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L’université et le bâillon

par Alain Garrigou, 24 mai 2017
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« If I could speak I’d sing... »

Le secrétariat d’État à l’enseignement supérieur et à la recherche a publié le 9 mai 2017 une circulaire fixant pour règle aux universités d’accorder la protection fonctionnelle aux enseignants-chercheurs attaqués en justice pour diffamation. Le 9 mai, soit le lendemain de l’élection d’un nouveau président et à la veille d’un changement de gouvernement. De quoi se rassurer un peu sur la capacité d’un gouvernement à agir jusqu’au bout. Ce contexte de publication ne facilitera pas la publicité d’une mesure, que l’on pourra trouver très secondaire. S’agissant d’un texte visant à protéger les scientifiques contre les poursuites bâillons, un élément d’efficacité suppose pourtant de le faire connaître. Il faut en parler. Les aléas de la vie ont fait qu’ici même nous avons alerté sur le danger des poursuites bâillons, ces actions en justice dont la pertinence tient moins à la validité des raisons légales explicites d’un plaignant qu’à sa volonté d’intimider un adversaire en l’amenant devant un tribunal.

Lire aussi Anne-Cécile Robert, « L’État de droit, une notion faussement neutre », Le Monde diplomatique, mai 2017.

Le procédé est dérangeant tant il prend cyniquement en défaut le principe formel d’égalité devant la justice, pourtant inscrit au fronton des tribunaux : le contentieux n’étant pas gratuit, les riches puissances privées, individuelles ou collectives, bénéficient d’un avantage structurel sur les plus modestes. Certes il est toujours loisible à ces derniers de se taire. Mais s’avisent-ils du contraire, ne serait-ce que par vocation professionnelle — celle des scientifiques —, qu’ils risquent de se heurter à des intérêts matériels. On a ainsi vu se développer depuis quelques décennies les poursuites bâillons, terme français — ou plutôt canadien — pour désigner les SLAPP (Strategic Lawsuit Against Public Participation (1) ), ces procédures plus fréquentes outre-Atlantique mais dont la menace s’étend.

Quand je fus attaqué en justice pour diffamation par M. Patrick Buisson, qui me réclamait la bagatelle de 160 000 euros, je ne connaissais même pas l’expression de poursuite bâillon et encore moins celle de SLAPP. Mes collègues juristes non plus qui me donnèrent alors l’adresse d’un « bon avocat ». Un ami du Monde diplomatique m’informa. En mettant le mot sur la situation, je me sentis moins seul. Un autre ami, président de tribunal administratif, m’indiqua l’existence de la procédure de protection fonctionnelle : elle n’était pas faite pour ces circonstances mais dans le cas où la responsabilité civile d’un agent de l’administration était engagée. Il estima qu’il y avait une chance sur deux pour qu’elle soit acceptée par l’université. Il fallait tenter. Je venais juste d’obtenir gain de cause en première instance — mais la poursuite bâillon ne serait pas cohérente si, en cas d’échec, le plaignant ne persistait pas. Avant le jugement en appel, ma demande fut acceptée par l’université. Je crois que ce fut la première fois que la protection fonctionnelle s’appliquait à la liberté d’expression. Une autre plainte en diffamation étant déposée contre moi par une société de conseil fiscal et son propriétaire — avant même le verdict en appel de la première affaire —, je réitérai une demande de protection fonctionnelle, qui fut refusée. Mon avocat évoquait toutefois une poursuite bâillon dans sa plaidoirie et le jugement ratifia l’expression. Pour la première fois, je crois.

Les dommages et intérêts accordés ne furent pas confirmés en appel et j’en étais donc pour mes frais. Il me semble que l’enregistrement judiciaire de l’expression de poursuite bâillon n’était pas négligeable même si je sais qu’il est facile de se moquer de ces victoires symboliques. D’autant plus qu’un article de la Revue des droits de l’homme prit partie pour une meilleur protection de la liberté d’expression des scientifiques (2). En juin 2016, j’eus l’occasion de présenter cette cause aux conseillers du nouveau secrétaire d’État Thierry Mandon (3). Celui-ci créa une commission d’enquête dont le travail a eu le mérite de préciser les risques et de s’engager en faveur d’une protection systématique des universitaires (4). La circulaire du 9 mai en est le premier résultat, même si la commission n’omet pas d’en signaler les limites (ne serait-ce que parce qu’elle ne protège qu’une catégorie de citoyens). Les bonnes nouvelles pour la liberté d’expression ne sont pas si nombreuses.

Pour saisir la portée de cette protection, il ne faut pas seulement considérer la partie visible de l’iceberg. Ici, faire la publicité de cette protection nouvelle peut suffire à prévenir des poursuites. Sachant que les universitaires sont désormais systématiquement protégés pour les interventions publiques dans le cadre de leur compétence, des puissances devraient renoncer à s’attaquer aux universités et non à un individu isolé. La rareté relative de ces poursuites peut encore susciter les sarcasmes de tous ceux qui, en pareille occasion, objectent toujours que l’on fait beaucoup de bruit pour rien. Pour ceux-là, on le sait, il y a toujours plus urgent ou beaucoup plus grave. Et encore de suggérer que c’est un encouragement à l’irresponsabilité. Or non seulement cette protection n’est pas inconditionnelle, au sens où elle ne vaut pas en cas de faute professionnelle, mais elle ne supprime pas les coûts moraux des poursuites pour ceux qui les subissent.

La commission a donc pointé les limites d’une telle mesure, limitée aux universitaires, mais il ne lui revenait pas de s’attaquer à cette étrange procédure par laquelle le plaignant peut déposer une plainte avec constitution de partie civile, impliquant une mise en examen automatique. Le versement d’une caution modeste ne saurait dissuader l’initiateur d’une poursuite bâillon qui l’entame justement parce qu’il est sûr de ses moyens financiers. Sans doute se console-t-on d’être mis en examen. Encore que dans les affaires politiques qui se succèdent (lire « De la vertu en politique »), on entend souvent des politiciens faire valoir qu’ils n’ont pas été mis en examen, comme si cela était une preuve d’innocence… Sachant qu’on peut l’être pour une accusation de diffamation, on appréciera la différence. Un candidat à la présidence de la République (François Fillon) a même pu utiliser l’argument de la (fausse) symétrie en faisant valoir, à une romancière (Christine Angot) qui évoquait sa mise en examen pour emplois fictifs, sa propre mise en examen pour diffamation. Les juges d’instruction n’aiment pas appliquer automatiquement cette mise en examen qu’ils signifient dans leur bureau à des journalistes ou universitaires qui n’ont rien à dire, sinon à acquiescer à leur état-civil. La procédure perdure cependant.

L’objection de la rareté (de telles procédures) tient d’autant moins qu’il est de bonnes raisons de craindre une amplification des poursuites bâillons étant donné l’agressivité de puissances privées et le régime d’opinion dans lequel nous vivons (et auquel ce blog se consacre). Les plaintes pour diffamation déposées en France contre Greenpeace par la société Socfin, exploitant forestier en Afrique ou par Résolu au Canada — qui réclame pas moins de 200 millions d’euros à Greenpeace Canada —, ne sont que des cas récents. D’autres secteurs économiques se distinguent par une certaine brutalité des actions judiciaires. Sans scrupule et au nom des milliards que les rapports critiques des scientifiques leur feraient perdre. « Das ist doux commerce », se moquaient déjà Marx et Engels devant les massacres coloniaux, ironisant sur la théorie du doux commerce de Montesquieu.

Certes, on peut se féliciter que dans le monde moderne, des procédés plus expéditifs d’élimination de la critique aient été abandonnés. Enfin, pas dans tous les pays… Évidemment l’écart croissant des richesses ne favorise pas la civilisation des conflits. On peut craindre au contraire que les possibilités d’enrichissement rapide n’encouragent davantage à l’avenir la brutalité et la morgue. Les meilleures résolutions de la justice et des États resteront peu dissuasives tant que les règles cyniques du capitalisme prédateur — on peut gagner énormément, même en perdant sur le terrain judiciaire et en dépensant des frais d’avocats — resteront en vigueur. À quand un nouvel ordre moral bâti sur une subtile gestion financière des contentieux ?

Serait-ce trop attendre de la recherche universitaire qu’elle s’engage d’ores et déjà dans des voies plus combatives ou plus délicates quand tant d’objets d’étude sont négligés — trop sensibles ? — ou quand tant d’analyses pèchent par excès de prudence ? Il y a encore moins d’excuses aujourd’hui.

Alain Garrigou

(1Notons que le terme « slap » désigne une gifle ou encore une façon de frapper les cordes d’une contrebasse.

(2Jérémy Mercier, « “Procédure bâillon” : Retour sur l’affaire des sondages de l’Elysée et la liberté d’expression des universitaires », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 15 mars 2016.

(3Je dois remercier ici tous ceux qui ont participé à ce qu’il est convenu d’appeler une « alerte, Jean-Yves Madec, Pascale Laborier, Thomas Clay, mes avocats et quelques amis.

(4Rapport sur les procédures baîllons (PDF), rédigé à la demande de M. Thierry Mandon, secrétaire d’État chargé de l’enseignement supérieur et de la recherche.

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