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Les exportations au secours de l’industrie de defense (II)

Et si les citoyens prenaient le contrôle des ventes d’armes ?

Début juin, comme chaque année, le gouvernement s’apprête à présenter son « Rapport au Parlement sur les exportations d’armement de la France » (1), dans un contexte de nette reprise des commandes. Un rapport qui, selon les autorités, témoigne de la volonté de « réformer en profondeur le système de contrôle » de ces marchés tout en « redynamisant la fonction export » (le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian, lors de la présentation du rapport 2014) ; mais que plusieurs organisations non gouvernementales (ONG) jugent contradictoire dans ses buts, peu transparent, voire assimilable à une brochure publicitaire.

par Philippe Leymarie, 28 mai 2015

Les exportations françaises d’armement ne font l’objet d’aucun débat en France — sinon en cas de scandale (frégates de Taiwan (2) ou Angolagate (3)), de drame (l’attentat de Karachi (4)) ou lorsque l’exécutif se prend les pieds dans le tapis (comme avec cette vente de navires de projection et de commandement (BPC) à la Russie, décidée sous Sarkozy et suspendue sous Hollande, avec de gros dégâts à la clé).

Ces affaires ne sont pas une exclusivité française : des intérêts britanniques ont souvent été en cause, tout comme des acteurs allemands : en 1999, par exemple, le Bundestag avait ouvert une enquête sur le financement de la CDU, l’Union chrétienne-démocrate allemande d’Helmut Kohl. Le parti était soupçonné d’avoir été financé par des caisses noires alimentées par des commissions touchées sur des ventes d’armes, dont celle de chars à l’Arabie saoudite pendant la première guerre du Golfe (5). Depuis, les ventes d’armement allemand à Riyad n’ont cessé de faire débat, y compris ces derniers mois (6).Lire aussi « En Allemagne, embarras autour des ventes d’armes », Le Monde diplomatique, mai 2015.

En France, comme dans d’autres pays, ces ventes d’armement à l’étranger sont une prérogative de l’exécutif, tout comme l’essentiel de ce qui concerne les affaires de défense. Les lignes directrices en matière d’exportation sont donc fixées uniquement par le gouvernement, en fonction des intérêts, des alliances, des majorités politiques du moment.

Licence unique

Le gouvernement actuel s’est fortement impliqué dans la conquête de marchés. Le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, a payé de sa personne, multipliant les déplacements et conciliabules. Il a mobilisé les services de l’Etat pour l’accompagnement des entreprises, avec une attention particulière pour valoriser les compétences des PME (7) Son ministère a notamment créé un dispositif de simplification des autorisations, avec licence dite « unique », et contrôle a posteriori des marchés passés avec des clients étrangers pour certains types de productions.

Même s’il constitue un relais de croissance important pour les entreprises d’armement (qui écoulent à l’étranger environ un tiers de leur production), l’export permet également à l’Etat de réduire quelque peu ses engagements consentis au titre du soutien à des industries nationales d’importance stratégique (comme le constructeur aéronautique Dassault). Et contribue donc à alléger ses dépenses budgétaires en matière de défense.

En notre nom

En revanche, les armes n’étant pas des marchandises comme les autres, leur vente a souvent une origine et un impact politiques ; les marchés les plus importants sont conclus dans le cadre de partenariats stratégiques qui lient le vendeur à l’acheteur sur le long terme, et ont donc une incidence sur la politique étrangère de l’un comme de l’autre. Ainsi, la vente de chasseurs Rafale à l’Egypte, au Qatar, et peut-être un jour aux Emirats arabes unis, lie le destin de la France à ces pays, sans que le Parlement, l’opinion, ou même un panel de spécialistes aient jamais donné un avis sur cette politique menée en principe en notre nom à tous.

Animateur de l’Observatoire des armements, Patrice Bouveret avait relancé, lors du colloque organisé le mois dernier par des sénatrices communistes devant un parterre de syndicalistes, une série de propositions pour un meilleur contrôle. Se référant notamment à un rapport des députés Sandrier, Veyret et Martin à l’Assemblée nationale en l’an 2000, à propos de l’implication du Parlement dans le contrôle des ventes d’armes, il affirme que « quinze ans après, on aurait plutôt reculé », très peu des mesures préconisées à l’époque ayant été mises en œuvre :

 si le rapport au Parlement sur les exportations est devenu annuel, et présenté depuis 2012 plus tôt dans l’année (juin), le ministre étant auditionné à son propos par la commission de défense à l’Assemblée nationale, il est de moins en moins détaillé, « préférant vanter l’excellence française » ;
 il manque toujours une répartition détaillée des livraisons par catégories de matériel, sans laquelle aucun véritable contrôle ne peut être exercé ;
 le débat à l’Assemblée nationale sur les marchés envisagés ou conclus n’a jamais eu lieu ;
 la commission parlementaire ad hoc, même simplement consultative, n’a jamais été mise sur pied ;
 du coup, les parlementaires n’ont pas la possibilité de discuter, en compagnie d’experts, de représentants de la société civile, etc. de l’opportunité des partenariats stratégiques initiés par le gouvernement, de la liste des pays que la France s’autorise à équiper militairement, ou au moins des grands contrats en gestation…

Voeux pieux

L’Observatoire des armements avait déjà relevé, dans son rapport au Parlement pour 2014, que la France se contentait de rappeler les obligations du nouveau traité international sur le commerce des armes conventionnelles qu’elle a ratifié (et qui est entré en vigueur le 24 décembre dernier) sans expliquer comment elle compte les mettre en œuvre : « Les normes du traité seraient-elles condamnées à l’état de vœux pieu ? Ou le gouvernement français juge-t-il sa législation suffisamment restrictive pour ne pas devoir transposer le traité ? ». Et qu’une première réunion en août 2014, pour évoquer les implications de ce traité, s’était déroulée sans les ONG, la société civile, et les parlementaires.

Pour l’Observatoire, la mise en place d’une commission parlementaire ad hoc, chargée de débattre régulièrement de la politique d’exportation des systèmes d’armement et du matériel de sécurité, permettrait de renforcer le contrôle : « Elle devrait procéder à un examen a priori des demandes d’exportation d’armes vers les destinations sensibles ou d’un certain montant à fixer. De même, les partenariats stratégiques — que souhaite développer le ministre de la Défense pour renforcer les exportations — devraient faire l’objet d’un débat et d’une approbation parlementaire avant d’être signés », demandait-il le 11 septembre 2013.

Destinations sensibles

Lire aussi Michael T. Klare, « M. Carter et la limitation des livraisons d’armes a l’étranger », Le Monde diplomatique, novembre 1977.Le but de ce contrôle, selon l’Observatoire, n’est pas de se suppléer la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (Cieemg), mais de « jouer un rôle d’alerte préalable à la décision d’autorisation émise par le Premier ministre pour tous les transferts vers des destinations sensibles », afin de prévenir notamment un nouvel Angolagate, et d’éviter les écueils pointés dans leur rapport par des députés en 2000. Selon ces derniers, en effet, « le débat public finit toujours par se centrer sur les profits ou les pertes financières causées par les exportations, sur les conséquences de tel contrat pour l’emploi, sur les impedimenta du contrôle. »

Ainsi, la liste des destinations sensibles — élaborée sur la base du respect des huit critères de la position commune de l’Union européenne et du nouveau traité sur le commerce des armes — pourra faire l’objet d’une discussion régulière entre les ministères de la défense et des affaires étrangères, les parlementaires et les ONG.

Par « destinations sensibles », précise Tony Fortin dans un dossier spécial sur les transferts d’armes (8), on entend des « zones à risque » soumises soit à de fortes tensions internes ou régionales, soit sujettes à des violations importantes de droits humains (y compris l’absence de liberté politique). « Le risque de détournement de l’armement livré et les capacités économiques de l’État destinataire doivent aussi être pris en compte. Ce terme doit faire l’objet d’une interprétation extensive. »

Millions d’emplois

Reconnaissant que le système des autorisations gouvernementales accordées en France dans le cadre de la Cieemg est « assez lourd » — avec trois étapes à franchir avant d’avoir un feu vert —, le syndicaliste CGT Eric Brune, délégué adjoint pour le groupe Nexter, qui s’exprimait dans le cadre du colloque du mois dernier au Sénat, considère qu’on devrait pouvoir débattre publiquement de la liste des pays à risques, et du type d’armement qui peut ou non être vendu. Il dit « bravo » au traité international de 2013 sur le commerce des armes, et à la position commune européenne, car il estime « insensé de faire dépendre la paix de l’emploi », même si des millions d’emplois salariés sont concernés en Europe.

Ce syndicaliste fait remarquer que l’application des huit critères édictés en décembre 2008 dans le cadre de la position commune de l’Union européenne est malaisée : il s’agit certes de « beaux engagements, mais vagues et donc intenables », comme le respect de tous les embargos internationaux (9) , la situation intérieure du pays de destination finale, la participation à un conflit, la préservation de la paix et de la stabilité régionale, la prise en compte des capacités économiques du pays destinataire…

Un guide d’utilisation de la position commune (10) a dû être élaboré pour aider les Etats européens à la mettre en œuvre, s’agissant notamment de l’interprétation des critères. L’un des objectifs de cette position commune est de favoriser la convergence des politiques d’exportation des Etats membres. Ainsi, elle prévoit que ceux-ci s’informent mutuellement de leurs refus d’autoriser certaines exportations. Un mécanisme de consultation et de notification a été mis en place à cette fin : en 2013, vingt-trois refus ont été notifiés à ce titre.

Destination finale

Selon le rapport au Parlement de 2014, les autorisations délivrées par la Cieemg prennent bien en compte les huit critères définis par la position commune 2008/944/PESC du 8 décembre 2008 « définissant des règles communes régissant le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires », soit :

1. Respect des engagements internationaux .
2. Respect des droits humains dans le pays de destination finale.
3. Situation intérieure dans le pays de destination finale.
4. Préservation de la paix, de la sécurité et de la stabilité régionales.
5. Sécurité nationale des Etats membres, ainsi que celle des pays amis et alliés.
6. Comportement du pays acheteur à l’égard de la communauté internationale et notamment son attitude envers le terrorisme, la nature de ses alliances et le respect du droit international.
7. Existence d’un risque de détournement de l’équipement à l’intérieur du pays acheteur ou de réexportation de celui-ci dans des conditions non souhaitées.
8. Compatibilité des exportations d’armement avec la capacité technique et économique du pays destinataire.

Ce qui, additionné aux règles nationales et à celles qui découlent maintenant du nouveau traité sur le commerce international, finit par faire beaucoup ... ou demande à être contourné avec finesse.

Vente incongrue

Le commerce des armes « se nourrit aussi de l’indifférence de l’opinion publique », relève Alain Refalo sur son blog : « Notre passivité et notre silence permettent au complexe militaro-industriel de continuer son œuvre néfaste, loin de tout contrôle citoyen et démocratique ». Il cite le député Noël Mamère (EELV), au lendemain de l’annonce de l’achat de Rafale par l’Egypte, en février dernier : « Il y a une sorte d’incongruité à voir le président de la République et Mme Merkel contribuer à une paix fragile entre l’Ukraine et la Russie, et le lendemain, entendre ce même président de la République se féliciter d’avoir vendu vingt-quatre Rafale à un dictateur dans une région qui est déjà une poudrière ».

Alain Refalo rappelle que, pour finaliser la vente de Rafale au Qatar, le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian a fait dix déplacements en trois ans dans « cette monarchie pétrolière du Golfe, qui n’est pas un exemple de respect des droits de l’homme, où la charia est la loi, où l’homosexualité peut être punie de mort, et qui est soupçonnée d’entretenir des relations troubles avec certaines organisations terroristes ».

Une vente de Rafale à des pays du Proche-Orient qui n’est pas sans risques, estime de son côté Stéphane Murraciole, sur le site Armer Désarmer. Pour lui, « la vente de matériel militaire français, dont les vingt-quatre Rafale, à un gouvernement issu d’un coup d’Etat, est une gifle supplémentaire à toutes les sociétés civiles ».

Murraciole, qui évoque de « graves violations des droits de la personne voire crimes contre l’humanité » par le régime du président égyptien Abdel Fatah Al-Sissi, s’inquiète ainsi de ce, « le gouvernement français envoie un message clair à la jeunesse des pays du sud : quelles que soient vos aspirations à un monde respectueux des droits de l’homme, nous soutiendrons vos bourreaux. Voilà comment s’alimentent — et pour combien de générations ? — la colère et malheureusement parfois aussi la haine d’un Occident incapable de sortir de sa vision ethnocentriste du monde, creuset idéal pour les fanatiques de tous bords ».

Coût prohibitif ?

Dans un papier sur « le coût prohibitif des ventes d’armes françaises dans le Golfe », publié en juin 2014, Marc Cher-Leparrain, ancien diplomate, se demandait déjà « s’il fallait assurer la défense des monarchies de la région afin de les encourager à acheter davantage d’armements français ». Et c’était avant la rafale d’achats de Rafale.

Outre les réglementations et traités qui encadrent l’industrie de l’armement et ses exportations, il existe d’autres moyens de contrôle, mais qui sortent du cadre de cet article :

 un contrôle par le financement , notamment l’attribution de crédits de recherche et développement d’origine publique ;
 un contrôle par le capital : actionnariat public (mais cela se fait de moins en moins) ou au moins détention par l’Etat de « golden share » dans certaines entreprises (qui donnent à la puissance publique un moyen de blocage, en cas de menace sur un intérêt jugé stratégique) ;
 voire un contrôle par la technologie (défense des brevets, techniques duales, etc.) ;
 et de manière générale, grâce au parrainage qu’exerce, dans un pays comme la France, la Direction générale de l’armement — un corps dépendant du ministère de la défense, dont la qualité est enviée dans beaucoup de pays, et qui est un peu le grand architecte du secteur… et le premier investisseur de France, avec 17 milliards d’euros de commandes annuelles !

Les exportations au secours de l’industrie de défense

Première partie : « Le pis-aller des ventes d’armes »

Troisième partie : « Cocorico, M. Le Drian »

Philippe Leymarie

(2Contrat conclu en 1991, pour la livraison à Taiwan de six frégates type Lafayette, qui avait donné lieu à un entrelas de commissions et rétrocommissions.

(3Contrat signé en 1990 pour l’équipement de l’armée angolaise — trente-six personnes, en majorité issues de la classe politique française, ont été condamnées pour avoir participé à la vente d’armes illicite ou bénéficié de pots-de-vin.

(4Le 8 mai 2002, un attentat commis dans la capital pakistanaise et attribué à Al Qaida tue onze employés de la Direction des constructions navales de Cherbourg. Dix ans après les faits, l’enquête de juges opiniâtres a fait surgir une seconde affaire : un éventuel financement illicite lors de la campagne présidentielle d’Edouard Balladur en 1995.

(5Helmut Kohl, chancelier jusqu’à 1998, a reconnu en décembre 1999, dans une interview télévisée, avoir été au courant de l’existence du système utilisant des comptes bancaires secrets et avoir accepté des dons ; il a démissionné de son poste de président honoraire de la CDU quelques semaines plus tard, ouvrant la voie à Angela Merkel.

(6Cf. « En Allemagne, embarras autour des ventes d’armes », Le Monde diplomatique, mai 2015.

(7Qui contribuent pour 700 millions d’euros chaque année aux commandes à l’étranger (12 % du total).

(8Cf. Damoclès, La Lettre de l’Observatoire des armements, n° 14, 4-2012

(9Une trentaine ont été imposés par l’ONU depuis les années 1960 ; quatorze sont toujours en vigueur.

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