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Les fenêtres de l’histoire

par Frédéric Lordon, 19 avril 2017
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Un angle accidentel

1.

À l’époque dite « démocratique », un système de domination est une créature paradoxale qui, précisément parce que l’époque se veut « démocratique », refuse catégoriquement de se reconnaître comme système. Il suffit pourtant d’un commencement de mise en cause de ses intérêts vitaux pour volatiliser aussitôt sa comédie du déni et le rendre à nouveau manifeste. Le système est d’ailleurs tellement système qu’il ne sort du registre de la dénégation que pour tomber dans celui de l’hystérie. Du moment où, échappant au statut de candidature folklorique, la possibilité de Mélenchon est devenue sérieuse, tous les faux-semblants du maintien démocratique, toutes les contentions de l’objectivité raisonnable se sont instantanément effondrées pour enfin faire voir un vrai visage : unanime et fulminant.

Une expérience de réalité valant toujours mille fois mieux qu’une élaboration abstraite privée de chair, il aura suffi d’une semaine de clinique des médias en situation de stress politique — comme toujours les seules vraiment révélatrices — pour volatiliser d’un coup ce que les temps ordinaires parviennent peu ou prou à cacher, et pour savoir quel compte tenir des protestations demi-habiles, offusquées par une déontologie intellectuelle toute de circonstance qu’on puisse envisager conceptuellement l’existence de quelque chose comme « le-système » ou « lémédia ». Comme en 2005 lors du référendum européen, une courte semaine de fusion hystérique et d’unanimité écumante aura ici offert une leçon de choses plus éloquente que toutes les sociologies à froid.

On dispose donc des moyens expérimentaux les plus simples pour faire le départ entre une certaine sorte d’antisystème, dont le frelaté s’attire aussitôt la pâmoison du système, et une autre qui lui fait faire, dans un mouvement de compulsion-réflexe, la démonstration éclatante que tout son travail de dénégation s’efforce habituellement de retenir. Pour rudimentaire qu’il soit, ou peut-être pour cette raison même, le protocole offre alors de robustes conclusions : il suffit d’observer les réactions du système, surtout quand elles ont cette violence, pour faire le tri des prétentions, et savoir qui il tient réellement pour antisystème, qui il juge réellement dangereux au maintien de ses intérêts essentiels, sorte d’hommage que le vice rend à la vertu, faisant d’un coup litière des escroqueries les plus grossières.

2.

Le traitement différencié des « antisystème » offre donc le meilleur point de vue sur l’économie générale du système. Seule une sensibilité énervée au charisme de pacotille du candidat Macron permet de continuer à croire qu’un visage frais et le contournement des partis, aux seules fins d’un recyclage à large spectre pour faire exactement la même chose, peut passer pour une subversion du système — dont le bonheur à se laisser subvertir était depuis le début assez parlant.

Mais c’est certainement le cas de Marine Le Pen qui expose les propriétés les plus paradoxales, les plus retorses même, de cette économie générale. Car Le Pen est cette sorte particulière d’antisystème fonctionnelle au système. Le FN est ce merveilleux péril, cette providentielle horreur, qui permet à soi seul de « fixer » l’idée d’alternative et, par cette fixation même, de rendre essentiellement abominable tout projet de « faire autre chose » — quelle que soit cette autre chose. Même dans une démocratie aussi approximative que la nôtre, seul le recours à un monstre de service parvient maintenant à stabiliser un ordre devenu socialement odieux à des fractions de plus en plus larges de la population. Il fallait donc aménager la scène de telle sorte qu’entre le CICE et la bête immonde il n’y ait rien.

Le système et son antisystème préféré ont alors fini par s’installer dans un rapport de symbiose objective où chacun trouve à prospérer aux frais de l’autre, le second en cultivant la singularité que lui reconnaît généreusement le premier (même si c’est négativement), et le premier en trouvant dans le second le parfait repoussoir qui sert désormais d’ultime argument à son maintien indéfini. Cette harmonie fonctionnelle dans laquelle l’ordre s’est fort bien accommodé d’un « autre » monstrueux, lui accordant le monopole de l’alternative pour se garantir à lui-même celui de la raison (celle dont Alain Minc aura tant dessiné le cercle), cette harmonie ne devait surtout pas être perturbée par l’irruption d’une tierce proposition, qui remanierait complètement le paysage des différences.

La candidature Mélenchon est cette calamité de la différence indésirable, celle qu’il fallait impérativement empêcher de surgir pour préserver l’identité bien installée de « l’antisystème » et du « nauséabond » — c’est-à-dire l’assurance tous risques du système. On mesure alors l’exacte teneur démocratique du système à l’énergie qu’il déploie pour tenter de tuer la seule différence admissible du paysage. Pour repousser ce sort adverse d’une différence inopportune, il n’a à tout prendre qu’un seul argument : nier la différence. Ou plutôt nier la différence de la différence, et faire comme si elle était en définitive identique à la seule différence dont il aménage la place : la différence fasciste. On peut remuer en tous sens le fumier de l’éditorialisme, on n’y trouvera rien qui, en dernière analyse, ne se ramène à ceci : Mélenchon, c’est Le Pen. On comprend l’urgence et la grossièreté du procédé : accorder toute autre valeur à la différence Mélenchon, c’est rouvrir la possibilité, que le système, aidé de son monstre, s’efforçait de maintenir fermée : la possibilité de faire autre chose.

3.

Un système dégondé, écumant de falsifications : c’est bien qu’il se passe quelque chose. La moindre des vertus en politique, c’est quand même de prêter attention au fait qu’il y ait quelque chose plutôt que rien. C’est juste aussitôt après de se demander quoi exactement. Ici, il est indéniable qu’il y a quelque chose. Mais qu’est-il possible d’en attendre ? La dernière fois qu’il semblait se passer quelque chose (électoralement parlant, s’entend), c’était en 1981. On se souvient de la suite. On rappelle, pour parfaire l’évocation, l’admiration de Mélenchon pour Mitterrand. La conséquence est supposée s’en suivre logiquement. Elle pourrait pourtant ne pas.

On niera difficilement que la conversion des programmes en politiques effectives est une opération des plus aléatoires — en tout cas vue depuis la position d’un électeur. Dans l’état d’asymétrie qui est le sien, sans même parler des enseignements du passé, la méfiance est méthodologiquement rationnelle. Cette fois-ci comme jadis. Mais quelle conclusion en tirer ? En réalité, il n’y en a qu’une, qui se trouve également répondre, dans la foulée, à cette réflexion plus contemporaine interrogeant très directement le jeu électoral même, comme pantomime ajustée à la reproduction du système, ce qu’il est en effet, à bien des égards – mais peut-être pas infailliblement.

Car aucun des arguments du scepticisme, si bien fondés soient-ils, ne peut convaincre de négliger la possibilité présente — celle-là même qu’atteste à son corps défendant la réaction du système. Et c’est au total un curieux paradoxe qui fait se rejoindre la croyance la plus naïve en l’élection et son rejet le plus radical, l’un et l’autre ayant d’une certaine manière en partage d’avoir incorporé la dépossession passive qui accompagnerait nécessairement le mandat voté. Mais où est-il écrit que l’activité politique s’arrête après l’élection ? Si c’était effectivement le cas, on ne pourrait qu’accorder au sceptique son désintérêt de principe. Mais ça ne l’est pas, en tout cas pas nécessairement. Un second paradoxe, déduit du précédent, veut alors qu’il y ait quelque chose à faire d’une élection même par la critique radicale de l’élection. Non pas s’en contenter bien sûr : s’en servir.

La critique voit juste quand elle découvre la réalité des forces qui se tiennent sous le système formel de l’élection et garantissent normalement qu’il joue dans la « bonne » direction, ou bien qu’il remette promptement l’élu dans les rails si, par un raté, il a joué dans la « mauvaise » — 1981. À ce compte-là en effet, inutile de se déplacer. En tout cas si c’est pour retourner à la passivité aussitôt après. Mais ce que le « mauvais » élu ne peut pas faire tout seul, il peut le faire aidé, ou s’il le faut poussé, par une masse qui n’a pas démobilisé — à l’évidence, en matière européenne, « pousser » ne sera pas du luxe…

De toute façon, le lieu réel du rapport de force avec le capital, européen comme national, est dans la rue. Mais ce rapport va plus ou moins loin selon qu’il vient, ou non, d’être encouragé par une élection qui affiche d’aller dans la même direction. À quoi sert alors une élection ? À être prise au mot, voire emportée au-delà de ce qu’elle aurait souhaité. En 1936, c’est la grève générale — post-électorale — qui arrache des mains de Blum dix fois plus qu’il n’aurait donné de lui-même. Encore fallait-il qu’un signe fût donné à la mobilisation. Les signes d’encouragement venus d’en-haut n’ont sans doute rien de nécessaire, mais disons quand même que lorsqu’ils viennent, ils ne sont pas malvenus.

On peut alors dire ce qu’on veut de la candidature de Mélenchon, mais pas lui retirer d’être ce signe en puissance — on n’entendrait pas pareils glapissements autrement. Abroger la loi El Khomri ; priver la police de LDB et de Taser, dont les manifestants du printemps dernier savent très bien de quoi il y va ; supprimer les stock-options et limiter l’écart des salaires de 1 à 20 ; interdire les versements de dividendes aux entreprises qui licencient ; plus important que tout : instituer un droit de préemption des salariés pour reprendre en coopérative leur entreprise si elle ferme, etc. ; ce sont les indications d’une cohérence. Une cohérence limitée, pourra-t-on toujours trouver, mais dont il dépend d’électeurs n’abdiquant pas, le scrutin passé, d’être des sujets politiques de savoir jusqu’où elle peut être emmenée.

4.

La première question est donc toute stratégique : va-t-on plus loin, ou moins loin, avec un élu qui affiche lui-même cette direction ? Et la seconde toute pratique : « on » sera-t-il suffisamment nombreux pour aider l’élu — et si nécessaire, le pousser au train — afin de convertir l’encre des programmes en réalité ? Si l’on en tient pour la comparaison avec 1981, il n’y a pas lieu d’être optimiste. Mais ça n’est pas la comparaison pertinente. Un paradoxe de plus (le dernier) veut que les deux situations diffèrent profondément par la propriété qu’elles ont en commun : être des fins de cycle. Mais ce sont deux choses diamétralement opposées qui finissent en l’un et l’autre cas. Dans un parfait contretemps politique, l’élection de Mitterrand venait fermer le cycle keynésien-fordien de l’État social : commencement de la grande régression néolibérale. Quelles mobilisations pouvait-il y avoir dans un tel contexte de recul et d’adversité idéologiques ?

Trente-six ans plus tard, c’est le néolibéralisme lui-même qui arrive en bout de course, et fait lever une contestation internationale. Les données générales de la légitimité sont sur le point de basculer. Que le capital soit plus agressivement conquérant que jamais n’empêche pas qu’il est en train de perdre la bataille du bon droit. C’est bien d’ailleurs cette défaite, déjà consommée, qui crée la possibilité Mélenchon — comme elle créé, avec des bonheurs variés, des possibilités Sanders, Podemos, Corbyn, etc. Partout dans le salariat, jusque chez les cadres — normalement la base sociale même du système —, la colère se répand, l’abus capitaliste manifeste, généralisé, déboutonné, devient odieux.

Si composite soit-elle, cette masse-là relève la tête. Une part d’elle investit le vote Mélenchon et ne lui donne pas d’autre sens que de mettre un terme à l’outrance du capital, peut-être même de le faire plier. Que ce sens puisse être en excès de ce que le candidat a lui-même le désir de faire et de combien, c’est ce que nous verrons. Mais, dans son orientation générale, l’investissement ne se trompe pas. Il se trompe d’autant moins qu’il a maintenant la conjoncture symbolique pour lui — et, partant, la possibilité de la transformer en conjoncture politique. Exercer la possibilité ou pas ? Voilà la seule question.

1981-2017 : trente-six ans, comptions-nous. C’est long. L’histoire se montre parcimonieuse quand il s’agit d’ouvrir quelques fenêtres aux dominés. Mais il lui arrive de le faire, même si c’est sur le seul mode de l’entrebâillement. Sans doute les luttes sociales n’ont-elles pas à attendre que les fenêtres s’ouvrent toutes seules, et il leur arrive de les forcer elles-mêmes — 1968, 1995… Mais elles ne se portent pas plus mal quand quelqu’un vient leur tirer le loquet. La moindre des choses c’est de ne pas dormir à ce moment-là et, bien réveillé, de donner de l’épaule comme il faut, pour qu’enfin on respire.

Frédéric Lordon

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