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Ventes d’armes françaises et américaines dans le Golfe

Mirages au royaume des Saoud

« La France n’a pas vendu tant que cela à l’Arabie saoudite », avait soutenu en avril dernier Emmanuel Macron, qui n’était encore que candidat à la présidentielle, promettant de revoir les relations avec les pétromonarchies du Golfe. Il n’en a rien fait, pour le moment. Et s’apprête à recevoir, dans la cadre de la fête nationale du 14-Juillet, le président américain Donald Trump, qui prétend de son côté avoir décroché il y a quelques semaines à Riyad des contrats d’armements records.

par Philippe Leymarie, 5 juillet 2017
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Mirage

Faramineux ! Astronomique ! Historique ! — « Incroyable », se gaussait le numéro un américain lui-même. Une hotte à 380 milliards de dollars, dont 110 pour la défense : le petit monde de l’industrie mondiale de l’armement, réuni récemment au salon aéronautique du Bourget, n’en finit pas de digérer l’hyper-méga-contrat décroché en mai dernier par les Américains en Arabie saoudite.

Les Saoud avaient alors cassé leur tirelire pour les beaux yeux de Donald Trump, « contrepartie sonnante et trébuchante du réalignement stratégique des États-Unis sur les priorités de l’Arabie saoudite », analysait Le Monde (23 mai 2017). Pour son premier déplacement à l’étranger, le nouveau chef de l’exécutif américain – en butte à de nombreux tourments domestiques – n’était pas fâché de décrocher le jackpot à Riyad, avec à la clé une pluie de milliards pour le grand business de son pays, et un début de réconciliation avec un ancien allié plutôt maltraité par Barack Obama.

Pour l’occasion, l’homme à la houpette orange s’était livré à une « danse du sabre » avec le vieux roi Salman, et s’était félicité de cette « journée formidable ». Lors de la cérémonie de signature pour les 110 milliards affectés aux contrats d’armement, un responsable américain avait expliqué que ces derniers « visaient à soutenir à long terme la sécurité de l’Arabie saoudite et de la région du Golfe face aux menaces de l’Iran ». Ce qui, avait-il ajouté, « réduirait la charge de la conduite de ces opérations par l’armée américaine », notamment en matière d’antiterrorisme. La démarche revenait également à choisir clairement son camp dans le conflit opposant l’Arabie saoudite aux rebelles houthistes du Yémen, soutenus par l’Iran. Et à prendre le parti des Saoudiens dans la crise avec le Qatar, accusé de faire cause commune avec l’Iran, donc de « soutenir le terrorisme international », etc. (1)

L’Arabie saoudite, deuxième client mondial en matière d’armement, consacre en moyenne 7 à 8 milliards par an à ses achats d’armes aux États-Unis. Et Obama ou pas, elle est restée un client de choix pour Washington, qui y place chaque année un dixième de ses exportations. Si bien que durant ses deux mandats, en huit ans, le président Obama aura vendu pour 112 milliards d’armement à ce pays. Pour les faire approuver par le Congrès, il avait négocié avec Israël la cession de matériels lui garantissant une avance stratégique sur les pays arabes.

L’accord passé par Donald Trump de mai dernier va-t-il faire sauter la banque ? Le 5 juin, déjà, le Pentagone a donné son feu vert pour la vente d’un système radar Lockheed (1,4 milliard), et le 13 juin, le Sénat a approuvé un contrat de vente à l’Arabie saoudite de 16 000 bombes guidées Paveway pour une valeur de 510 millions de dollars, en dépit des critiques sur l’usage qui pourrait en être fait contre les civils au Yémen dans le cadre de la guerre que Riyad y mène contre la rébellion houthiste. Depuis le début de ce conflit, usage de bombes à sous-munitions, rapports alarmistes d’Amnesty international, 3 millions de déplacés, etc), l’exécutif américain fournit une assistance militaire à l’armée saoudienne, et lui a notamment transféré plus de 3 milliards de dollars d’armement et de munitions.

Des contrats-mirage ?

Pour Bruce Riedel, ancien de la CIA, aujourd’hui consultant à la Brookings Institution, l’accord global décroché par le président Donald Trump est plutôt à ranger au magasin des « fake news » (L’Express, 6 juin 2017) : une partie des contrats avaient été conclus sous Obama ; d’autres sont le plus souvent des lettres d’intérêt ou d’intention, dont rien ne garantit qu’elles déboucheront sur des contrats en bonne et due forme.

Tous les grands fabricants d’armes américains sont cependant sur les rangs :

 Lockheed Martin annonce 28 milliards de commandes, avec son système de défense antimissile sol-air, des frégates LCS, des missiles. 150 hélicoptères Black Hawk S-70 seront construits sur place, après la création d’une filiale en collaboration avec Taqnia, un opérateur saoudien. Des discussions sont en cours sur l’acquisition du système de défense Thaad.

 Boeing compte placer en Arabie des hélicoptères CH-47 Chinook, des systèmes de missiles guidés, des avions de patrouille maritime P-8 Poseidon, ainsi que des gros porteurs civils.

 Raytheon vendra des munitions, des systèmes de Command-Control, ainsi que des moyens de cybersécurité.

 BAE Systems remplacera les 150 blindés perdus au cours des deux premières années de guerre au Yémen, etc.

D’anciens contrats en cours d’exécution avec des industriels américains ont contribué à faire de la Royal Saudi Air Force (RSAF) l’armée de l’air la plus puissante de la région, avec notamment la livraison de 150 chasseurs F-15 neufs ou modernisés, et d’une flotte d’hélicoptères de combat Black Hawk et Apache. L’armée saoudienne — la troisième de la région en termes d’effectifs (derrière l’Irak et l’Iran) — sera donc plus que jamais dépendante de son parrain américain, une partie de ces matériels étant inutilisables de manière autonome, « tant pour des raisons de maintenance, de paramétrage que d’intégration », expliquait la lettre spécialiséeTTU en avril 2016.

Guerre des princes

C’est peut-être ce qui a suscité à nouveau l’intérêt pour les matériels français, Paris - selon TTU - ayant « toujours cherché à se démarquer en permettant aux pays clients d’utiliser et de faire évoluer leur matériel selon leurs propres besoins opérationnels, en leur donnant accès aux codes sources et aux bases de menaces, dans le cadre d’une relation de partenariat plutôt que de vassalisation ». Ce qui aurait permis par exemple aux Émirats arabes unis et à l’Égypte de mener des opérations aériennes autonomes contre l’Organisation de l’État islamique (OEI) au dessus de la Libye grâce à leurs Mirage 2000.

Depuis dix ans, l’Arabie saoudite est le premier acheteur d’armement en France : 12 milliards au total, loin devant le Qatar (8 milliards), même si en 2016, comme Emmanuel Macron l’avait affirmé au cours de sa campagne pour l’élection présidentielle, « la France n’a pas vendu tant que cela en Arabie saoudite » (Europe 1, 11 avril 2017). On attend toujours la « redéfinition » promise de la relation entre la France et les pétromonarchies du Golfe, et notamment la révision des accords fiscaux avantageux pour les riches Qataris.

Lire aussi Philippe Leymarie, « La canonnière, une passion française », Le Monde diplomatique, avril 2017.

La conjoncture est cependant morose en Arabie saoudite pour les entreprises françaises. Elles ont échoué dans tous les grands contrats civils envisagés ces dernières années : les métros de La Mecque et Riyad, le TGV Djeddah-Medine, l’usine de production de médicaments dérivés du plasma, les avions gros porteurs, les centrales nucléaires. Qui plus est : l’Office français d’exportation d’armement (ODAS), consortium semi-public chargé de commercialiser, négocier et gérer les contrats d’armement d’État à État entre le Proche-Orient et la France, et tout particulièrement avec l’Arabie saoudite et le Liban, a perdu ces dernières années son monopole sur les contrats franco-saoudiens (2), ayant apparemment choisi le mauvais cheval, dans la lutte que se livraient les princes héritiers — laquelle a été remportée en juin dernier par l’un des fils du roi, Mohamed Ben Salman, déjà ministre de la défense, considéré comme un « dur » dans la lutte contre « l’impérialisme persan-chiite », la rébellion houthiste au Yémen, le « soutien du Qatar au terrorisme », etc.

Mauvais cheval

En dépit des gros contrats signés ailleurs en 2016 (ventes de Rafale à l’Inde, de sous-marins à l’Australie ), l’Arabie saoudite est cependant restée en tête pour le montant des armes françaises effectivement livrées, avec une moyenne de 2,8 milliards sur ces cinq dernières années. Après un « flop » du premier ministre Manuel Valls, annonçant en octobre 2015 en conclusion d’une visite à Riyad avoir engrangé une dizaine de milliards de contrats (dont la plupart ne s’étaient pas concrétisés), le gouvernement français s’était fortement impliqué en 2016 : tournées à répétition du ministre de la défense Jean-Yves le Drian (lire « Cocorico, M. Le Drian »), déplacement du président Hollande à Riyad pour présenter ses condoléances après la mort du roi Abdallah, puis en mai comme invité d’honneur au sommet du Conseil de coopération du Golfe (CCG).

En misant sur Riyad, et sur le prince Mohamed Ben Nayef, la France avait déjà fait un pari risqué… avant qu’en juin 2017, le nouveau roi ne choisisse finalement de faire d’un de ses plus jeunes fils son successeur, et que la rupture des relations entre l’Arabie saoudite et le Qatar — les deux grands clients-partenaires de Paris dans le Golfe — n’achève de mettre la France en fâcheuse position.

Orient compliqué

Lire aussi Fatiha Dazi-Héni, « Drôle de guerre dans le Golfe », Le Monde diplomatique, juillet 2017.

Témoin des aléas dans cet « Orient compliqué », le réaménagement du méga-contrat DONAS de 3 milliards pour le rééquipement de l’armée libanaise — avec des armes françaises, mais un financement saoudien — qui avait commencé d’être mis en œuvre par cette fameuse société française d’exportations d’armement, l’ODAS, mais a été suspendu pour cause de brouille avec un gouvernement libanais jugé trop inféodé au Hezbollah — contrat finalement repris à son compte par Riyad et réorienté au profit des armées saoudiennes, sous l’appellation de Saudi-French Military Contract (SFMC).

Notre confrère Jean Guisnel qualifiait en mars dernier la France de « super-marché d’Arabie saoudite » à la suite de l’autorisation donnée par les autorités françaises de vendre à Riyad pour 455 millions d’armes diverses. Officiellement, rien n’empêchait Paris de livrer les matériels demandés à un pays de la coalition anti-OEI, l’embargo décrété par l’ONU par sa résolution 2216 ne concernant que les armes à destination des houthistes du Yémen et leurs alliés ; mais les volumes demandés par les Saoudiens avaient attiré l’attention de divers ministères.

Le Quai d’Orsay et Matignon redoutaient que ces armes ne servent surtout contre les civils et les houthistes yéménites, tandis que le ministère de la défense estimait nécessaire de soutenir sans restriction l’allié saoudien, ne serait-ce qu’au nom de la lutte antiterroriste. Ce qui a finalement fait pencher la balance en faveur du contrat, au grand dam de ceux qui invoquaient l’autre volet de la résolution 2216 des Nations unies : l’interdiction du bombardement de cibles civiles, le respect du droit humanitaire et des droits humains, etc.

Combat proven

Le patron de l’ODAS, l’amiral Édouard Guillaud, ancien chef d’état-major des armées françaises, reconnaissait lors d’une conférence à l’IFRI, le 21 mars dernier, que sa société n’avait enregistré que peu de gros contrats ces cinq dernières années, mais affirmait qu’il fallait compter avec un flux permanent d’affaires lié à la maintenance opérationnelle, ainsi qu’avec des campagnes de modernisation d’anciens matériels vendus à ce pays, comme les frégates Sawari.

Ironiquement, l’ancien chef militaire, évoquant les trois raisons expliquant la bonne santé des vendeurs d’armes français (qui ont engrangé 20 milliards d’euros de commandes l’an dernier, record battu), plaçait, en un, « les bonnes personnes, les bonnes méthodes » (en donnant l’exemple de l’implication de Jean-Yves Le Drian) ; en deux, l’importance du « Combat proven » (par exemple, les raids de Rafale en Libye en 2011) ; mais, en trois, la nécessité de « vendre au bon moment » (en identifiant bien la nécessité de renouvellement des matériels, les capacités de financement, etc.), et de « s’adapter au partenaire », citant l’exemple d’une Arabie saoudite touchée par la baisse des dividendes du pétrole, « qui commence à son tour à demander des financements »

Relevons, pour finir, que Washington ne craint pas, de son côté, d’armer en même temps deux camps aujourd’hui opposés : le 15 juin dernier, quelques semaines après l’annonce des contrats-records en Arabie saoudite, et une dizaine de jours seulement après que Donald Trump se soit félicité d’avoir soutenu Riyad et désigné le Qatar comme un parrain du terrorisme international, à l’instar de l’Iran, la vente de chasseurs F 15 était conclue avec Doha pour une douzaine de milliards de dollars…

Philippe Leymarie

(1Dans Dr. Saoud et Mr. Djihad. La diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite (Robert Laffont, 2016), Pierre Conesa détaille les rapports étroits entre le wahhabisme et le salafisme, antichambre du djihadisme, et rappelle que Riyad consacre chaque année 6 à 7 milliards de dollars à la promotion de l’islam dans le monde, soit autant que ses achats moyens d’armement — une diplomatie religieuse qu’Alex Alexiev, chercheur au Center for Security Policy (CSP), cité dans ce livre, qualifie de « plus importante campagne de propagande jamais montée dans le monde ». Cf. « Lectures du terrorisme », Le Monde diplomatique, mars 2017.

(2« Le ministère saoudien de la défense fait part de son désir de mettre fin à toute relation avec la société française ODAS », avait écrit le ministre Mohamed Ben Salman à son homologue français.

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