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Europe : le conflit des légitimités

L’erreur record des sondages sur le référendum grec

par Alain Garrigou, 13 juillet 2015

A l’occasion du référendum grec, les sondeurs ont battu leurs records d’erreur. Les consultations référendaires avec leur choix binaires oui/non sont pourtant la plus facile des épreuves pour les prédictions et en ce cas, le résultat massif de 61,31 % de « non » ne laissait guère de place à l’erreur. Pourtant, l’ultime sondage, en principe le plus proche des résultats du vote parce que le plus proche du scrutin, en était fort loin. Une dépêche titrait deux jours avant le scrutin : « Un sondage prévoit une avance de “oui” au référendum grec (Reuters, 3 juillet 2015). Réalisé par un « institut respecté » — une précision curieuse —, il accordait 44,8 % au « oui » contre 43,4 % au « non », avec 11 % ne se prononçant pas. Même si ce n’est pas exactement comparable, du fait de ces 11 % de sondés ne se prononçant pas, l’écart entre les dernières intentions de vote et le « non » effectif du vote est proche de 20 %. Faut-il en rire ?

Lire Costas Lapavitsas, « “Grexit”, une occasion historique », Le Monde diplomatique, juillet 2015.Les excuses habituelles sont bien légères. Un déplacement ultime ? On connaît l’argument des sondeurs désignant les électeurs en quelque sorte coupables d’avoir changé d’avis au dernier moment. Ils accusent la volatilité, cette sorte de légèreté citoyenne qui sévirait jusque dans le secret de l’isoloir. Après plusieurs mois de sensibilisation à la question du « Grexit », les électeurs futiles seraient en bien grand nombre. Il est difficile aussi de croire que les sondages auraient enregistré une tendance, puisque non seulement aucun n’avait enregistré une si massive victoire du « non » mais que, si une tendance fut suggérée, ce fut celle d’un recul du « non ». Il faut donc expliquer l’erreur par le travail des sondeurs et leurs « corrections ». Faute de les connaître précisément, on est livré aux conjectures, appuyées sur ce que nous savons de ces opérations. Les sondeurs corrigent en effet les sous-déclarations et les sur-déclarations en comparant les souvenirs de votes présents aux votes réels anciens. Ils corrigent aussi en se fondant sur l’intuition. Pour exagérer à ce point le « oui », il a fallu estimer que beaucoup de sondés étaient enclins à cacher leur choix. Rien dans la consultation ne permet de le dire, et il n’est de base qu’arbitraire au chiffrage de la correction. Il faut donc en venir à cette correction intuitive — le doigt mouillé — des sondeurs qui prétendent sentir le sens du vent. Ils ont été bien mauvais en cette occasion. Mais qu’est-ce que cette intuition ? L’ordinaire wishful thinking les a amenés à si souvent se tromper dans leur histoire. Mais aussi la tentation irrépressible de se faire faiseur d’opinion. En somme, auto-persuasion et manipulation semblent bien avoir accouché du record.

Le contexte de la campagne le suggère. Ainsi de ce faux sondag, publié le 1er juillet, qui annonçait déjà un basculement où le « oui » obtenait 43,3 % des intentions de vote contre 39,9 % au « non ». Greek Public Opinion démentit en être l’auteur, menaça de poursuites judiciaires, mais la presse avait déjà repris la fausse information. Quant au « vrai » sondage du basculement, il rappelle un scénario connu qui avait pris le nom de « croisement des courbes » pendant la campagne présidentielle française de 2012 — ce croisement annoncé à la suite de l’entrée en campagne du candidat Nicolas Sarkozy à Villepinte. Selon les croyances professionnelles des sondeurs, une inversion de l’avantage avant la consultation électorale, serait irréversible. On sait ce qu’il en fut en 2012. Il est vrai que le sondage annoncé par l’AFP et relayé dans tous les médias fut ensuite critiqué et infirmé par un sondage TNS-Sofres, amenant l’AFP à revenir sur sa première certitude. De là à penser que la Grèce a été le théâtre d’une telle manipulation, il n’y a qu’un pas à franchir. C’est du moins ce que suggère le forcing de tous les médias européens en faveur du « oui ». A cet égard, la pression faisait penser au référendum français de 2005, où faiseurs d’opinion et médias militaient ouvertement pour le « oui » avant que les sondages finissent par accorder une avance au « non ».

Lire Serge Halimi, « Médias en tenue de campagne européenne », Le Monde diplomatique, mai 2005.La stratégie performative est toujours difficile à comprendre. Surtout si elle échoue. Dans le cas grec, on peut s’en gausser tant l’écart est grand. On n’empêchera cependant jamais les politiques et leurs conseillers d’essayer parce que leurs moyens de peser sur les suffrages ne sont pas si nombreux. Mais les sondeurs y jouent leur crédibilité. La confiance dans les sondages n’a jamais été très forte dans le public… si on en croit les rares sondages en la matière. Sans que cela remette en question leur prolifération. D’ailleurs leurs résultats sont oubliés aussitôt que publiés. Silence sur la grande bévue grecque. Comble, il s’est trouvé au moins un journaliste pour dire que les enquêtes d’opinion avaient prédit la victoire du « oui »… le jour du scrutin : « C’était déjà la tendance révélée par les premiers sondages réalisés par téléphone ce dimanche » (Ouest France, 5 juillet 2015). Si un sondage réalisé le jour du vote annonce les tendances, autant attendre les résultats réels.

On saisit pourquoi la presse ne se déprendra pas de ces sondages : il lui faut faire du texte avant le scrutin, raconter une histoire, introduire du suspens et ménager des surprises en oubliant qu’elles viennent de prédictions erronées. Et éventuellement essayer d’influencer un peu ces électeurs décidément incontrôlables. Au nom de quoi ? De l’opinion publique.

L’opinion contre la démocratie

Avant le référendum grec, les médias affirmèrent que les Européens votaient « oui ». Cela faisait même partie de la pression politique exercée sur les électeurs grecs. Elle ne semble pas avoir été efficace. Après la victoire écrasante du « non », les dirigeants et commentateurs européens, dépités, ont eu quelque mal à admettre le vote grec et ont suggéré l’illégitimité du référendum. On n’assurera pas que le référendum est l’expression définitive de la démocratie. Trop d’usages liberticides en ont été faits depuis le Second Empire. Toutefois, on ne saurait non plus l’en exclure a priori (1).

Cette expression directe des citoyens est utilisée dans certains cas comme complément au régime représentatif. Sur des sujets graves où les dirigeants élus veulent s’assurer d’une légitimité spécifique et ne se satisfont donc pas du mandat général — on dit aussi libre — que leur élection leur a conféré. Tous les pays n’en font pas usage. Si les Allemands sont plutôt méfiants à son égard, comme le passé nazi permet de le comprendre, le pays ayant la plus ancienne tradition parlementaire, le Royaume-Uni, va y recourir à propos de son appartenance à l’Union européenne. En opposant une Europe favorable au « oui » au corps électoral grec, la presse et les dirigeants européens opposent donc la légitimité du régime représentatif à la souveraineté populaire. Il suffirait d’élire des représentants. On sait que Rousseau notamment, suivant en cela la plupart des philosophes grecs… de l’Antiquité, ne considérait pas le régime représentatif comme démocratique. Les dirigeants politiques doivent seulement et en principe y rendre des comptes. Cela a forcément des limites en livrant l’exercice de la souveraineté à des partis politiques qui, même s’ils ne sont pas corrompus, limitent le choix aux candidats investis par eux et sélectionnent un personnel politique oligarchique. L’Europe invoquée contre les électeurs grecs est donc celle de chefs de partis qui ont tous les intérêts à se garder de la consultation directe.

En invoquant le nombre supérieur des Etats de la zone euro non concernés par le référendum, des dirigeants se réfèrent à une constitution fédérale ou la voix de chaque Etat pèse pareil — Malte ou la Slovaquie comme l’Allemagne ou la France (2) Sans doute, l’argument du nombre d’Etats suggère-t-il aussi le nombre des citoyens. Face au peuple grec, les Européens sont bien invoqués, par allusion ou plus explicitement, sous la forme d’une opinion publique européenne. Au titre de sondés et non d’électeurs. Plusieurs sondages ont été ainsi interprétés comme un « oui » des Européens. Donnant lieu à ces titres fallacieux où les pays, présentés comme des personnes, sont censés être « hostiles », « furieux », intransigeants », etc. Encore aurait-il fallu que les sondages reprennent la question référendaire. Or les questions étaient diverses, portant sur les conséquences d’un « Grexit » (dommageable pour qui ?), sur les intentions de votes en faveur des partis politiques (la montée des intentions en faveur de la CDU-CSU en Allemagne), voire sur qui devait payer la dette grecque, les Grecs ou les autres… On connaît la réponse.

Mais l’exactitude a-t-elle quelque importance si le référendum — une consultation populaire — vient troubler l’ordonnancement d’une institution dont il faut de plus en plus constater qu’elle vise, de manière aujourd’hui délibérée et consciente, à éviter que les mécanismes démocratiques viennent troubler les procédures oligarchiques ? « Déficit démocratique », selon un euphémisme délicat ? Plus qu’un manque ou une faille, c’est aujourd’hui un système non seulement inscrit dans les institutions mais dans l’action des dirigeants qu’il est temps de comprendre. Un monstre politique que nul n’a voulu, pas même les « pères fondateurs » rituellement invoqués et bien incapables d’anticiper.

Alain Garrigou

(1Lire aussi Frédéric Lordon, « L’euro ou la haine de la démocratie », Les blogs du Diplo, La pompe à phynance, 29 juin 2015.

(2Lire Antoine Schwartz, « Ni pause ni doutes pour les partisans d’une Europe fédérale », Le Monde diplomatique, septembre 2014.

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