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Politique post-vérité ou journalisme post-politique ?

par Frédéric Lordon, 22 novembre 2016
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Un système qui, le lendemain de l’élection de Donald Trump, fait commenter l’événement par Christine Ockrent — sur France Culture… — et le surlendemain par BHL interviewé par Aphatie, n’est pas seulement aussi absurde qu’un problème qui voudrait donner des solutions : c’est un système mort. On ne s’étonnera pas que le thème des morts-vivants connaisse un tel regain d’intérêt dans les séries ou dans les films : c’est l’époque qui se représente en eux, et c’est peut-être bien le sentiment confus de cette époque, à la fois déjà morte et encore vivante, qui travaille secrètement les sensibilités pour leur faire apparaître le zombie comme le personnage le plus parlant du moment.

Les morts-vivants

Lire aussi Miguel Urban, « Crépuscule de l’“extrême centre” », Le Monde diplomatique, novembre 2016.

On objectera sans doute que les morts-vivants sont plutôt des trépassés qui reviennent, alors qu’en l’occurrence l’époque, si toute vie s’en est retirée, n’en finit pas de mourir. Institutions politiques, partis en général, parti socialiste en particulier, médias, c’est tout le système de la conduite autorisée des opinions qui a été comme passé à la bombe à neutrons : évidement radical au-dedans, ou plutôt chairs fondues en marmelade indifférenciée, seuls les murs restent debout, par un pur effet d’inertie matérielle. Au vrai, ça fait très longtemps que la décomposition est en marche, mais c’est que nous avons affaire à un genre particulier de système qui ignore ses propres messages d’erreur-système. Dès le 21 avril 2002, l’alarme aurait dû être généralisée. Mais ce système qui enseigne à tous la constante obligation de « changer » est lui d’une immobilité granitique — tout est dit ou presque quand Libération, l’organe du moderne intransitif, fait chroniquer Alain Duhamel depuis cent ans. Il s’en est logiquement suivi le TCE en 2005, les étapes successives de la montée du FN, le Brexit en Grande-Bretagne, Trump aux États-Unis, et tout le monde pressent que 2017 s’annonce comme un grand cru. Voilà donc quinze ans que, désarçonné à chaque nouvelle gifle, vécue comme une incompréhensible ingratitude, le système des prescripteurs fait du bruit avec la bouche et clame que si c’est ça, il faut « tout changer » — avec la ferme intention de n’en rien faire, et en fait la radicale incapacité de penser quoi que ce soit de différent.

Mais avec le temps, le travail de l’agonie devient mordant, et le système se sent maintenant la proie d’une obscure inquiétude : commence même à lui venir la conscience confuse qu’il pourrait être en cause — et peut-être menacé ? Sans doute réagit-on différemment en ses différentes régions. Le Parti socialiste n’est plus qu’un bulbe à l’état de béchamelle, dont on mesure très exactement la vitalité aux appels de Cambadélis, après l’élection de Trump, à resserrer les rangs autour de Hollande (ou bien aux perspectives de lui substituer Valls).

On ne s’étonnera pas que le thème des morts-vivants connaisse un tel regain d’intérêt : c’est l’époque qui se représente en eux

C’est la partie « médias », plus exposée peut-être, qui exprime un début d’angoisse terminale. A la manière dont elle avait pris la raclée du TCE en 2005 — une gigantesque éructation contre le peuple imbécile (1) —, on mesure quand même depuis lors un effet des gifles à répétition. Alors les médias, un peu sonnés à force, commencent à écrire que les médias pourraient avoir eu une responsabilité. Le propre du mort-vivant cependant, encore debout mais en instance de mourir, c’est que rien ne peut plus le ramener complètement vers la vie. Aussi, la question à peine posée, viennent dans l’instant les réponses qui confirment le pur simulacre d’une vitalité résiduelle, et la réalité de l’extinction en cours. Y a-t-il responsabilité des médias ? « Oui, mais quand même non ».

La protestation sociologique des médias

Comme le système prescripteur du changement pour tous n’a aucune capacité de changement pour lui-même, défaut qui signe d’ailleurs la certitude quasi-évolutionnaire de sa disparition, il s’arrange pour poser la question sous la forme qui le remette aussi peu que possible en question : non nous ne sommes pas « coupés », et nous ne vivons pas différemment des autres ; oui nous avons fait notre travail, la preuve : nous avons tout parfaitement fact-checké.

Dans un mouvement aussi sincèrement scandalisé que touchant de candeur, Thomas Legrand, par exemple, proteste sur France Inter qu’on puisse trouver la presse « déconnectée » : n’est-elle pas désormais « peuplée de pigistes et de précaires » (2) ? Il faut vraiment être arrivé au bout du chemin pour n’avoir plus d’autre ressource que de transformer ainsi le vice en vertu, et se faire un rempart de la prolétarisation organisée des soutiers, providentielle garantie sociologique d’une commune condition qui rendrait sans objet les accusations de « déconnexion ». Mais on en est là. Des hipsters précarisés jusqu’au trognon servent de bouclier humain à des éditorialistes recuits qui, désormais étrangers à toutes les régulations de la décence, n’hésitent plus à en faire un argument.

Comme on veut cependant donner tous les gages de la meilleure volonté réflexive, on concède qu’on doit pouvoir encore mieux faire pour connaître ce qui agite les populations réelles, et l’on promet de l’enquête, du terrain, de la proximité, de l’immersion, bref de la zoologie. On se demande alors si le contresens est l’effet d’une rouerie de raccroc ou d’une insondable bêtise. Car si l’élection de Trump a révélé « un problème avec les médias », ça n’est que très superficiellement de « ne pas l’avoir vue venir » : c’est plutôt d’avoir contribué à la produire ! L’hypothèse de la bêtise prend immanquablement consistance avec les cris d’injustice que pousse sur Twitter un malheureux présentateur de France Info : « Mais arrêtez de dire que c’est un échec de la presse, c’est d’abord un échec de la politique ! C’est pas la presse qui donne du taf aux gens ». Ou encore : « C’est dingue de se focaliser uniquement sur les médias. La désindustrialisation de la Rust Belt ce n’est pas à cause des journaux ». Tranchant de la forme, puissance de l’analyse — l’époque.

« C’est dingue de se focaliser uniquement sur les médias »

Tout y est, et notamment que « la presse » ne se reconnaît aucune responsabilité depuis vingt ans dans la consolidation idéologique des structures du néolibéralisme, qu’elle n’a jamais réservé la parole à ceux qui en chantaient les bienfaits, qu’elle n’a jamais réduit à l’extrême-droite tout ce qui, à gauche, s’efforçait d’avertir de quelques inconvénients, de la possibilité d’en sortir aussi, qu’elle n’a jamais fait de l’idée de revenir sur le libre-échange généralisé une sorte de monstruosité morale, ni de celle de critiquer l’euro le recommencement des années trente, qu’elle n’a jamais pédagogisé la flexibilisation de tout, en premier lieu du marché du travail, bref qu’elle n’a jamais interdit, au nom de la « modernité », du « réalisme » et du « pragmatisme » réunis, toute expression d’alternative réelle, ni barré absolument l’horizon politique en donnant l’état des choses comme indépassable — oui, celui-là même qui produit de la Rust Belt dans tous les pays développés depuis deux décennies, et fatalement produira du Trump avec. Mais non, bien sûr, la presse n’a jamais fait ça.

Le petit bonhomme de France Info ne doit pas écouter sa propre chaîne qui, en matière économique, éditorialise à un cheveu de BFM Business, comme toutes les autres au demeurant, raison pour quoi d’ailleurs le pauvre est devenu strictement incapable d’avoir même l’idée d’une différence possible, l’intuition qu’il y a peut-être un dehors. De ce point de vue on pourra égailler autant qu’on veut des bataillons de pigistes précarisés dans la nature avec pour feuille de route « le retour au terrain », on ne voit pas trop ce que cette dispersion pourrait produire comme révisions éditoriales sérieuses, qui auraient dû survenir il y a longtemps déjà, et ne surviendront plus quoi qu’il arrive. On en a plus que l’intuition à cette phénoménale déclaration d’intention du directeur du Monde qui annonce avoir constitué une « task force » (sic) prête à être lâchée à la rencontre « de la France de la colère et du rejet » (3), et l’on mesure d’ici l’ampleur des déplacements de pensée que des enquêtes ainsi missionnées vont pouvoir produire auprès de leur commanditaire. Il est vrai que celui-ci n’hésite pas à témoigner d’un confraternel ascendant à l’endroit des « médias américains confrontés à leur 21 avril. Nous avons eu aussi le référendum de 2005. On a appris à être plus vigilants ». La chose n’avait échappé à personne.

Si l’élection de Trump a révélé « un problème avec les médias », ça n’est que très superficiellement de « ne pas l’avoir vue venir » : c’est plutôt d’avoir contribué à la produire !

L’intuition tourne à la certitude quasi-expérimentale quand, au lendemain d’un désastre comme celui de l’élection américaine, on peut lire qu’Hillary Clinton « avait le seul programme réalisable et solide » (Jérôme Fenoglio, Le Monde), que « la réaction identitaire contre la mondialisation alimente la démagogie de ceux qui veulent fermer les frontières » (Laurent Joffrin, Libération), que « le choix de la presse [finalement il y en avait un ?] était le triste choix de la rationalité contre le fantasme » (Thomas Legrand, France Inter), que « la mondialisation n’est pas seule en cause [car c’est] la révolution technologique [pourrait-on être contre ?] qui est autant, sinon plus, responsable du démantèlement des vieux bassins d’emploi, c’est elle qui porte la délocalisation du travail, bien plus que l’idéologie [sic]  » (Le Monde), scies hors d’âge, qu’on lit à l’identique depuis 2005, enfermées dans l’antinomie de la mondialisation ou du quatrième Reich, produits de série emboutis sur enclumes éditorialistes, l’ironie tenant au fait qu’on aura rarement vu propagandistes de la flexibilité frappés d’une telle rigidité, puisqu’il est maintenant acquis que, ayant perdu toute capacité de révision cognitive, ils iront jusqu’au bout du bout, d’un pas mécanique, les bras devant à l’horizontale.

Le fulgurant éditorialiste du Monde devrait pourtant se méfier de ses propres analyses, dont une part pourrait finir par s’avérer fondée : c’est qu’on sait déjà ce qu’il va écrire fin avril-début mai 2017, qu’on pourrait même l’écrire dès aujourd’hui à sa place, et qu’une telle simplicité donne immanquablement des envies d’automatisation — la fameuse technologie —, à moins, il est vrai un cran technologique en dessous, qu’on ne fasse tirer au sort la construction de phrases par un singe, dans un sac où l’on aura mélangé des cubes avec écrit : « protestataire », « populisme », « colère », « tout changer », « repli national », « manque de pédagogie », « l’Europe notre chance », et « réformer davantage ». Substitution par le système expert ou bien par le macaque, il est exact en tout cas que l’emploi de l’éditorialiste du Monde, lui, n’aura pas été victime, selon ses propres mots, de « l’idéologie ».

La « politique post-vérité » (misère de la pensée éditorialiste)

On en finirait presque par se demander si l’indigence de ses réactions ne condamne pas ce système plus sûrement encore que l’absence de toute réaction. C’est que pour avoir depuis si longtemps désappris à penser, toute tentative de penser à nouveau, quand elle vient de l’intérieur de la machine, est d’une désespérante nullité, à l’image de la philosophie du fact-checking et de la « post-vérité », radeau de La Méduse pour journalisme en perdition. L’invocation d’une nouvelle ère historique dite de la « post-vérité » est donc l’un de ces sommets que réserve la pensée éditorialiste : une nouvelle race de politiciens, et leurs électeurs, s’asseyent sur la vérité, nous avertit-elle (on n’avait pas vu). Des Brexiteers à Trump, les uns mentent, mais désormais à des degrés inouïs (plus seulement des petits mensonges comme « mon ennemi c’est la finance »), les autres croient leurs énormités, on peut donc dire n’importe quoi à un point nouveau, et la politique est devenue radicalement étrangère aux régulations de la vérité. C’est une nouvelle politique, dont l’idée nous est livrée là par un gigantesque effort conceptuel : la « politique de la post-vérité ». Soutenue par les réseaux sociaux, propagateurs de toutes les affabulations — et à l’évidence les vrais coupables, ça la presse l’a bien vu.

Lire aussi Jacques Bouveresse, « Nietzsche contre Foucault, la vérité en question », Le Monde diplomatique, mars 2016.

Car, on ne le dit pas assez, contre la politique de la post-vérité, le journalisme lutte, et de toutes ses forces : il fact-checke. On ne pourra donc pas dire que le journalisme a failli face à Trump : sans relâche il a compulsé des statistiques et retourné de la documentation — n’a-t-il pas établi qu’il était faux de dire que tous les Mexicains sont des violeurs ou qu’Obama n’était pas américain ? Mais voilà, la post-vérité est une vague géante, un tsunami qui emporte tout, jusqu’aux digues méthodiques du fact-checking et du journalisme rationnel, et les populations écumantes de colère se mettent à croire n’importe quoi et n’importe qui. Au fait, pourquoi en sont-elles venues ainsi à écumer de colère, sous l’effet de quelles causes, par exemple de quelles transformations économiques, comment en sont-elles arrivées au point même de se rendre aux pires mensonges ? Cest la question qu’il ne vient pas un instant à l’idée du journalisme fact-checkeur de poser.

Il est d’ailleurs mal parti pour en trouver les voies si l’on en juge par les fortes pensées de ses intellectuels de l’intérieur, comme Katharine Viner, éditorialiste au Guardian, à qui l’on doit les formidables bases philosophiques de la « post-vérité ». Et d’abord en armant la percée conceptuelle de connaissance technologique dernier cri : les réseaux sociaux, nous explique Viner, sont par excellence le lieu de la post-vérité car ils enferment leurs adhérents dans des « bulles de filtre », ces algorithmes qui ne leur donnent que ce qu’ils ont envie de manger et ne laissent jamais venir à eux quelque idée contrariante, organisant ainsi la végétation dans le même, l’auto-renforcement de la pensée hors de toute perturbation. Mais on croirait lire là une description de la presse mainstream, qui ne se rend visiblement pas compte qu’elle n’a jamais été elle-même autre chose qu’une gigantesque bulle de filtre ! Ainsi excellemment partie pour un exercice décapant de remise en cause, Katharine Viner en vient logiquement à conclure que Trump « est le symptôme de la faiblesse croissante des médias à contrôler les limites de ce qu’il est acceptable de dire » (4). Le tutorat moral de la parole publique, spécialement celle du peuple et des « populistes », voilà, sans surprise, le lieu terminal de la philosophie éditorialiste de la « post-vérité ». Comprendre ce qui engendre les errements de cette parole, pour lui opposer autre chose que les postures de la vertu assistée par le fact-checking, par exemple une action sur les causes, ne peut pas un instant entrer dans une tête d’éditorialiste-de-la-vérité, qui comprend confusément que, « les causes » renvoyant à ce monde, et l’hypothèse d’y changer quoi que ce soit de sérieux étant par principe barrée, la question ne devra pas être posée.

Le journalisme post-politique

Ce que le journalisme « de combat » contre la post-vérité semble donc radicalement incapable de voir, c’est qu’il est lui-même bien pire : un journalisme de la post-politique — ou plutôt son fantasme. Le journalisme de la congélation définitive des choix fondamentaux, de la délimitation catégorique de l’épure, et forcément in fine du gardiennage du cadre. La frénésie du fact-checking est elle-même le produit dérivé tardif, mais au plus haut point représentatif, du journalisme post-politique, qui règne en fait depuis très longtemps, et dans lequel il n’y a plus rien à discuter, hormis des vérités factuelles. La philosophie spontanée du fact-checking, c’est que le monde n’est qu’une collection de faits et que, non seulement, comme la terre, les faits ne mentent pas, mais qu’ils épuisent tout ce qu’il y a à dire du monde.

Le problème est que cette vérité post-politique, opposée à la politique post-vérité, est entièrement fausse, que des faits correctement établis ne seront jamais le terminus de la politique mais à peine son commencement, car des faits n’ont jamais rien dit d’eux-mêmes, rien ! Des faits ne sont mis en ordre que par le travail de médiations qui ne leur appartiennent pas. Ils ne font sens que saisis du dehors par des croyances, des idées, des schèmes interprétatifs, bref, quand il s’agit de politique, de l’idéologie.

Le spasme de dégoût que suscite immanquablement le mot d’idéologie est le symptôme le plus caractéristique du journalisme post-politique. Comme « réforme » et « moderne », le « dépassement de l’idéologie » est l’indice du crétin. Sans surprise d’ailleurs, le crétin post-politique est un admirateur de la « réalité » — systématiquement opposée à toute idée de faire autrement. Les deux sont évidemment intimement liés, et le fact-checking à distance avec eux. La purgation achevée de l’idéologie laisse enfin apparaître la « réalité », telle qu’en elle-même immarcescible, qu’il n’y a plus qu’à célébrer rationnellement en fact-checkant la conformité des énoncés (post-)politiques à ses « faits ».

Il faut avoir fait l’expérience de regards de sidération bovine confrontés à l’idée que la « fin des idéologies », le « refus de l’idéologie », sont des summum d’idéologie qui s’ignorent pour se faire plus précisément une idée du délabrement intellectuel d’où sont sortis simultanément : la « réalité » comme argument fait pour clôturer toute discussion, c’est-à-dire évidemment la négation de toute politique comme possibilité d’une alternative, la noyade de l’éditorialisme dans les catégories du « réalisme » et du « pragmatisme », la place de choix donnée par les médias à leurs rubriques de fact-checking, la certitude d’être à jour de ses devoirs politiques quand on a tout fact-checké, le désarroi sincère que les populations ne se rendent pas d’elles-mêmes à la vérité des faits corrects, et cependant la persévérance dans le projet de soumettre toute politique à l’empire du fact-checking, à en faire la vitrine d’une presse moderne qui, très significativement, pousse sur le devant de la scène ses Décodeurs et sa Désintox’.

Mais voilà, les décodeurs recodent sans le savoir, c’est-à-dire, comme toujours les inconscients, de la pire des manières. Ils recodent la politique dans le code de la post-politique, le code de la « réalité », et les désintoxiqueurs intoxiquent — exactement comme le « décryptage », cette autre abysse de la pensée journalistique, puisque « décrypter » selon ses ineptes catégories, c’est le plus souvent voiler du plus épais brouillard.

Le fact-checking qui, épouvanté, demandera dans un cri de protestation si c’est donc qu’« on préfère le mensonge à la vérité », est sans doute ici hors d’état de saisir l’argument qui n’a rien à voir avec l’exigence élémentaire d’établir correctement des faits, mais plutôt avec l’accablant symptôme, après Trump, d’une auto-justification des médias presque entièrement repliée sur le devoir fact-checkeur accompli. Trump a menti, nous avons vérifié, nous sommes irréprochables. Malheureusement non. C’est qu’un Trump puisse débouler dans le paysage dont vous êtes coupables. Vous êtes coupables de ce qu’un Trump n’advient que lorsque les organes de la post-politique ont cru pouvoir tenir trop longtemps le couvercle sur la marmite politique.

Différences et préférences

Car voilà toute l’affaire : la post-politique est un fantasme. Elle est le profond désir du système intégré de la politique de gouvernement et des médias mainstream de déclarer forclos le temps de l’idéologie, c’est-à-dire le temps des choix, le désir d’en finir avec toutes ces absurdes discussions ignorantes de la « réalité », dont il nous est enjoint de comprendre que, elle, ne changera pas. Mais c’est le désir de ce système, et de ce système seulement. Pour son malheur, le peuple obtus continue, lui, de penser qu’il y a encore matière à discuter, et quand toutes les institutions établies de la post-politique refusent de faire droit à cet élémentaire désir de politique, alors ce peuple est prêt à saisir n’importe quelle proposition, fût-ce la pire, pourvu qu’elle soit celle d’une différence (5). Tout le fact-checking du monde n’ôtera jamais que la politique est l’exercice de la différence quand il est, lui, le prononcé silencieux de la fin des différences, ce qui reste quand on a décidé qu’il n’y aurait plus de différences : le règne vide et insignifiant des « faits » — mais pour mieux laisser inquestionné, dans l’arrière-plan, le signifié-maître : le monde est comme il est.

Il reste alors une seule ligne de repli au journalisme mainstream, au journalisme de la post-politique qui se croit le journalisme de la vérité : concéder qu’il reste bien en effet une différence, mais une seule, et qu’elle est hideuse au point que tout devra lui être préféré — « tout » devant s’entendre adéquatement comme l’ensemble des sacrifices à consentir « hélas » à la « réalité ». Maintenir cette configuration du problème post-politique, n’admettant comme extérieur que la politique innommable de l’extrême-droite, requiert alors d’opérer le déni radical de la différence de gauche. Et si jamais celle-ci commence à faire son chemin, de la combattre impitoyablement.

C’est bien en ce point que ce système laisse affleurer ses propres préférences, ses haines inavouables. Disons ici carrément ceci : plutôt qu’une différence de gauche, il préférera prendre le risque de la différence d’extrême-droite, dont il doit bien pressentir que ses propres efforts, dérisoirement inefficaces, ne suffiront plus longtemps à en empêcher l’advenue. Et voilà, au bout de ses échecs à endiguer quoi que ce soit, où il finira d’impuissance : s’il faut en passer par l’expérience d’extrême-droite, ainsi soit-il ! Elle sera tellement ignoble qu’elle aura au moins le mérite de remonétiser le discours de la vertu, et la « réalité » sera ré-installée dans ses droits en une alternance à peine.

Le Pen ne sortira pas de l’euro, Trump préservera la déréglementation financière, la Grande-Bretagne du Brexit ne sera pas exactement un enfer anticapitaliste

Au reste, il s’en trouvera bien quelques-uns au sein du grand parti post-politique pour apercevoir que les rapports de l’extrême-droite et de la « réalité » sont en fait loin d’être si distendus que le fact-checking pourrait le faire croire : Marine Le Pen ne sortira pas de l’euro, Trump a déjà fait savoir qu’il préserverait la déréglementation financière, la Grande-Bretagne du Brexit ne sera pas exactement un enfer anticapitaliste. À coup sûr, ce sont les migrants, les étrangers, et en France tous ceux qui ne respirent pas la souche, qui connaîtront leur douleur. Mais, d’une part, un républicanisme autoritaire caparaçonné d’islamophobie s’en accommodera parfaitement. Et, d’autre part, la post-politique de la morale cachera sa joie de se refaire la cerise aussi facilement — le dernier espoir pour les ventes de Libération, du Monde et de L’Obs, c’est bien le FN.

Le déni de l’homogénéité (pauvre Décodeur)

Si donc, du point de vue de la « réalité », le choix est entre le bien et un moindre mal, dont on expliquera qu’on le tient cependant pour le sommet du mal, alors il faut se mettre à tout prix en travers du vrai mal, mais sans pouvoir dire ouvertement que c’est lui qu’on considère comme tel : le mal d’une autre différence, le mal qui ne croit pas à la « réalité », celui qui pense que les définitions implicites de la « réalité » sont toujours mensongères, au moins par omission, qu’elles occultent systématiquement d’où sont venus ses cadres, qui les a installés, qu’ils n’ont pas toujours été là, par conséquent qu’il est possible d’en inventer d’autres. Ce mal à combattre sans merci, c’est la différence de gauche.

On ne s’étonnera pas de lire sous la plume d’un décodeur demi-habile la puissante critique de « lémédia » (6), injuste réduction à l’uniformité d’un paysage si chatoyant de diversité. « Lesjours.fr ou Le Chasseur Français  » ne racontent pas la même chose nous apprend le penseur-décodeur, de même qu’« Arte c’est [pas] pareil que Sud Radio ». Comme c’est profond, comme c’est pertinent. « L’actualité sociale [n’est pas] présentée de manière identique dans L’Humanité et dans Valeurs Actuelles  » poursuit-il si bien lancé, et n’est-ce pas tout à fait vrai ? On pense aussitôt à Gilles Deleuze : « on connaît des pensées imbéciles, des discours imbéciles qui sont faits tout entiers de vérités ». Misère de la pensée fact-checkeuse.

Dans le registre qui est pourtant le sien, pour ne pas trop le secouer quand même, on pourrait demander à notre décodeur combien de fois par an il entend citer L’Humanité, Politis ou Le Monde Diplomatique dans la revue de presse de France Inter, ou ailleurs, combien de fois il voit leurs représentants à la télé ou dans les radios. Voudrait-il avoir l’amabilité de se livrer à ce genre de décompte ? (on lui signale qu’Acrimed s’y livre à sa place depuis deux décennies et que, de même, jamais un article d’Acrimed n’est cité dans lémédia bariolés). Au hasard, puisqu’il décode au Monde, pourrait-il fact-checker vite fait combien de reprises ont salué l’édifiante enquête de Politis sur les méthodes managériales de Xavier Niel (7), où l’on comprend tout de même une ou deux choses sur ce qui conduit de la violence néolibérale aux rages qui saisissent les classes salariées ?

La gauche, l’inadmissible différence

Sauf pour cette forme de cécité intéressée qui tient des variations de queues de cerises pour des différences ontologiques, lémédia existent bel et bien, on peut même en donner la caractéristique constitutive : la haine commune de la gauche que, significativement, tous nomment de la même manière : « extrême-gauche » ou « gauche radicale », quand ça n’est pas le risible « gauche de la gauche », cet aveu involontaire que ce qu’ils appellent usuellement « la gauche » est bel et bien à droite. Sans surprise, cette haine est portée à son comble dans les médias de gauche de droite, où le culte de la « réalité », c’est-à-dire le schème fondamental de la pensée de droite, a été si profondément intériorisé que le reconnaître mettrait à mal des engagements de plusieurs décennies — au service de la « réalité » —, et pire encore, des représentations intimes de soi, des luttes personnelles trop incertaines pour s’efforcer de croire qu’on est « quand même de gauche ».

Il suffit d’observer dans ces médias le traitement comparé, textuel, iconographique et politique, des personnalités de gauche (de vraie gauche) et des personnalités du centre, voire carrément bien installées à droite, pour se faire une idée de leur lieu réel — encore ce week-end dans Libération, « NKM, la geek, c’est chic », oui, c’est d’une insoutenable violence. S’il y a des endroits où l’on fait sans merci la chasse à la différence de gauche, à cette différence qui pense que le monde présent n’est pas la « réalité », parce qu’il n’a pas toujours été ce qu’il est, qu’il l’est devenu par l’effet d’une série de coups de force, dont la plupart d’ailleurs ont été politiquement accomplis par des gouvernements « de gauche », et symboliquement validés par des médias « de gauche », s’il y a des endroits où cette différence fait l’objet d’une traque éradicatrice, ce sont bien, en effet, « lémédia ».

Or l’étouffement systématique de la différence de gauche, celle qui s’en prendrait ouvertement à la mondialisation libérale, qui fracturerait le verrou à toute politique progressiste possible de l’euro, qui contesterait l’emprise du capital sur toute la société, et même : remettrait en question les droits de la propriété lucrative sur les moyens de production, organiserait juridiquement le contrôle politique des producteurs sur leur activité, cet étouffement ne laisse ouvert que le soupirail de l’extrême-droite, porte des Trump au pouvoir car ceux-ci arrivent lancés avec bien plus d’avance que des Sanders, dont lémédia, en effet, ont tout fait pour qu’il ne vienne pas déranger la candidate chérie (8), comme ils font tout pour abaisser Corbyn, traîner Mélenchon dans la boue, tous noms propres à lire ici plutôt comme des noms communs, comme les appellations génériques d’une possibilité de différence. Oui lémédia existent, bons apôtres du dépassement de l’idéologie en proie à des haines idéologiques incoercibles : par haine de Sanders, ils ont eu Trump ; par haine de Corbyn, ils maintiendront May ; à Mélenchon ils préféreront tacitement Le Pen — mais attention, avec des éditoriaux grandiloquents avertissant qu’il y a eu « un séisme ». Et si d’aventure le désir d’une différence de gauche désinvestissait ces personnages trop institutionnels et souvent trop imparfaits, pour prendre la rue sérieusement, c’est-à-dire, par-delà le folklore du monôme, avec la menace de conséquences, lémédia n’y verraient plus que des « casseurs », comme lors de Nuit Debout quand, passé le moment du ravissement citoyen, le cortège de tête a commencé à affoler les rédactions, interloquées d’« une telle violence ».

L’écroulement ?

C’est qu’un système signale son impuissance à ses points de stupéfaction, qui le voient désemparé d’incompréhension aux situations qu’il a lui-même contribué à produire. On sait qu’on se rapproche de ces points lorsque, résultat nécessaire de la prohibition des différences, la confusion s’accroît, nourrie par le commentaire médiatique, lui-même de plus en plus désorienté. Alors des électeurs de « gauche » affolés se précipitent à une primaire de droite ; on débat gravement de la légitimité d’une telle participation ; on laisse un pur produit du système se qualifier lui-même d’anti-système quand une telle bouffonnerie devrait lui valoir le ridicule universel ; on commentera bientôt son livre intitulé Révolution, et le sauf-conduit accordé sans sourciller à une pareille imposture lexicale livrera en effet l’essence réelle de lémédia, leur commune collaboration au dévoiement des mots, à l’effacement de toute perspective de transformation sociale dont le signifiant historique, « révolution », recouvre désormais la suppression des 35 heures et la libéralisation des autocars. Car il faut imaginer comment aurait été reçue la Révolution d’un Macron dans les années 70, à l’époque où lémédia n’avaient pas encore acquis leur consistance d’aujourd’hui : dans un mélange d’outrage, de rires et d’épluchures. Dans un formidable télescopage où le fortuit exprime inintentionnellement toute une nécessité, c’est sur Macron, précisément, que L’Obs fait sa une le jour même de l’élection de Trump — Macron, l’agent par excellence de l’indifférenciation, du règne de la non-différence, le carburant de la différence d’extrême-droite.

Lire aussi Serge Halimi, « Indépendance, au-delà d’un mot creux », Le Monde diplomatique, novembre 2016.

Lorsque la gauche officielle, celle que lémédia accompagneront jusqu’à la décharge, devient à ce point de droite, qui peut s’étonner que la droite pour continuer d’avoir l’air de droite, c’est-à-dire différente de la gauche, n’ait d’autre solution que d’aller encore plus loin à droite, et que tout le paysage soit alors emporté d’un seul mouvement ? Mais poussé par qui ? Sinon par cette « gauche » elle-même et sémédia. Pacte de responsabilité, CICE, TSCG, loi travail, étranglement de l’AP-HP, massacre social passivement observé à La Poste : les commandements douloureux mais incontestables de la « réalité » — elle, hors fact-checking. Et pendant la destruction qui trumpise infailliblement toutes les sociétés, lémédia soutiennent à bout de force la « gauche-qui-se-confronte-au-réel (elle !) », cet asile de la démission politique, cette pauvreté pour têtes farineuses, qui ont trouvé leur dernière redoute dans ce rogaton de pensée.

Plutôt l’abîme que la vraie gauche, voilà à la fin des fins le choix implicite, le choix de fait, de lémédia. C’est que les protestations outragées d’une telle imputation n’en pourront mais : de quelque manière que les individus recouvrent leurs actes en paroles, ce sont bien ces actes qui trahissent leur préférences de fait, leur préférences réelles. Après avoir tout fait pour ne laisser aucune chance à la seule différence opposable à la différence d’extrême-droite, on dira alors que, comme Trump, Le Pen est arrivée… parce que le bas peuple ne croit plus à la vérité. Voilà où en est la pensée de lémédia. Qui n’auront bien sûr, pas plus à ce moment qu’aujourd’hui, aucune responsabilité dans l’état des choses.

Un système qui ne possède plus aucune force de rappel, plus aucune régulation interne, plus aucune capacité de piloter une réelle transition politique à froid ne mérite que de disparaître. Il va. Le propre d’un système aussi rigidifié, aussi hermétique à son dehors, et incapable d’enregistrer ce qui se passe dans la société, c’est qu’il ne connait pas d’autre « ajustement » que la rupture, et qu’il suffit de très peu de temps pour le faire passer de l’empire écrasant qui barre tout l’horizon à la ruine complète qui le rouvre entièrement.

Frédéric Lordon

(1Voir « La procession des fulminants », Acrimed, 17 juin 2005.

(2Thomas Legrand, « La presse déconnectée ? », L’édito politique, France Inter, 14 novembre 2016.

(3Jérôme Fenoglio, cité in « En France, les médias promettent de “réduire la distance avec les lecteurs” », Libération, 19-20 novembre 2016.

(4Katharine Viner, « How technology disrupted the truth », The Guardian, 12 juillet 2016, Katharine Viner reprend ici une citation de Zeynep Tufekci, sociologue turque.

(5Ou qu’elle lui semble en avoir suffisamment l’air…

(6Samuel Laurent, responsable des Décodeurs au Monde, « La post-vérité, lémédia, le fact-checking et Donald Trump », Medium France, 14 novembre 2016.

(7Erwann Manac’h et Sweeny Nadia, « Enquête sur le système Free », Politis, 18 mai 2016.

(8Lire l’article de Thomas Frank à paraître dans Le Monde diplomatique de décembre 2016, en kiosques mercredi prochain.

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