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« Les douleurs de l’enfantement… »

Lettre du Liban

par Alain Gresh, 16 octobre 2006

La circulation à Beyrouth est aussi indisciplinée et chaotique qu’à l’ordinaire. Chacun vaque à ses occupations, indifférent à ses voisins et même, semble-t-il, à la « situation ». Et la guerre qui, il y a quelques semaines, a ravagé le pays ? De grands panneaux publicitaires célèbrent en anglais, en arabe, en français, « la divine victoire » face à Israël. Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah, est partout présent : ses portraits sont en vente dans toutes les boutiques, sous forme d’affiche ou imprimés sur des tee-shirts ; ses discours sur cassettes ou en vidéo s’arrachent. Ici ou là d’autres slogans célèbrent la mémoire de Rafic Hariri, le premier ministre dont l’assassinat, le 14 février 2005, a ouvert une page dans l’histoire du Liban et contraint les troupes syriennes à se retirer du pays. Quelques banderoles, à l’entrée du quartier arménien, dénoncent l’arrivée de soldats turcs qui viennent participer à la Finul. La télévision suit la visite du premier ministre italien Romano Prodi venu inspecter le déploiement des troupes de son pays…

Sous la normalité apparente, le pays retient son souffle. L’inquiétude s’est installée et aussi le trouble : cette guerre, dite des 33 jours, connaît-elle une simple trêve ? Va-t-elle reprendre demain ? Le pays a-t-il un avenir ? Quel sera le prix de la reconstruction ? Seule certitude, les destructions massives ont, un peu plus, installé la haine et, un peu plus, éloigné les espoirs de paix au Proche-Orient.

Car le pays a été durement frappé. Les stigmates de la guerre restent à vif, même s’il faut les chercher. Beyrouth a été globalement épargnée, mais les quartiers sud – un « fief du Hezbollah » selon la presse, mais avant tout une zone de peuplement dense, à grande majorité chiite – offrent une première image des dévastations subies par la capitale libanaise. La destruction a été « ciblée » : le quartier général du Hezbollah, sa télévision, ses centres de recherche, aucun objectif militaire. Tel immeuble d’une dizaine d’étages abritait le bureau des relations internationales du parti ; il a été rasé par une bombe de deux tonnes et s’est effondré, les habitants ont tout perdu… Tel autre, le siège du secrétaire général a été frappé plusieurs fois et il n’en reste que des gravats ; tout autour les immeubles ont été soufflés ou ont brûlé. Le quartier offre une vision de désolation et l’on circule difficilement, même si, dès le lendemain du cessez-le-feu, des volontaires ont nettoyé, déblayé, tenté de rétablir des voies de circulation. « Democracy made in the USA », proclame une banderole, apposée sur ce qui reste d’un bâtiment.

Si l’on veut mesurer les ravages de la guerre, il faut prendre la route du Sud. En quelques semaines, des ponts ont été reconstruits, souvent de manière provisoire : l’autoroute, en réparation, n’est pas ouverte sur l’ensemble du trajet. A quelques dizaines de kilomètres au sud de Beyrouth, sur la côte, la centrale électrique a été détruite dès les premiers jours de la guerre par l’aviation israélienne, ce qui a provoqué une catastrophe écologique : une immense nappe de fuel pollue toute la côte méditerranéenne.

A moins de deux heures de route de Beyrouth, on atteint la « ligne bleue », la frontière avec Israël. Ici, se succèdent les villages chrétiens, sunnites ou chiites ; seuls ces derniers ont été frappés et leur population a souvent trouvé refuge chez les voisins, renforçant le sentiment commun des Libanais face à l’agression israélienne. Beint Jbeil est plus qu’un village, une bourgade d’environ 60 000 personnes. Avec une vieille histoire… C’était un centre culturel et religieux, carrefour commercial entre la Palestine et le Liban avant la création de l’Etat d’Israël. Le Parti communiste, dans les années 1950-1980 y était puissant, supplanté désormais par le Hezbollah. Malgré les destructions, l’activité reprend lentement. Sur la place centrale, le pharmacien a rouvert sa boutique dévastée ; quelques autres échoppes présentent de pauvres étalages. Mais des quartiers entiers sont à terre ; des centaines de maisons, parfois vieilles d’un ou deux siècles, ont été réduites en poussière ; des ruines, les habitants ont sorti qui un canapé miraculeusement épargné, qui un sommier rouillé.

A quelques dizaines de kilomètres de là, le village de Khiyam, haut centre de détention et de torture de l’Armée du Liban-Sud, la milice supplétive de l’armée israélienne durant la longue occupation du sud (jusqu’en mai 2000). La prison, qui avait été transformée en musée après la libération, a été aussi totalement détruite. Objectif israélien : éradiquer toute mémoire de la résistance et de l’occupation…

Dès la fin du cessez-le-feu, les dizaines de milliers de réfugiés du Sud, qui avaient été accueillis (très bien) dans toutes les régions du pays, au-delà des clivages confessionnels, ont pris le chemin du retour. Car ils sont hantés par un cauchemar : devenir, comme les Palestiniens, des réfugiés.Pour beaucoup, le « tapissage » de la région par des centaines de milliers de bombes à sous-munitions a pour seul but d’empêcher leur retour. Si ce plan a échoué, le travail dans les zones agricoles – qui produisent notamment de la banane – devient risqué. Sans eau souvent, sans électricité, les conditions de vie à l’approche de l’hiver risquent d’être difficiles. Et si l’Etat se montre une fois de plus absent, la population compte d’abord sur le Hezbollah et ses réseaux sociaux, ensuite sur l’aide directe que fournissent différents pays : Qatar a pris en charge la reconstruction de Khiyam ; la France, dont les troupes au sein de la Finul seront basées autour de Beint Jbeil, a aussi promis son aide.

Le Liban vit dans l’attente et il reste divisé, politiquement et du point de vue confessionnel, même si l’unité nationale autour des réfugiés durant la guerre a été remarquable. Le gouvernement de Fouad Siniora reste paralysé, incapable de porter une vision unifiée du pays ; les pratiques politiques restent les mêmes que celles qui prévalaient du temps de la présence syrienne : corruption, népotisme, « partage des dépouilles » (c’est-à-dire répartition des postes dans l’administration sur une base non professionnelle). Le Hezbollah et Amal, qui représentent la majorité des chiites et participent au gouvernement sont, paradoxalement, dans l’opposition. Ils préconisent un gouvernement d’union nationale incluant le général maronite Michel Aoun, principal dirigeant des chrétiens maronites. Cette alliance entre maronites et chiites est sans doute un des éléments les plus étranges de la situation intérieure ; elle redonne aux maronites un rôle politique important et s’inscrit en faux contre toute lecture simpliste de la crise. La question posée au gouvernement libanais comme à ses appuis internationaux est simple : peut-on diriger le pays contre au moins 50% de sa population ?

L’autre interrogation porte sur la possibilité de stabiliser le pays durablement alors que région brûle de l’Irak à la Palestine ? Condoleezza Rice, la secrétaire d’Etat américaine, parlant durant la guerre du Liban, affirmait que les pertes et les destructions représentaient « les douleurs de l’enfantement » du nouveau Moyen-Orient. Au-delà du cynisme d’une telle déclaration, le nouveau Moyen-Orient qui se dessine depuis l’invasion américaine de l’Irak en 2003 se résume à plus de conflits, plus de morts, plus d’instabilité. Dans ce contexte, comment le Liban pourrait-il devenir un havre de paix ?

Alain Gresh

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