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Mourir pour des dessins

par Alain Garrigou, 14 janvier 2015

Douze personnes ont été assassinées le 7 janvier 2015 dans l’attaque du journal Charlie Hebdo. Dans les guerres comme dans les attentats, chaque fois que la violence humaine tue volontairement, la question resurgit : pourquoi meurent-ils ? Il en va ainsi depuis que l’on ne peut demander de sacrifices sans leur donner du sens, comme dans les grands conflits depuis la guerre du Péloponnèse jusqu’aux guerres mondiales, et que la sensibilité exige que l’on ne puisse plus se résoudre à des morts pour rien. Les douze personnes prennent place dans la longue série de l’héroïsme civique, tel qu’il s’est construit au 19e siècle dans les révolutions et les luttes pour la démocratie. Comme un irrémédiable scénario tragique de l’histoire, on en retrouve tous les éléments avec d’abord les morts qui se savaient menacés, les collaborateurs de Charlie Hebdo, mais aussi indirectement ceux qui ont perdu leur vie en protégeant les premiers comme les policiers. Il est bien clair que dans la rédaction collectivement visée, à en croire la revendication des tueurs – « On a tué Charlie Hebdo » –, les dessinateurs de presse étaient davantage visés car les dessins parlent un langage universel. Ces hommes et femmes étaient engagés dans une cause dont ils savaient les risques. Ils en payaient les coûts ordinaires de la peur pour soi et les proches, manifestant ainsi un courage physique de longue haleine. Ils ont eu aussi des mots sublimes qui sont à la fois la prémonition et le sens du sacrifice. S’agissant des humoristes de Charlie Hebdo, on n’a que l’embarras du choix. Au XIXe siècle était restée célèbre cette phrase du député Alphonse Baudin, avant qu’il meure sur la barricade le 3 décembre 1851, par laquelle il répliquait à ceux qui lui rappelaient qu’il était bien payé comme parlementaire : « vous allez voir comment on meurt pour 25 francs ».

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Le dernier dessin de Charb

Cela lui valut l’admiration, comme devrait la susciter le dernier dessin de Charb, directeur de publication de Charlie Hebdo, s’étonnant qu’il n’y ait pas eu d’attentat en France en ce début d’année 2015, un islamiste répondant que pour les vœux, « il avait jusqu’à la fin de janvier ». Le lendemain intervenait la « belle mort » selon les termes qu’on employait aussi au XIXe siècle et qu’on hésite aujourd’hui à employer tant la mort est devenue taboue. Peut-être certaines personnes assassinées n’auraient-elles d’ailleurs pas récusé cette belle mort tant leurs visions ont été pétries d’héroïsme civique.

On a évidemment remarqué que la revendication d’héroïsme s’était immédiatement exprimée chez les assassins. Quel héroïsme y a-t-il à tuer avec des fusils d’assaut des professionnels de la plume hostiles à la violence ? On aurait tort de succomber aux faiblesses du relativisme. L’héroïsme des djihadistes s’ancre aussi dans l’histoire, mêlant à celui des guerriers le martyre religieux. Or plutôt que de renvoyer dos à dos toutes ces revendications, il faut remarquer que l’héroïsme civique s’est justement constitué contre les héros guerriers et religieux, les premiers rangés par Voltaire au rang de « saccageurs de province », les autres au rang de fanatiques. Les vrais héros, ont pensé les jansénistes puis les philosophes des Lumières, étaient les hommes se sacrifiant pour une juste cause. Ce sont aussi les assassins, les tortionnaires, qui les désignent comme tels. Charlie Hebdo, ce n’est pas faire injure aux victimes qui y ont participé indirectement ou autrement, se distingue par ses dessins et son humour. Les assassins ont ainsi montré ce qui les a dérangés : la caricature et l’humour. De quoi laisser humbles ceux qui ont la plume mais pas le trait pour exprimer les révoltes. De quoi rappeler chacun à ne pas s’abandonner à la colère méchante quand l’humour la soigne, la sert, avec tant d’efficacité. De quoi encourager ceux qui désespéraient de l’utilité de leurs combats de plume dans un monde dominé par le cynisme et le matérialisme.

Dans cette époque de nihilisme européen qu’avait prophétisée Nietzsche, on s’étonnerait presque quand une société est ainsi ramenée à s’interroger sur ses valeurs. On ne boudera donc pas les paroles d’unanimité et d’union quand il s’agit de défendre la liberté. En même temps, on doit aux victimes et à la vérité d’exercer la raison, sans nécessairement se départir de l’émotion et, dans les luttes d’interprétation inévitables après les événements traumatiques, de poser rationnellement la question : pour quelle cause sont-ils morts ? La liberté d’expression bien sûr, mais en l’exerçant et non en brandissant l’étendard d’un mot abstrait. C’est-à-dire aussi, comme certains l’ont heureusement rappelé, mais comme beaucoup l’ont oublié dans leur unanimisme corporatif ou émotif, en dérangeant beaucoup de monde, à commencer par ceux-là mêmes qui se livrent aujourd’hui aux hommages. En la matière, on entre volontiers dans les morts comme dans un moulin, selon l’expression de Jean-Paul Sartre.

Or, hommage du fanatisme à la vertu, les assassins ne se sont pas attaqués à n’importe qui. On pardonne à ceux qui, n’ayant pas eu le temps de comprendre, ont repris le refrain du « terrorisme aveugle » malgré l’évidence. Rien de moins aveugle que de s’en prendre à un journal satirique, de gauche comme on ne l’a guère entendu, unanimisme et corporatisme obligeant, et iconoclaste. Avec les anciens comme Cabu et Wolinski sont morts les figures d’une pensée critique ayant formé les esprits depuis les années 1960, et l’ayant entretenue avec leurs cadets en dignes continuateurs de « la pensée 68 », même si, comme souvent, certains s’étaient assagis. Tant mieux si les thuriféraires de la liberté d’expression qui n’avaient pas de mots assez durs pour les gens de Charlie Hebdo s’aperçoivent aujourd’hui que ces dessinateurs de presse et chroniqueurs étaient les meilleurs défenseurs de la liberté d’expression en s’en servant. Et puisque l’attaque de Charlie Hebdo relève de l’assassinat politique, autant que du terrorisme, il faut bien chercher pourquoi ce sont ces gens qui ont été assassinés et non d’autres. Car l’émotion suscitée le 7 janvier 2015 dans les salles de rédaction ne saurait faire oublier que la connivence, la pusillanimité et la soumission caractérisent plus l’ensemble des médias que l’insolence, l’impertinence, l’irrévérence de Charlie Hebdo. On ne saurait oublier que ce journal n’a pas exercé sa dérision seulement à l’égard de ses assassins djihadistes mais aussi à l’égard des autres religions qui lui ont intenté des procès, de tous les pouvoirs, des politiques, qui ne les aimaient guère, de l’orthodoxie libérale comme le faisait Bernard Maris, mais aussi des médias « sérieux ». Quelques commentateurs ont eu l’honnêteté de s’en souvenir.

Le sacrifice de douze personnes n’aura pas été vain, comme on le disait immanquablement dans un temps où l’héroïsme était amplement célébré. Il nous aura déjà libéré de la fatigue morale et du cynisme mercantile en rappelant qu’en matière de liberté, on ne saurait se contenter d’être des héritiers, comme si tous les combats avaient été menés et gagnés. A l’évidence, il faut des drames pour prouver que la plume reste l’arme des combats contre l’obscurantisme, mais comme Charlie Hebdo le martelait au cours des semaines et des combats, il en est d’autres moins virulents mais peut-être pas moins dangereux. Il faut encore mourir pour des idées. Avec dérision et raison.

Alain Garrigou

Cf. Alain Garrigou, Mourir pour des idées. La vie posthume d’Alphonse Baudin, Paris, Les Belles Lettres, 2011.

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