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Le prix de la déconnexion

par Evgeny Morozov, 23 février 2017
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Disconnect

La course mondiale à la domestication du capitalisme est en marche. En France, le « droit à la déconnexion », entré en vigueur le 1er janvier dernier, contraint les entreprises de plus de 50 salariés à négocier de manière explicite comment leurs employés gèrent leur disponibilité en dehors des heures de bureau. En 2016, les législateurs sud-coréens ont présenté une proposition de loi similaire. Ce mois-ci, un membre du congrès des Philippines a instauré une mesure allant dans le même sens, avec le soutien d’un puissant syndicat local. D’autres lois semblables devraient bientôt suivre, d’autant qu’un certain nombre de grandes entreprises, comme Volkswagen ou Daimler ont déjà fait des concessions, sans attendre que l’État légifère en la matière.

Que penser de ce nouveau droit ? Connaîtra-t-il le sort du « droit à l’oubli », cette autre mesure moderne qui prétend offrir une compensation aux usagers dérangés par les excès du capitalisme numérique ? Ou n’est-il qu’une manière d’avaliser l’existant, en donnant de faux espoirs, sans s’attaquer à la dynamique profonde de l’économie mondiale ?

Lire aussi Rachel Saada, « Le code du travail, garant de l’emploi », Le Monde diplomatique, janvier 2016.

Commençons par une clarification sémantique. Ne nous méprenons pas sur le sens de cette expression ambiguë de « droit à la déconnexion », qui désigne le privilège de ne pas répondre aux emails professionnels en dehors des heures de bureau. Prise telle quelle, une définition si limitée exclut une flopée d’autres relations sociales pour lesquelles une déconnexion permanente ou temporaire des personnes en position de faiblesse serait souhaitable : dans ces cas de figure, l’injonction à la connexion est synonyme de profit pour certains et d’abus de pouvoir pour d’autres. Après tout, la connectivité n’est pas qu’un moyen d’exploitation, mais aussi de domination : l’aborder uniquement à l’aune du code du travail n’est donc pas suffisant.

Prenons par exemple toutes les données que nous produisons par le biais des villes, des maisons ou même des voitures « intelligentes ». Tout le monde connaît désormais leur valeur, à commencer par les compagnies d’assurance qui réduisent volontiers leurs franchises ou les start-up de la finance qui accordent des taux d’emprunt préférentiels… à condition de leur céder nos données. Les institutions publiques aussi utilisent notre présence sur les réseaux sociaux pour nous juger. Les douaniers américains par exemple, ont commencé à demander aux ressortissants des pays exemptés de visa de leur communiquer leurs noms d’utilisateurs sur leurs comptes YouTube, Facebook, Twitter, Instagram, LinkedIn, etc.

Ceux qui souhaitent se déconnecter finiront par devoir payer ce privilège

A-t-on vraiment les moyens de se déconnecter des compagnies d’assurance, des banques et des services d’immigration ? En principe, oui, si l’on peut assumer les coûts sociaux et économiques croissants de la déconnexion et de l’anonymat. Ceux qui souhaitent se déconnecter finiront par devoir payer ce privilège : taux d’emprunt plus élevés, contrats d’assurance plus onéreux et plus de temps perdu à essayer de convaincre les douaniers de leurs bonnes intentions.

Par ailleurs, si l’avenir donne raison aux prophètes du travail numérique, qui prédisent que nous produisons des données d’une immense valeur économique par la simple utilisation des services Internet les plus courants, alors répondre à ses emails personnels constitue aussi une forme de « travail ». Bien entendu, lorsqu’on utilise les réseaux sociaux on a moins l’impression de trimer que d’être en proie à une forme d’addiction (1).

Une addiction qui a pourtant des origines parfaitement tangibles : les plateformes qui retiennent notre attention sont précisément conçues pour nous prendre en otage et nous faire divulguer, clic après clic, autant de données que possible. Si elles génèrent tant d’addiction, c’est parce qu’elles sont minutieusement optimisées et testées sur des millions d’utilisateurs afin d’entretenir une dépendance durable.

Lire aussi Virginie Bueno, « Le malade virtuel », Le Monde diplomatique, juin 2015.

Que gagnerons-nous réellement avec ce droit à ne plus consulter nos emails professionnels si c’est pour passer plus de temps à cliquer frénétiquement sur le bouton « rafraîchir » de notre page Facebook ou Twitter ? Certaines entreprises — nos employeurs officiels — y perdront, ne pouvant plus compter sur notre disponibilité permanente ; tandis que d’autres — nos employeurs informels que sont Facebook et Twitter — y gagneront, puisque nous continuerons à leur offrir généreusement les données qui font leur croissance.

Tant que l’on n’aura pas développé une autre économie de la communication numérique, qui irait de pair avec une autre économie du savoir, il n’y aura qu’un moyen de combattre cette addiction : la déconnexion. Mais dans ce cas, la déconnexion a de fortes chances d’être traitée non comme un droit, mais comme un service : moyennant des frais mensuels, nous pourrions utiliser un logiciel ingénieux pour limiter notre accès à Facebook ou Twitter. Ou, en déboursant un peu plus, on pourrait remplir son smartphone d’une douzaine d’applications de méditation pour goûter aux bienfaits du Zen sans s’encombrer du bagage spirituel du bouddhisme. Ou encore s’octroyer le privilège de passer quelques semaines dans un camp de désintoxication à Internet, qui prolifèrent dans le monde entier.

Le principe reste le même : payez, et vous pourrez jouir des libertés que vous teniez autrefois pour acquises. La solution ne relève pas du domaine des droits politiques, mais du marché, accessible à certains seulement, et à des prix variables.

En dehors du contexte immédiat de la relation employeur-employé, le « droit à la déconnexion » est une arme aussi efficace contre l’anxiété que le droit à l’abstinence dans la lutte contre l’alcoolisme. Tout le monde en jouit, mais ça ne règle pas le problème. Quand on y regarde de plus près, on peut même douter de son efficacité contre les abus des employeurs, car son applicabilité dans le cadre plus général de l’économie à la tâche (en anglais, la gig economy) semble incertaine.

Pourquoi ? Certes, en théorie les prestataires de service indépendants, tels les chauffeurs d’Uber ou les livreurs de Deliveroo jouissent de la liberté et de l’autonomie qu’offrent ces plateformes numériques : des horaires flexibles qui peuvent être adaptés selon les préférences et l’emploi du temps de chacun. Mais la réalité est tout autre. Premièrement, pour gagner un salaire correct, il faut accumuler beaucoup d’heures de travail et rester disponible en permanence. Deuxièmement, si l’on refuse des propositions au mauvais moment, on s’expose à de mauvaises notations sur la plateforme qui pourraient justifier une suspension. D’où le paradoxe suivant : les travailleurs à la tâche n’ont pas besoin du droit à la déconnexion puisque personne ne les force à travailler, et pourtant la dynamique de la plateforme rend une déconnexion véritable presque structurellement impossible.

Le principe reste le même : payez, et vous pourrez jouir des libertés que vous teniez autrefois pour acquises

Ainsi, dans le règne de l’hyperflexibilité — et donc de la précarité — associée à l’économie à la tâche, le droit à la déconnexion ne veut pas dire grand chose. Derrière une apparence de flexibilité se cache le fait que pour réussir, il faut toujours être prêt à effectuer une nouvelle tâche. On parvient donc à une situation absurde, où les emplois déjà bien protégés acquièrent des bénéfices supplémentaires comme le « droit à la déconnexion » tandis que les emplois uberisés se développent en s’appuyant précisément sur des infractions répétées à ce droit.

Lire aussi Evgeny Morozov, « Résister à l’uberisation du monde », Le Monde diplomatique, septembre 2015.

Les partis traditionnels, en particulier les sociaux-démocrates, ne manqueront pas de tirer profit de leur engagement affiché en faveur du « droit à la déconnexion ». Mais dans sa forme actuelle, une telle loi, qui ne concerne que les emplois réguliers et bien protégés, ignore ouvertement la source d’autres types de pressions qui poussent à rester connecté en permanence. Pour être véritablement efficace, ce droit à la déconnexion doit s’inscrire dans une vision de la société beaucoup plus vaste et radicale, où notre richesse en données permettrait de maintenir des éléments fondamentaux d’égalité et de justice. Faute d’une telle vision, ce droit ne protégera que les privilégiés, obligeant les autres à se tourner vers le marché pour trouver des solutions, comme les applications de méditation.

Evgeny Morozov

Traduction depuis l’anglais : Métissa André

(1Sur le « digital labor », lire Pierre Rimbert, « Données personnelles, une affaire politique », Le Monde diplomatique, septembre 2016.

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