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Astérix et les fier-à-bras en Syrie

Le petit Gaulois n’a pas encore frappé ! L’annonce répétée plusieurs fois ces jours derniers — sur le mode du « les Rafale français arrivent, Daech va voir ce qu’il va voir… » — ne signifie pas que Paris entre bientôt dans la bataille au-dessus de la Syrie. En tout cas pas avant plusieurs semaines, le temps que les vols de reconnaissance portent leurs fruits — ce qui a valu au président Hollande les moqueries de son prédécesseur, M. Nicolas Sarkozy (le 18 septembre, dans « Le Parisien ») : « Ça doit leur faire peur aux dirigeants de Daech, ils sont certainement terrorisés… »

par Philippe Leymarie, 19 septembre 2015

Dans l’immédiat, les services de renseignement travaillent à plein régime pour établir d’abord des « dossiers d’objectifs » qui, à priori, ne sont pas les mêmes que ceux des Américains, lesquels bombardent depuis plus d’un an les implantations de l’Organisation de l’Etat islamique (OEI, Daech en arabe) en Syrie : ce souci d’autonomie — revendiqué par l’Elysée en souvenir notamment du refus de Washington en 2013 de s’impliquer dans l’opération de « châtiment » imaginée par les Français contre le régime Assad, accusé d’avoir usé d’armes chimiques (1) — implique un important travail en amont :

 localisation des centres de commandement, de communications, ou de stockage ;
 prises de vue, écoutes, captages d’émissions radar et radio-électriques, recueil de renseignement humain ;
 interprétation des sources, détermination puis mise sous surveillance des cibles, etc.

Ce patient travail de synthèse, qui s’appuie également sur les documentations « ouvertes » en géographie, cartographie, imagerie satellite, est notamment effectué par les personnels de la Direction du renseignement militaire (DRM). Un de ses responsables a raconté récemment comment, pour localiser l’an dernier un centre de commandement à Mossoul, en Irak, ses agents avaient pu circonscrire une zone probable, puis presque sûre, à partir d’une série de paramètres combinant :

 la morphologie urbaine (vocation du quartier, résidentiel ou administratif, etc.) ;
 la recherche d’un bâtiment plutôt vaste, déjà équipé ;
 la proximité et la densité de population (pour établir son degré d’imbrication, son éventuelle utilisation comme « bouclier ») ;
 la répartition ethno-religieuse ou ethno-sociale du quartier ;
 la détection d’activité (par prises de vue, imagerie satellite, écoutes, veille électro-magnétique, etc).

Second temps

Tout cela aboutissant à la validation d’une cible, avec établissement d’un dossier d’objectif qui comporte également une estimation du risque collatéral. Puis, la mise sous surveillance de la cible, pour appréhender une éventuelle évolution, jusqu’au déclenchement de l’opération au moment jugé le plus favorable, avec évaluation du succès ou de l’échec des « frappes ». Et, à chaque étape intermédiaire, classement des renseignements permettant de lancer des recherches ultérieures sur les cibles suivantes…

Dans le cas des zones contrôlées par Daech en Syrie, le montage de raids de bombardiers, qui implique une infrastructure de communication et de surveillance aériennes, ainsi que de ravitaillement et de secours, n’interviendra que dans un second temps. Les moyens aériens français déjà sur place depuis plusieurs mois au titre de l’opération « Chamal » au-dessus de l’Irak — une douzaine de chasseurs stationnés en Jordanie et aux Emirats arabes unis — pourraient être renforcés à terme par l’aviation embarquée du porte-avions nucléaire Charles de Gaulle, dont l’appareillage est annoncé pour octobre, début novembre au plus tard, à destination de la Méditerranée orientale, puis du Golfe où il devrait relever un porte-avions américain (il y avait déjà été déployé début 2015 en renfort de l’opération « Chamal »).

Dans la boucle

Sur le plan géopolitique, l’affaire est complexe. Le président Hollande, qui avait jusqu’ici écarté la perspective d’une intervention dans le ciel syrien, se limitant à une participation à la coalition dirigée par les Américains au dessus de l’Irak (2) a décidé d’une opération offensive :

 sans feu vert de l’ONU (qui impliquerait un accord ou au moins l’abstention des diplomaties chinoise et russe) ;
 sans que les autorités légales ou reconnues de ce pays (le régime de Bachar Al-Assad, basé à Damas) aient formulé de demande d’intervention (au contraire du cas irakien) ;
 sans coordination (en tout cas officielle) avec les instances militaires syriennes, qui contrôlent une partie de l’espace aérien du pays ;
 sans aucune perspective de règlement politique pour « l’après Daech » ou « l’après Bachar » (ce qui est la condition pour déterminer « l’effet recherché » dans une opération militaire, et pour pouvoir mettre fin à une guerre, le moment venu) ;
 sans aucune garantie d’un soutien régional cohérent (les différents mouvements rebelles syriens, les Kurdes, les Turcs, les chiites, les gouvernements des pays du Golfe, l’Arabie saoudite ont chacun leur agenda) ;
 sans que la Russie et l’Iran — deux acteurs incontournables — soient dans la boucle (en tout cas, pour le moment).

Notre ennemi

Lire aussi Gabriel Galice, « La paix par la force ou par le droit ? », Le Monde diplomatique, juin 2015.Le changement de pied français n’est pas un changement de stratégie, selon le ministre français de la défense, Jean-Yves Le Drian (entretien au Monde, paru vendredi), pour qui il s’agit plutôt une « inflexion », motivée par le fait que :

 Daech a beaucoup progressé depuis un an, en particulier vers l’ouest de la Syrie, menaçant des villes stratégiques comme Alep, Homs et peut-être un jour jusqu’au Liban ;
 que le périmètre d’action des forces loyalistes à Bachar s’est réduit, si bien « qu’aujourd’hui, frapper Daech ne signifie pas militairement favoriser Bachar » ;
 et que le califat a multiplié les centres de formation de combattants étrangers qui ne visent plus seulement à agir en Syrie ou en Irak, mais aussi à viser d’autres pays désignés comme ennemis, notamment la France (3). Le ministre estime que Paris agit donc en vertu de la légitime défense, dans le cadre de l’article 51 de la charte des Nations unies.

Lors du débat de mardi à l’Assemblée nationale, le même ministre — pour justifier le revirement français — avait introduit une distinction entre « notre ennemi à nous [qui] est Daech ; et Bachar [qui] est l’ennemi de son peuple ». Le leader syrien, avec ses 240 000 morts en quatre ans, est « à l’origine du gouffre », mais « c’est Daech qui est en situation de nous attaquer ».

L’idée d’une intervention au sol, réclamée par une partie de l’opposition de droite, avait été écartée d’emblée par l’exécutif français, comme « inconséquente et irréaliste » (Manuel Valls) au motif que les Américains n’en veulent pas, qu’il faudrait des dizaines de milliers d’hommes, qu’il y aurait beaucoup de « casse », qu’il y aurait un risque d’enlisement, et la certitude d’une mobilisation de l’opinion arabe contre une « croisade » occidentale de plus. Par contre, l’entrée en lice d’une coalition terrestre des pays de la région pour libérer la Syrie de Daech, bien que largement hypothétique, « aurait le soutien de la France » (Valls).

Fiers-à-bras

« Aller au sol, pour quoi faire, s’interrogeait Arnaud Danjean, député européen (Les Républicains, proche d’Alain Juppé), spécialiste des questions de défense, dans l’Opinion du 16 septembre, interrogé par Jean-Dominique Merchet. En Syrie, il n’y pas de lignes de front, il suffit de voir la complexité de la situation autour d’Alep ou de Damas. Avant d’intervenir au sol, il faudrait d’abord une coalition et une “exit strategy” — une stratégie de sortie de la guerre. Or, il n’y en a pas. »

« Chez tous les acteurs régionaux, on constate à la fois ambiguïtés, double-jeux et intérêts contradictoires. Les Américains n’iront évidemment pas au sol, à l’approche des élections et avec le souvenir douloureux de l’Irak et de l’Afghanistan. Aujourd’hui, seul l’Iran est effectivement militairement engagé au sol, surtout en Irak, mais avec des motivations très spécifiques, pas forcément compatibles avec une solution politique “occidentale”, tant à Bagdad qu’à Damas. La Turquie a malheureusement mais assez logiquement désigné les Kurdes comme ennemis prioritaires. »

Lire Akram Belkaïd, « L’emballement guerrier du président turc », Le Monde diplomatique, septembre 2015.« Les Russes aident le régime syrien, affirment haut et fort des principes anti-Daech mais n’ont jusqu’alors jamais participé effectivement à des coalitions internationales offensives. Les monarchies sunnites du Golfe, qui font un effort minimal, ont leurs propres motivations vis-à-vis des régimes syrien et irakien. Et elles sont plus intéressées pour intervenir au Yémen, contre des milices chiites soutenues par l’Iran, qu’en Syrie ou en Irak. Bref, nous serions seuls ! »

Le même Arnaud Danjean se veut sévère avec les « fiers-à-bras » de son propre parti, qui ont « la mémoire courte », oubliant que le terrain en question « n’est pas le Mali, c’est plutôt Mogadiscio ou Kandahar »« Il y a, dans ma famille politique, une inflation de la terminologie martiale et virile, sans doute pour plaire à un électorat chauffé à blanc, en quête de fermeté. D’où les expressions d’éradication ou de guerre contre le terrorisme, que l’on retrouve aussi à gauche. C’est une posture et si on nuance, on est accusé de défaitisme. A droite, il y a une contradiction flagrante entre l’affirmation, non dénuée de fondement, selon laquelle l’armée française n’a plus les moyens de ses ambitions et la volonté de lui assigner un engagement militaire hors de proportion […] Or, si on fait une opération terrestre, on aura des pertes, peut-être autant en quelques jours qu’en dix ans en Afghanistan. Et vous imaginez des soldats français prisonniers et brûlés vifs par Daech ? »

Apaisant ou énervant

Sur un plan plus « technique », l’efficacité des frappes aériennes n’est pas prouvée. Sur un an, les 5 800 raids (aux neuf dixièmes américains) n’ont pas réussi à désorganiser Daech. Ils ont « même consolidé l’emprise de Daech sur une partie encore plus importante du territoire syrien », souligne par exemple François Heisbourg, président de l’Institut international des études stratégiques (IISS), une partie de l’opinion syrienne ne comprenant d’ailleurs pas que le régime de Bachar Al-Assad, épargné par ces frappes, ait pu continuer de bombarder des civils, en même temps que les combattants rebelles.

Comment éviter, d’ailleurs, les « pertes collatérales », alors que les stratèges de Daech auront eu tout le temps d’abriter leurs camps ou centres de commandement, voire de les localiser au milieu des populations, proches de lieux sensibles (hôpitaux, écoles, mosquées) ? Et éviter que Daech — dont la propagande est « puissante, réactive et de grande qualité » (ainsi que le reconnaissait le général Pierre de Villiers, chef d’état-major des armées, lors de l’Université d’été de la défense, le 14 septembre, à Strasbourg) — n’utilise ces « bavures » pour susciter des réflexes nationalistes ?

En outre, viser en priorité la destruction des camps de formation d’étrangers n’expose-t-il pas à frapper, entre autres, des combattants de nationalité française, ou à provoquer leur fuite, et ainsi à multiplier les processus de vengeance ? Et, de manière générale, cette intervention française — qui ne pourra être que distante, depuis les airs, et relativement limitée — aura-t-elle un effet apaisant (contribuant par exemple à réduire le flot des partants pour l’Europe ou ailleurs) ou au contraire « énervant », décuplant les risques, migrations et autres avanies ?

Philippe Leymarie

(1Lire Olivier Zajec, « Cinglante débâcle de la diplomatie française », Le Monde diplomatique, octobre 2013.

(2Lire Alain Gresh, « “Guerre contre le terrorisme”, acte III », Le Monde diplomatique, octobre 2014.

(3Les services français de renseignement seraient convaincus que des actions visant des intérêts français sont actuellement en préparation depuis ces camps. Ils rappellent que les auteurs des attentats de ces derniers mois dans l’Hexagone sont presque tous passés par la Syrie, à un stade ou un autre de leur parcours. Selon Manuel Valls, premier ministre, 1 880 Français sont actuellement impliqués dans les filières djihadistes syro-irakiennes, 491 sont sur place, 133 y sont morts.

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