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Des « petits rats » et du journalisme selon Ariane Chemin

par Frédéric Lordon, 3 février 2020
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Résumé des épisodes précédents : le 24 décembre, vingt-huit danseuses du corps de ballet de l’Opéra de Paris dansent un extrait du Lac des cygnes sur le parvis de Garnier devant une foule enthousiaste, en expression de leur participation au mouvement de grève contre la loi sur les retraites. Quelques semaines plus tard, dans un article du Monde, ça donne ça :

On ne voit jamais si bien la part du complotisme des dominants transpirer dans leurs bruyantes croisades anticomplotistes, part à la fois projetée, inversée, et déniée, qu’à leur propension à ressaisir toute l’histoire de la contestation sous l’espèce des menées occultes de quelques agitateurs tireurs de ficelle. On se souvient que pendant un acte des « gilets jaunes », LCI avait suggéré avec sa finesse coutumière que, Julien Coupat interpellé, le mouvement entier, dont il ne pouvait qu’être la tête à la fois clandestine et sine qua non, devait « nécessairement » s’effondrer. Merveille de la pensée politique du journalisme de préfecture, voué à importer toutes les tournures paranoïaques de leurs fournisseurs exclusifs d’informations.

Envisageant des machinations de moins grande envergure et sur un autre terrain, Ariane Chemin n’est cependant pas peu fière de porter au jour une autre de ces manipulations de l’ombre sans lesquelles le pays vivrait si tranquille : j’aurais fomenté un complot culturel en « pouss[ant] les petits rats de l’Opéra à monter un ballet-surprise contre la réforme des retraites ». À lire Ariane Chemin on n’est pas loin de penser que j’ai moi-même choisi le Lac des cygnes. Si elle m’avait contacté, elle aurait appris que j’ai fait également la chorégraphie. J’envisageais d’ailleurs de passer incognito le tutu (je suis assez mince et porte plutôt bien le diadème) pour être très au cœur de l’action, mais patatras : sciatique la veille, mes arabesques s’en ressentent.

Car il est bien entendu que ces pauvres danseuses, si elles savent lever la jambe, ont besoin qu’on leur dise où et comment

Résumons-nous : des artistes du corps de ballet de l’Opéra, engagés dans le mouvement social, événement en soi extraordinaire, choisissent de danser sur le parvis, mais ça ne peut pas suffire, on parlera donc d’autre chose, en l’occurrence de quelqu’un d’autre. Car il est bien entendu que ces pauvres danseuses, si elles savent lever la jambe, ont besoin qu’on leur dise où et comment : elles ont besoin, nous dit Ariane Chemin, d’être « poussées ». Par quel miracle pourraient-elles avoir une idée, et puis « se pousser » toutes seules ? Par quel miracle, plus encore, pourraient-elles avoir la maîtrise du sens politique de leurs actions ? Il fallait donc qu’il leur vînt du dehors — ici entre en scène l’agitateur, donneur de sens et tireur de ficelles. Dans le monde imaginaire du journalisme de têtes, qui ne connaît que les présidents et les premiers ministres, auxquels il s’identifie fantasmatiquement, on cherche toujours à tout prix un équivalent fonctionnel de « tête » en toute occasion et en tout domaine. Et s’il n’y en a pas, qu’à cela ne tienne, on en inventera une – puisqu’il est bien entendu qu’il en faut une, et que le monde n’a jamais marché sans. Misère du journalisme politique dégénéré, à l’intersection du potin et du complotisme-des-coulisses.

Lire aussi Sophie Eustache, « Quand les médias rééduquent les lycéens », Le Monde diplomatique, février 2020.

Mais c’est un fléau qui vient de loin, reflet caractéristique du néolibéralisme dans les structures de la grammaire journalistique, d’où vont disparaître, dès les années 1980, toute allusion aux collectifs, aux classes, aux forces sociales et à leurs dynamiques — soit tout ce qui constitue en propre la politique —, pour ne plus laisser la place, célébration de l’individualisme héroïque oblige, qu’à des « personnalités », singularités exceptionnelles, magnifiques ou terrifiantes selon les besoins de la cause. Mais dont on pourra faire le portrait, cet exercice devenu type du journalisme d’époque, qui aura radicalement évincé l’analyse, par les structures et les mouvements collectifs. De là, incidemment, cette incompréhension demeurée qui saisit le monde médiatique à chaque « séisme » (« séisme » est le mot pour dire « on n’a rien compris »), TCE 2005, les Le Pen au second tour, Trump, Brexit…, dont la compréhension en effet n’est réductible à aucune narration héroïque ni à aucun « portrait ». Mais peu importe, entre temps l’héroïsation des portraiturés fournit toujours quelques bénéfices d’héroïsation des portraitureurs, aussi a-t-on vu apparaître cette nouvelle sorte de « journalistes », persuadés d’avoir une « plume » et un accès à la psychologie des profondeurs, se croyant dès lors au cœur de l’histoire tout en n’ayant qu’à naviguer entre le Café de Flore et le Sélect, puisqu’il s’agit essentiellement de « rencontrer » et de s’ouvrir le chemin des âmes remarquables — ou de racler l’Internet pour faire dire quelque chose aux âmes noires.

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Le merveilleux paradoxe de l’article de Chemin, en tout cas, c’est d’avoir concentré, dans un sujet aussi inexistant, une telle richesse symptomatique. Son complotisme grotesque, donc, dans un journal qui fait ostentatoirement profession de pourchasser les complotistes, s’accompagne d’une accumulation de faussetés qui jette comme une ombre sur la croisade complémentaire contre les fake news. Sans compter les erreurs de stagiaire, comme « les petits rats » pour désigner le corps de ballet, alors que l’expression ne concerne que l’école de danse, mais Ariane Chemin, journaliste de l’espèce mondaine, se voudrait Albertine Londres tout en maintenant sa culture aussi approximative que son sens du travail. Il y a quelques années, Houellebecq l’avait exécutée en trois lignes après qu’elle lui eut consacré une série de longs articles où elle pensait sans doute, creusant les poubelles de l’auteur, avoir mis au jour le secret de la création littéraire (1) — Ariane Chemin et la création littéraire, comment dire…

Puisqu’ils ne sont pas des « têtes », ils ont besoin de « têtes ». Tous sont voués à ne jamais sortir de leur condition de minorité

Mais le plus caractéristique dans cet article, hormis le goût des complots et celui du faux, tient sans doute à ce réflexe de pensée, si partagé dans les cercles où évolue Ariane Chemin, qui choisit toujours l’hypothèse de l’incapacité — intellectuelle, culturelle, et en l’occurrence politique — de tous ceux qui, précisément, n’évoluent pas dans des cercles. L’article « petits rats » a donc une portée métonymique : il nous invite à penser qu’il en va de ces danseuses comme des opposants à la démolition des retraites, comme des « gilets jaunes », comme de tous les contestataires en général, et comme, en définitive, du peuple dans sa globalité : pour cette raison somme toute logique qu’ils ne sont pas des « têtes », ils ont besoin de « têtes ». Tous sont voués à ne jamais sortir de leur condition de minorité. Masses informes, inertes et enfantines, les mineurs sont faits pour être conduits. Et éduqués. C’est d’ailleurs pourquoi le néolibéralisme, en tous ses organes, est une pédagogie. Il n’en finit pas de « faire de la pédagogie », et même de faire « la pédagogie », tout court — des réformes, de l’avenir, des transformations du monde… On n’a jamais assez expliqué — et pour cause : « ils » n’en finissent jamais de comprendre (dans certains sous-cercles des cercles, on doit même être assez près de penser qu’« ils » ne commencent jamais vraiment). Expliquer, expliquer, expliquer inlassablement, voilà la grandeur des têtes — la grandeur du Monde et celle d’Ariane Chemin.

Lire aussi Xavier Vigna, « Tenir une grève longue », Le Monde diplomatique, février 2020.

Qui ne font pas qu’expliquer : mais expliquent droitement. C’est très important. Car dans l’ombre, on croit voir s’affairer d’autres têtes, mais des mauvaises têtes, qui, elles, vont sans doute expliquer tordu. Et la torsion de se communiquer aux masses informes. Ca n’est donc pas qu’on est complotiste au Monde (ah ça non), mais qu’on a le juste souci que, sous de mauvaises rencontres, les mineurs ne viennent à « pousser » et à se « pousser » de travers.

On aurait pu raconter ce qui s’était passé vraiment au cinéma occupé La Clef, quelques jours avant ce merveilleux happening chorégraphico-politique : j’ai discuté avec ces admirables artistes, ils avaient eux-mêmes l’idée de mettre leur art au service d’une démonstration symbolique, je leur ai dit et mon enthousiasme et ma certitude de l’impact. Mais raconter ça… ça n’avait aucun intérêt ! Alors va pour l’histoire alternative à base de mastermind qui, dans la coulisse, agit les marionnettes.

On peut prévoir que les images du parvis de l’Opéra, en leur force symbolique inédite, resteront parmi celles du mouvement présent, c’est-à-dire dans l’histoire. Et voilà ce qu’Ariane Chemin en aura fait. Triomphe particulier du grand journalisme d’investigation politique, dont les enquêtes de terrain (qui se bornent à recevoir des vidéos au bureau) réussissent cette performance d’annuler la part politique d’à peu près n’importe quel événement politique. Même quand il est sous ses yeux, et considérable — raison sans doute pour ne pas le voir.

Frédéric Lordon

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