Les combats ont, pour l’instant, cessé au Liban. Et déjà le débat fait rage : qui est sorti vainqueur de cet affrontement ? Il est sans doute trop tôt pour tirer un bilan de ce mois de combat. Mais quelques leçons s’imposent d’abord pour Israël (nous reviendrons un autre jour sur le bilan vu du côté libanais et du Hezbollah).
D’abord, le simple fait que la question puisse être posée sans réponse immédiate est une défaite pour l’armée israélienne. Durant les cinq autres conflits qui ont opposé le pays à ses voisins arabes, la réponse ne faisait aucun doute : ni en 1948-1949, ni en 1956, ni en 1967 ; en 1973, après quelques revers initiaux, l’armée israélienne avait spectaculairement redressé la situation ; en 1982, lors de la guerre du Liban, elle s’était heurtée à une forte résistance des Palestiniens et de leurs alliés libanais, mais elle avait obtenu l’expulsion de l’Organisation de libération de la Palestine et de Yasser Arafat du Liban.
Rien de tel en 2006. L’objectif affirmé de casser le Hezbollah et de changer les règles du jeu au Proche-Orient semble, pour l’instant, hors d’atteinte. Non seulement le Hezbollah a tenu fermement dans le sud du Liban, mais il a frappé directement les villes israéliennes, ce qu’aucune force arabe n’avait pu faire depuis la guerre de 1948-1950, et réussi à paralyser le nord du pays. Dans une analyse (1), le militant pacifiste Uri Avnery s’interroge sur ce qu’est devenue l’armée israélienne :
« Au trente-deuxième jour de guerre, le Hezbollah est debout et se bat. (…) Une petite organisation de guérilla, avec quelques milliers de combattants, résiste à une des armées les plus puissantes du monde. (…) Depuis 1948, les armées d’Egypte, de Syrie et de Jordanie ont été battues dans des guerres bien plus courtes. » Avnery attribue la responsabilité principale du désastre au chef d’état-major israélien, le général Dan Halutz — dont on vient d’apprendre, d’ailleurs, qu’il avait vendu des actions le premier jour de la guerre, avant que les cours s’effondrent. Général d’aviation, il s’est rendu célèbre, si l’on peut dire, quand on lui a demandé ce qu’il ressentirait s’il jetait une bombe sur un quartier résidentiel et qu’il a répondu : « un petit bang dans les ailes » de l’avion, avant d’affirmer que cela ne l’empêcherait pas de très bien dormir. Il a cru, note Avnery, « qu’il serait possible de casser le Hezbollah par des bombardements aériens, appuyés par des tirs d’artillerie de terre et de mer. Il a cru que s’il détruisait les villes, les quartiers, les routes et les ports du Liban, le peuple libanais se soulèverait et obligerait son gouvernement à se débarrasser du Hezbollah ».
L’éditorial du quotidien israélien Haaretz du 16 août s’intitule « D’abord, Halutz doit partir » : « Sans affirmer que la faute ou la responsabilité est seulement celle du chef d’état-major Dan Halutz, il est nécessaire, sur la base d’une analyse de la conduite, de la préparation et des résultats [de la guerre], qu’il démissionne immédiatement. Cette démission ne devrait pas attendre une enquête ou des débats ; elle devrait souligner non seulement la gravité de la situation, mais aussi qu’aucun échec ne peut avoir lieu sans que quelqu’un en prenne la responsabilité, et qu’aucun échec ne peut être déguisé en victoire avec des mots vides. »
D’autre part, Avnery pointe l’échec du renseignement israélien, qui a pu compter sur l’appui de milliers de collaborateurs palestiniens, mais a été incapable d’infiltrer le Hezbollah et de mesurer la force de cette organisation. De nombreuses voix en Israël exigent une commission d’enquête sur les conditions dans lesquelles cette guerre s’est déroulée (le ministre de la défense Amir Peretz vient de décider d’en créer une).
Dans son discours devant le parlement israélien, le 14 août, après la proclamation du cessez-le-feu, Ehud Olmert a déclaré que la résolution 1701 incluait « une série de principes qui devraient changer fondamentalement la situation à notre frontière nord. Dans mon discours devant le parlement le 17 juillet, quelques jours après le début de la campagne, j’avais déclaré : “Au Liban, nous nous battrons pour la mise en œuvre des conditions posées par la communauté internationale et que reflètent les décisions prises hier par le G8 : le retour des otages Ehud Udi Goldwasser et Eldad Refev, un cessez-le-feu total, le déploiement de l’armée libanaise et le départ (removal) du Hezbollah avec la mise en œuvre de la résolution 1599.” Cette résolution est un succès diplomatique pour Israël, mais sa signification est vitale pour tous les pays du monde libre qui combattent le terrorisme global ».
Or, contrairement à ce que dit Ehud Olmert, aucune des conditions qu’il avait posées n’a été mise en œuvre pour l’instant. Comme l’écrit Yaacov Amidror, ancien chef de la division de recherche et d’évaluation de l’armée et ancien haut fonctionnaire du ministère de la défense, dans le quotidien Yedioth Ahronoth (2), la décision du conseil de sécurité ne prévoit ni la libération immédiate des deux soldats, ni un calendrier pour désarmer le Hezbollah, ni ne définit de manière claire le mandat de la Finul.
Une opinion encore plus dure est formulée dans Haaretz par Reuven Pedatzur (3) qui évoque un « KO » pour Israël. Il rappelle que quand les Etats-Unis ont commencé à perdre au Vietnam, le commandant en chef des troupes américaines là-bas, le général William Westmorland, a remplacé l’annonce de « victoires » par le comptage des corps des ennemis tués. Israël fait aujourd’hui la même chose avec le Hezbollah, prétendant avoir tué un grand nombre de ses combattants. Et il poursuit : « Ceci n’est pas seulement une défaite militaire. C’est un échec stratégique dont les conséquences ne sont pas encore claires. Et comme le boxeur qui a pris un coup, nous restons au sol, essayant de comprendre ce qui nous est arrivé. Comme la guerre des six jours (1967) a abouti à un changement stratégique au Proche-Orient et installé Israël dans son statut de puissance régionale, la seconde guerre du Liban pourrait aboutir au contraire. L’échec de l’armée entame notre atout le plus important en matière de sécurité : une image belligérante, appuyée sur une armée nombreuse, forte et disposant d’une technologie avancée, capable de porter des coups décisifs à nos ennemis s’ils essaient seulement de nous ennuyer. Cette guerre était, paraît-il, une affaire d’“éveil” (awareness) et de dissuasion ; nous l’avons perdue sur ces deux terrains. »
En revanche, Olmert a raison de souligner, de son point de vue, l’appui du G8, notamment de l’Union européenne, de la France, de l’Allemagne, au principe du droit d’Israël à l’autodéfense. Même si la « disproportion » de ses actions a été soulignée par tous les pays — à l’exception des Etats-Unis et du Royaume-Uni —, cette formulation confirme un tournant de la politique des pays européens. La résolution 1701 du Conseil de sécurité attribue d’ailleurs au Hezbollah la responsabilité de la guerre… Mais ce soutien s’est révélé inopérant, pour l’instant.
Mais, au-delà des défis immédiats, c’est toute la stratégie israélienne (et américaine) dans la région qui est mise en cause. Le but principal de l’offensive contre le Liban était, selon les dires mêmes de Washington et de Tel-Aviv, de « changer les règles du jeu » au Proche-Orient, c’est-à-dire de créer un rapport de force qui permettrait d’imposer les « solutions » américano-israéliennes aux différentes crises. Cet objectif semble désormais hors d’atteinte, malgré l’incontestable supériorité militaire américano-israélienne : la guerre du Liban a montré que l’émergence d’acteurs non-étatiques (Hezbollah, Hamas, mais aussi milices en Irak) créait de nouvelles menaces, notamment à l’heure des roquettes et des fusées. Dans ce cadre, le plan de « retrait unilatéral » sur lequel Ehud Olmert a été élu semble enterré. Mais la question reste posée : quels vont être les choix américain et israélien au Proche-Orient, notamment face aux groupes armés non-étatiques ?
A lire
L’opinion de George Soros, publiée dans The Wall Street Journal, 15 août 2006, « A self defeating war », à propos de la guerre contre le terrorisme. L’article n’est pas en accès libre, mais disponible par exemple ici. Quatre arguments sont avancés pour mettre en cause le concept de « guerre contre le terrorisme ». D’abord, chaque guerre provoque des victimes innocentes et la guerre contre le terrorisme en crée encore plus, élargissant l’appui aux terroristes ; ensuite, le terrorisme est une abstraction qui met dans le même sac le Hezbollah, Al-Qaida, le Hamas, l’armée du Mahdi (Irak) ainsi que les Etats qui les appuient, rendant difficiles toute négociation et tout accord ; troisièmement, cette guerre met en avant les moyens militaires alors que tous les conflits nécessitent des solutions politiques ; enfin la guerre contre le terrorisme crée un fossé entre « eux » et « nous », « nous » les victimes – sauf que le reste du monde tend à nous voir non pas comme les victimes mais comme les coupables. « Ces quatre facteurs contribuent à faire que la guerre contre le terrorisme ne peut pas être gagnée. »
Un chiffre à retenir
3500 civils ont été tués au mois de juillet en Irak. Les « douleurs de l’accouchement » du nouveau Moyen-Orient, dirait sans doute la secrétaire d’Etat américaine Condoleezza Rice.
Une phrase de trop
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Dans le discours qu’il a prononcé le 15 août pour saluer la victoire de la résistance libanaise, le président syrien Bachar El-Assad s’est étonné de la sollicitude de l’Europe, et notamment de la France, pour les prisonniers politiques syriens, demandant si les responsables de ces pays allaient demander une enquête internationale sur le massacre de Cana. Quel est le rapport entre les deux faits ? Et en quoi le massacre de Cana peut-il justifier le maintien en détention de démocrates syriens comme Michel Kilo, qui a toujours dénoncé la politique américaine dans la région ?