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En Tunisie, le théâtre réfracte

Vitrine du théâtre tunisien, les Journées théâtrales de Carthage, qui se sont déroulées du 19 au 26 novembre 2016, peinent à donner du souffle à un festival dont le manque d’autonomie et d’organisation dessert les artistes et les œuvres. Pourtant, ces dernières surprennent, sidèrent, amènent à penser.

par Marina Da Silva, 25 novembre 2016
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Violence(s), de Jalila Baccar

Sur l’avenue Habib Bourguiba, les Journées théâtrales de Carthage ont installé leurs bureaux au deuxième étage du rutilant hôtel Africa où descendent surtout des hôtes internationaux. L’artère principale du centre-ville est en permanence animée par des manifestations improvisées où tous les laissés-pour-compte de la révolution de janvier 2011 viennent exprimer leur colère et leur frustration. Les deux mondes se télescopent. Mais les 62 spectacles, tunisiens et étrangers, joués dans plusieurs salles (1) et dans une vingtaine de villes de Tunisie, drainent un public nombreux et divers qui démontre que le théâtre reste un art populaire.

Lire aussi Hicham Alaoui, « Le Maghreb entre autoritarisme et espérance démocratique », Le Monde diplomatique, novembre 2016.

Fondé en 1983 par le ministère de la culture qui voulait reprendre la main sur la création en plein essor d’un théâtre indépendant, le festival biennal le plus prestigieux du Maghreb a longtemps été à la fois la vitrine du théâtre officiel du monde arabe, et un espace d’émergence des artistes les plus prometteurs.

Après avoir été dirigé par différentes personnalités des arts de la scène (2), il est piloté depuis un an par Lassaad Jamoussi, avec l’idée d’en faire un festival annuel. Du moins le voulait-il… puisqu’avant même la fin de cette XVIIIe édition, il a annoncé rendre les armes. Il faut dire que le paquebot est difficile à manœuvrer et que concilier l’autonomie d’une programmation nationale et internationale avec les contraintes lourdes d’une gestion administrative et bureaucratique réclame des talents de funambule.

Universitaire, acteur de la vie associative et militant des droits de l’homme, M Jamoussi, qui s’est aussi découvert une vocation d’acteur dans la pièce de Meriam Bousselmi, Ce que le dictateur n’a pas dit, affichait pourtant des ambitions. Il a tout d’abord cherché à décentraliser le festival et à faire circuler les artistes dans les endroits les plus reculés du pays, nouant des partenariats avec des associations, écoles et universités, pénétrant même pour quelques spectacles à l’intérieur de prisons ou de centres de rééducation. Il s’est employé à développer la rencontre entre la création contemporaine arabe et africaine en mettant sur pied une plateforme professionnelle qui permette la circulation des artistes et des œuvres dans des rapports Sud-Sud et pas seulement Nord-Sud. Enfin a-t-il voulu donner une tonalité politique forte à sa programmation et témoigner de l’engagement des artistes « qui résistent à la prolifération massive des valeurs marchandes en développant des valeurs d’échanges, des valeurs éthiques et esthétiques », invitant notamment des créateurs de Syrie, Liban, Irak, Palestine qui interrogent les mutations profondes de leur société.

Parmi les œuvres présentées à Tunis, on s’arrêtera sur trois d’entre elles particulièrement percutantes.

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Body Revolution, de Mokhallad Rasem / © Saad Ibraheem

La première est celle d’un jeune metteur en scène irakien, Mokhallem Rasem, en exil à Anvers qui travaille l’image et le corps des acteurs entre surréalisme et réalité. Ici il a mis ensemble et en vis-à-vis Body Revolution et Waiting, deux petites formes qui déplacent le regard et les points de vue. Dans la première, il triture les images des révolutions arabes, de la violence et de la guerre au Proche-Orient qu’il projette sur les corps de trois performers, acteurs et danseurs, dans des fondus enchaînés de toute beauté et puissance. Ce qui questionne la réception de notre propre corps devant ces images dont nous sommes saturés. La seconde explore la signification de l’attente, pour un éventail de personnes de tous âges et milieux sociaux interviewées dans la rue à Anvers. Visages, réflexions et émotions plurielles et contradictoires s’enroulent autour d’un même mot dont le sens se charge d’une force singulière. La première pièce fait écho à l’autre dans deux mondes distincts et complémentaires où les convulsions de l’une se répercutent toujours plus dans la seconde.

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Sur le mode de l’éruption, de Sulayman El Bassam / © Anthony Chedic
Lire aussi Florence Beaugé, « Tunisiennes après la révolution », Le Monde diplomatique, juillet 2015.

Sur le mode de l’éruption, de Sulayman El Bassam, fait l’effet d’une secousse sismique. L’artiste anglo-koweitien, qui avait monté en 2013 à la Comédie-Française une version trop sage et conventionnelle de Rituel pour une métamorphose du Syrien Saadallah Wannous, se révèle ici un auteur et un metteur en scène d’exception. Autour de six récits de femmes, portés par deux actrices et une musicienne formidables, il créé une véritable surprise esthétique. Sur le plateau, dans la scénographie et les lumières inspirées d’Eric Soyer, un mur massif symbolise tous les murs de séparation qui s’érigent de plus en plus dans le monde. Une fenêtre — matérielle et mentale — s’y découpe où ont pris place la musicienne américaine Brittany Anjou et son piano. A l’avant-scène, la Syrienne Hala Omran, qui vit à Beyrouth, et la New-Yorkaise Catherine Gowl. Deux actrices fascinantes. Dont le corps et la voix jouent de la distance et de l’entrelacement. Chacune et ensemble, elles incarnent tour à tour une journaliste américaine prise au piège d’un reportage de guerre, qui perd d’abord sa main droite sous un obus et raconte ses derniers instants de dépeçage en direct ; une soldate israélienne séduite par un Palestinien au pied d’une tombe et qui en paiera le prix fort sous les crachats et les humiliations. Une refugiée yézidie, violentée et séquestrée, qui se révolte contre son martyre. Ici les femmes sont le champ de bataille de la dévastation du monde. Mais elles ne sont pas des victimes. Leur langage est une pensée en action.

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Violence(s), de Jalila Baccar / © Attilo Marasco

Enfin, le dernier éblouissement, proche de la sidération, revient à Violences de Fadhel Jaibi et Jalila Baccar, icônes du théâtre tunisien qui ne craignent pas d’aller gratter les plaies de leur société. Jalila a écrit ce texte déstabilisant à partir d’une collecte de faits divers et de témoignages, mixés à des situations inventées que Fadhel Jaïbi, directeur du Théâtre national de Tunis, met en scène avec huit comédiens dont les personnages portent leur propre nom et qu’ils conduisent au bord de l’abîme. Lobna vient rendre visite à son amie dans une prison qui ressemble à un centre de torture. Fatma a perdu la mémoire pour oublier que c’est elle qui a tué H’Sine, son mari, d’un coup de cric. Zohra a jeté son propre fils, qui n’avait pas hésité à la prostituer, dans le four à pain. Quatre lycéens ont défenestré leur professeure et se sont sauvagement acharnés sur sa dépouille. Une violence qui prend sa source au cœur de l’espace de la famille ou du quotidien et se réfracte dans une société bientôt frappée, en point d’orgue, par de terribles attentats. Des fragments d’histoires individuelles qui renvoient à la décomposition du corps sociétal.

Lire aussi Thierry Brésillon, « En Tunisie, alliance conservatrice à l’ombre de la menace djihadiste », Le Monde diplomatique, janvier 2016.

« Un terrible constat : la révolution tunisienne, par beaucoup d’aspects, au lieu de porter l’espoir, a engendré peurs inédites, angoisses, dépressions, gestes désespérés, violences multiples au quotidien, voire crimes atroces. Pourquoi, par milliers, des jeunes gens se sont-ils jetés dans la mer pour gagner “le monde libre’” ? Pourquoi tant de suicidés (…) Pourquoi tant de vols, braquages, saccages, viols, meurtres, homicides, et en progression exponentielle ? ».C’est l’interpellation de Violences, à contre-courant de la représentation optimiste du « printemps tunisien », adressée non seulement à la Tunisie mais au monde. La suite de ce travail, quasi anthropologique, explorera le thème de l’émigration, qui décime lourdement et cruellement la jeunesse tunisienne.

Des œuvres que l’on espère revoir sur les scènes d’autres festivals.

Marina Da Silva

(1Le Carré d’Art, Le Centre national d’art de la marionnette, El Hamra, EL Teatro, Le Mondial, Le Quatrième Art, Le Rio, la Maison de la Culture Ibn Rachiq et Mad’art Carthage.

(2Dont Moncef Souissi, pionnier du théâtre tunisien et arabe, qui s’est éteint le 6 novembre.

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