabilité est aussi une rigidité comme en mai 1968 où une révolte étudiante faillit chavirer dans la plus brutale répression, le président voulant s’en tenir à une arme présidentialiste de résolution du conflit plutôt qu’à une dissolution de l’Assemblée, la voie parlementaire finalement choisie. On oublie encore que sur six présidents de la République, trois ont été diminués par la maladie au cours de leur mandat. Un inconvénient qu’il est difficile de ne pas attribuer à la personnalisation du pouvoir, laquelle conduit à maintenir un homme incapable d’assurer ses fonctions, n’en déplaise aux courtisans, avec force mensonges d’Etat pour cacher la situation.

Aujourd’hui, cette stabilité est le masque de l’inaction. La fonction concentrant les attentes, les regards, elle est particulièrement exposée aux jugements. Comment interpréter la baisse rapide des cotes de popularité des trois derniers présidents sinon comme une décrédibilisation accélérée qui, croyance dans sa réalité aidant, mine l’autorité présidentielle ? Or cette dévaluation est de plus en plus rapide. Et à supposer qu’on n’accorde pas d’attention aux sondages, il suffit que les élections tournent mal pour que les inquiétudes montent, les critiques fusent et la menace de la débandade des partisans pointe. Il est alors difficile d’entamer quelque réforme que ce soit. L’inhibition gagne et amène à ne plus envisager que les risques de débordement par la rue. Quitte à opérer des retraites aussi brutales que honteuses. Qu’est-ce encore que la stabilité politique quand un gouvernement recule devant la philosophie du 35 tonnes, c’est-à-dire la menace des camionneurs de barrer les routes ? Quitte à abandonner une taxe votée par le Parlement à la quasi unanimité, sans que ce même Parlement ait été consulté (3). On aura du mal à faire prendre ces reculs pour de la souplesse tactique. Leçon comprise sans doute : il suffit d’effrayer pour l’emporter. Le gouvernement reculera devant n’importe quelle violence sauf évidemment celle des plus démunis. Eviter encore deux ans la violence de la rue. En ne faisant rien. Il serait presque cocasse de rappeler la doctrine Queuille, ce président du Conseil (par trois fois) de la IVe République qui considérait qu’il n’y avait pas de problème que le temps (et donc l’inaction) ne pouvait résoudre. Tenir, tenir jusqu’au bout était le credo de cette figure moquée du parlementarisme.

L’impuissance politique prend pourtant l’apparence d’un président omniprésent. Nul doute qu’un président de la République dispose encore d’un pouvoir désirable en lui conservant nominations et gratifications. Y a-t-il encore une volonté, une ambition qui dépasse la jouissance du pouvoir et la réalisation de rêves infantiles de devenir « président » ? Les habits sont devenus trop grands pour ceux qui les portent. On cherche vainement une vision, un cap chez ces professionnels qui n’ont jamais rien fait d’autre que de la politique. Depuis les députés jusqu’aux présidents de la République (sauf les deux premiers). De plus en plus, les charges électives se conquièrent en passant par l’ENA ou par l’assistance parlementaire, en somme en n’ayant jamais été que des professionnels de la politique.

Lire Rémi Lefebvre, « Faire de la politique ou vivre de la politique ? », Le Monde diplomatique, octobre 2009.Par son omniprésence impuissante, la monarchie élective comble celui qui l’occupe et déçoit ceux qui la regardent. On aurait pu attendre un peu de lucidité de la part de celui qui avait dénoncé le coup d’Etat permanent. Mais François Mitterrand aimait trop le pouvoir pour en avoir. Il le croyait pourtant en livrant une réflexion cynique pour justifier d’aimer pour lui ce qu’il avait détesté chez les autres. Peu de temps après son élection, le 2 juillet 1981, il confiait : « Les institutions n’étaient pas faites à mon intention. Mais elles sont bien faites pour moi ». Ajoutant cependant, pour ne pas se déjuger : elles étaient « dangereuses avant moi ; elles le seront après moi ». Il s’accordait même cette vertu d’offrir toute garantie. On sait ce qu’il en fut. Le pouvoir protégea les secrets de la vie privée par les écoutes illégales, la gendarmerie parallèle et la presse muselée. On tarde encore à comprendre que la cascade des affaires est un effet de cette institutionnalisation monarchique élective, dispendieuse et immorale.

Mais l’inventaire actualisé des défauts de l’institution présidentielle alourdirait substantiellement la charge si la vieille critique républicaine n’avait, non pas tout dit, mais beaucoup suggéré. Trop grande ou mal occupée, la fonction présidentielle ? Louis Bonaparte, son premier élu, l’avait illustré avec le coup d’Etat du 2 décembre 1851. Cet accident alimenta longtemps une hostilité républicaine qu’il ne faut pas limiter à cette sorte de traumatisme originel. Elle était entretenue par une conception démocratique qu’on aurait du mal à considérer aujourd’hui comme obsolète. Le personnel politique républicain prétendait en effet imposer une relation d’échange entre les citoyens et les candidats qui sollicitaient les suffrages au nom d’un programme politique et non pour ratifier une position sociale dominante. La lutte des ces entrepreneurs politiques contre les notables forgea une conception démocratique qu’on appelle aussi parlementarisme. Elle pouvait se faire si exigeante au XIXe siècle que certains candidats proposaient un mandat impératif (Victor Hugo par exemple).

Difficile à mettre en oeuvre. Il n’empêche que l’opposition était principielle entre ceux qui voulaient une relation quasi contractuelle avec les électeurs et ceux qui voulaient que l’on s’en remette à leurs qualités sociales. Les promesses électorales ne sont pas cette chose dont on se gausse volontiers faute d’y avoir réfléchi mais la substance même de la représentation politique. Les choses se brouillèrent ensuite mais l’opposition reste encore aujourd’hui sous jacente. Ainsi l’élection d’un chef tout puissant heurte-t-elle tous ceux qui voient dans cette élévation d’un individu au-dessus de tous une remise de soi générale contraire à la raison. Dans la synthèse rapprochant progressivement les manières de faire, le culte du chef ne suffit plus à droite, où il fallut aussi présenter des idées sous forme de programmes, tandis qu’il ne suffit plus d’idées à gauche où l’on s’éprit aussi de chefs. Et le paradoxe veut que dans les deux cas, les chefs soient au pouvoir mais les idées oubliées. Peut-être moins par cynisme que par incapacité. Cela n’a pas empêché les citoyens de se rallier massivement à l’élection du président de la République au suffrage universel comme l’ont montré les records de participation électorale. Aujourd’hui, ces seules élections échappent encore à une hausse tendancielle de l’abstentionnisme (4). Après tout, si les citoyens sont d’accords, même avec leur propre dépossession… Pour arriver à sa mise en cause, il faut justement que cela n’aille plus de soi.

Le pire est en effet aujourd’hui que le régime présidentiel rende idiot. Idiots, les professionnels de la politique engagés dans des luttes d’ego et de clans. Cette course de chevaux — expression gentille — composée d’élections intermédiaires, primaires et partisanes, sans omettre les cotes de popularité, offre le spectacle d’une campagne électorale permanente qui serait fort ennuyeux s’il n’était pimenté par les coups bas et les indiscrétions scandaleuses. Idiots, les courtisans qui s’agitent dévotement autour des patrons. Idiots, les journalistes politiques transformés en commentateurs de courses hippiques ratiocinant sur les jeux politiques, les intentions, les alliances, les inimitiés et surtout l’opinion publique. Idiots enfin les citoyens, dont je suis, pris malgré eux en otages et se découvrant souvent fascinés par la comédie. Au point d’en revenir souvent à la nostalgie des hommes du passé qui, il est vrai, avaient vécu autre chose qu’une vie de professionnels de la politique. S’il n’est jamais de bonnes institutions au moins en est-il peut-être de moins mauvaises.

Alain Garrigou

(1Lire André Bellon, « Bonapartisme ou Constituante », Le Monde diplomatique, avril 2014.

(2Lire Henri Caillavet, « Le présidentialisme en accusation », Le Monde diplomatique, février 1980.

(3Lire Serge Halimi, « En France, le temps des jacqueries », Le Monde diplomatique, janvier 2014.

(4Lire Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, « Ce que s’abstenir veut dire », Le Monde diplomatique, mai 2014.

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