Ce que la chaîne Al-Jazira a vraiment changé
La chaîne Al-Jazira fête ses dix années d’existence. Elle a acquis une importante influence internationale. Elle se prépare même à lancer un canal en anglais le 15 novembre. On pourrait s’en réjouir si la création de cette chaîne en anglais n’avait été le sujet de dures polémiques internes et de sévères critiques des journalistes d’Al-Jazira en arabe. En effet, il semble bien que le gouvernement de Qatar ait subi de fortes pressions américaines pour que l’orientation de la nouvelle chaîne soit plus « équilibrée ». Comme l’écrivait Jean-Pierre Langellier dans Le Monde du 21 février 2006, « Al-Jazira va lancer une chaîne en anglais ambitieuse... et ambiguë », « la majorité des animateurs de la rédaction viennent des grands réseaux anglo-saxons : BBC, ITV, CNBC-Europe, Sky News, CNN ou ABC. Par souci de prestige, la chaîne s’est attaché les services de Sir David Frost, célèbre ex-vétéran de la BBC et seul journaliste à avoir, en quarante ans, interviewé sept présidents américains et six premiers ministres britanniques. Les deux chaînes d’Al-Jazira coordonneront, au jour le jour, leurs opérations et mettront en commun leurs moyens, autant qu’il sera possible, mais chacune conservera son autonomie de décision dans le traitement de l’information. ». La question posée est celle-là : la chaîne en anglais ne va-t-elle pas perdre ce qui est le principal atout de la chaîne en arabe, sa vision du monde différente de celle du monde anglo-saxon ?
J’ai rédigé le texte qui suit qui aborde ce problème de « vision » pour un livre collectif paru à Qatar sur le dixième anniversaire de la chaîne.
Une équipe de télévision arrive dans un coin isolé du nord-Dakota, aux Etats-Unis, à la frontière avec le Canada. Objectif des journalistes : comprendre pourquoi les gens quittent la région, un sujet banal en somme… Cette enquête déclenche pourtant immédiatement des réactions négatives, les autorités locales font pression sur les habitants pour qu’ils ne répondent pas. C’est que, bien qu’étant tous les trois américains, les reporters travaillent pour la chaîne Al-Jazira, considérée par beaucoup d’Américains comme « une télévision terroriste » ou « la télévision de Ben Laden ».
Ce comportement s’inscrit, bien sûr, dans les phobies antiterroristes de l’administration américaine. Mais on peut se demander si ces réactions ne s’expliquent pas aussi par la violation d’une règle établie depuis l’affirmation du colonialisme et qui a perduré bien après son effondrement : ce sont les « Blancs » qui photographient et les « Autres » que l’on photographie. Pendant deux siècles, la parole sur le monde a été monopolisée par le Nord : non seulement c’est lui qui parlait de ce qui se passait à l’intérieur de ses propres frontières, mais c’est lui qui parlait des Autres, qui en parlait à leur place. Le Nord analysait les peuples du monde colonisé, les classait en races et en tribus, racontait sa version de leur histoire, jugeait de leur culture ou de leur religion. L’orientalisme fut la face scientifique de cette domination, comme Edward Said l’a si magistralement démontré. L’effondrement du système colonial a peu modifié cette réalité. Et le développement du système médiatique, avec l’hégémonie des grandes agences de presse occidentales a confirmé que le flux de l’information allait du Nord vers le Sud, : le Nord fixait la hiérarchie des nouvelles, c’est à travers ses yeux que l’on voyait le Sud, souvent réduit aux catastrophes, aux famines et aux guerres.
La naissance des télévisions satellitaires capables de relayer l’information en direct a représenté une nouvelle révolution dont on a pu croire un moment qu’elle conforterait l’hégémonie du Nord. La première guerre du Golfe, à la suite de l’invasion irakienne du Koweït, le 2 août 1990, fut un cas emblématique. La chaîne américaine CNN a couvert de manière très efficace l’événement. A travers ses yeux l’opinion internationale – y compris l’opinion dans le monde arabe – a vu le conflit. Le fait que les dirigeants de la région, y compris Saddam Hussein, regardaient en permanence cette chaîne et parfois prenaient leurs décisions en fonction de telle ou telle image transmise en dit long sur la puissance de CNN. On n’a sans doute pas mesuré l’impact de cette hégémonie et ses conséquences : quand chaque citoyen au Proche-Orient se voit à travers les yeux de CNN, à travers un miroir brandi par les Etats-Unis, il ne perd pas seulement son autonomie politique, mais il en vient à dévaloriser sa propre culture, à se dévaloriser à ses propres yeux. C’est dans ce contexte qu’est née en 1996 Al-Jazira, dont il faut rappeler qu’elle fut, à l’époque, saluée par les responsables américains comme un pas en avant vers la démocratie dans le monde arabe. Dans un premier temps, en effet, les responsables occidentaux ont mis en avant les qualités professionnelles de ses journalistes, sa liberté de ton, les débats sans tabous, absents pour l’essentiel des chaînes officielles des pays arabes. Pourtant, cette lune de miel ne devait pas durer très longtemps.
Le premier accroc survint lors de la crise des accords d’Oslo et du début de la seconde Intifada, en septembre 2000. La chaîne refusa de retransmettre le « récit » véhiculé par les mass médias américains et, en partie, européens : que Yasser Arafat avait fait échouer le sommet de Camp David ; que l’Intifada était une menace pour l’existence d’Israël ; que ce dernier avait le droit de se défendre ; que la résistance était du terrorisme, etc. Au contraire, les images transmises quotidiennement, de la terrible répression menée par les forces israéliennes, qui fera des centaines de victimes palestiniennes durant les premières semaines de l’Intifada ; la mise en avant des conséquences de la politique de colonisation ininterrompue menée par les gouvernements israéliens successifs, qu’ils soient de gauche ou de droite ; la place accordée par la chaîne à ce qui se passait en Cisjordanie et à Gaza dans les journaux télévisés et qui joua un rôle non négligeable dans la mobilisation des opinions arabes ; tout cela contribua à « dégrader » l’image d’Al-Jazira aux Etats-Unis..
Ce qui semblait insupportable à certains commentateurs occidentaux, c’était qu’une chaîne non occidentale, travaillant selon les mêmes critères déontologiques que les chaînes occidentales, se permette de diffuser une « vision du monde » qui différait de celle de CNN. Pourtant, c’était là l’apport le plus important d’Al-Jazira : donner à voir le monde à travers sa grille de lecture propre.
Ce que l’expérience d’Al-Jazira nous apprenait, c’est qu’il n’y a pas une seule façon de voir le monde, une façon « objective ». Je ne parle pas seulement de l’interprétation de l’événement, mais de la place qui lui est accordée et qui est déjà une forme d’interprétation. Ainsi, il est normal que des chaînes américaine, arabe ou latino-américaine n’aient pas la même hiérarchie des nouvelles. Il est normal que l’Intifada soit au centre de l’actualité d’une télévision arabe, comme il est normal qu’elle ne le soit pas forcément pour une télévision latino-américaine. Quiconque a voyagé à travers le monde et s’est penché sur les journaux locaux dans chaque pays sait que les Unes et les sujets prioritaires différent grandement d’un pays à l’autre – même si certains événements, à des moments précis, peuvent faire la Une partout à la fois.
D’autre part, il est évident que le « cadre d’analyse » d’un événement est très important. Si, par exemple, pour les médias américains, les actions violentes palestiniennes relevaient du terrorisme, pour Al-Jazira, elles relèvent de la résistance ; si pour les médias américains, Israël est une démocratie et, à ce titre, mérite une « solidarité » sans faille, pour Al-Jazira, ce caractère démocratique n’est pas incompatible avec une politique de colonisation qui relève du terrorisme d’Etat, etc.
Tant que ces idées étaient reprises par les médias officiels arabes, véhicules d’une propagande simpliste, les Etats-Unis pouvaient facilement les discréditer. Mais si elles sont reprises par une télévision qui applique les règles de la déontologie, fait parler les différents protagonistes – y compris des responsables israéliens –, les laisse exprimer leur point de vue, cela devient « insupportable ». Encore plus insupportable après le 11-septembre et le lancement de la « guerre contre le terrorisme ». « Qui n’est pas avec nous est contre nous », déclarera le président Bush et Al-Jazira n’est pas « avec nous ». Qu’il ait été volontaire ou non, le bombardement du siège d’Al-Jazira en Afghanistan reflète un nouveau paradigme américain dans la guerre de l’information : il faut refuser toute voix discordante, toute voix dissidente, les journalistes ne doivent pas donner la parole aux « terroristes », etc. Cette logique, qui s’est imposée dans les deux premières années après le 11 septembre 2001 aux Etats-Unis semble aujourd’hui, fort heureusement, contestée …. Mais pas par l’administration Bush qui aurait envisagé durant la guerre contre l’Irak, de bombarder la télévision Al-Jazira.
Ceci n’empêche pas, bien évidemment, d’avoir un regard critique sur Al-Jazira. Comme toutes les grandes chaînes internationales, elle n’est pas à l’abri de reproches ; comme ses consœurs, elle a tendance à « mettre en scène » l’actualité, à insister sur le spectaculaire, à ne pas hésiter à la provocation, parfois gratuite. Certains débats ressemblent à des pugilats et ne font rien pour éclairer le téléspectateur. Sa volonté de se démarquer des chaînes et du point de vue occidental, peut l’amener à organiser des débats soi-disant provocateurs, mais qui ne servent qu’à renforcer les préjugés et parfois à flatter l’opinion. Ainsi, organiser un débat pour savoir si le protocole des sages de Sion est un faux ou non, relève de la manipulation. On trouve toujours des gens pour défendre n’importe quel point de vue : que le HIV n’est pas à l’origine du sida, par exemple, ou que la Terre est plate, ou que tel médecin peut soigner le cancer par apposition des mains. Faut-il pour autant leur donner la parole ? Les journalistes ont une responsabilité pédagogique à l’égard des téléspectateurs…
Ces critiques mises à part, et qui pourraient s’adresser à des chaînes de télévision occidentales, il reste que la création d’Al-Jazira a marqué un pas en avant vers le pluralisme médiatique, vers la diversité culturelle, vers un monde où coexistent, débattent, s’affrontent, différents points de vue. Plus ces voix, notamment celles du Sud, seront nombreuses et plus le monde dans lequel nous vivons sera riche…
Sauver les néoconservateurs.
Dans un article publié dans la revue Foreign Policy de novembre-décembre, une revue de plus en plus orientée à droite, Joshua Muravchik, de l’American Enterprise Institute, publie un article « Operation Comeback » (opération comeback), qui appelle les néoconservateurs à faire leur autocritique, mais surtout à se remobiliser, notamment pour une action militaire contre l’Iran. « Ne faites pas d’erreur. Le président Bush devrait bombarder les installations nucléaires de l’Iran avant la fin de son mandat. Nous avons besoin de créer le climat intellectuel pour cela et être préparés à défendre cette intervention quand elle aura lieu. » On lira une analyse de ce texte par Jim Lobe intitulée « The neocon’s nadir ? » (le crépuscule des néoconservateurs ?)
Les mauvais comptes de l’OTAN en Afghanistan.
Un article de Paul Koring, « Reaction negative to NATO’s body counts » (Réactions négatives au comptage des cadavres), paru dans Toronto Globe and Mail du 4 novembre. Selon l’auteur, l’OTAN a exhumé une ancienne et peu fiable mesure de la guerre - le comptage des cadavres - pour montrer que l’organisation marque des points contre les talibans. Presque tous les jours, les forces de l’OTAN proclament un nouveau chiffre de victimes, pratique que certains officiers canadiens dénoncent et qui n’a aucun sens selon d’autres. Cette mesure, destinée à montrer les succès des campagnes de l’OTAN rappelle les méthodes utilisées par les Etats-Unis durant la guerre du Vietnam et qui permettaient de comptabiliser les morts civils parmi les combattants vietcongs (communistes vietnamiens) (déjà, à l’époque, Washington accusait la guérilla de se cacher dans la population).