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Autour de l’exposition « Frontières » - 1/9

Naissance d’une carte

par Philippe Rekacewicz, 9 novembre 2006
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Dans le cadre de l’exposition « Frontières » (1), le Muséum de Lyon a décidé de présenter, pour illustrer huit problématiques inhérentes à la question des frontières politiques (les huit « mondes » frontaliers de l’exposition), non pas les cartes « finalisées », c’est-à-dire imprimées, mais plutôt les esquisses préparatoires crayonnées dont l’aspect incertain témoigne de ce qu’est la frontière elle-même : ambivalente et paradoxale (elle sépare autant qu’elle regroupe).

Ces esquisses présentées en diptyque avec des textes de propos, introduisent chacun des huit « mondes » par un regard critique qui résonne en écho avec des reportages photographiques, des vidéos, des réflexions de témoins ou de personnalités engagées (chercheurs, spécialistes, cinéastes, écrivains).

La frontière (2) est une réalité bien difficile à cartographier : les cartes servent à montrer... un espace, un paysage, une problématique. les cartes répondent d’abord à la question «  ? » et permettent ensuite de comprendre « Quoi », c’est-à-dire comment les communautés d’êtres humains organisent ou produisent leur territoire au détriment des communautés voisines.

Derrière chaque carte, il y a une intention. La carte naît d’une idée, elle est d’abord une construction intellectuelle avant d’être couchée sur le papier sous la forme d’une esquisse crayonnée, formalisation de l’intention cartographique initiale. Cette étape est intéressante car les esquisses montrent les hésitations du cartographe qui renseigne sa carte petit à petit, y note en désordre les idées qui vont constituer la trame et donc l’histoire que racontera le document. La carte se conçoit et s’assemble comme on assemble un jeu de construction : chaque pièce est en lien étroit avec celle du dessus ou du dessous. Changer la place d’une de ces pièces revient à recomposer le paysage. L’esquisse est une « œuvre de transition » malléable, elle est le lieu d’expérimentations graphiques qui montrent qu’à une même question géographique répondent une multitude de solutions visuelles.

La carte ainsi formalisée est ensuite informatisée et publiée pour être présenté au public. Lorsqu’elles sont imprimées, les cartes politiques du monde - celles qui figurent les complexes réseaux de lignes symbolisant les frontières - donnent l’illusion d’un monde parfaitement découpé en unités de vie, en régions ou en pays. Elles ont l’air harmonieuses. Ces cartes donnent aux frontières un caractère définitif, indélébile. On pense que c’est un objet simple alors qu’elles s’inscrivent dans le paysage de manière multiforme : soit elles se dressent en barrières épaisses et infranchissables, soit elles n’existent pas. Entre ces deux extrêmes, une infinité de variantes. Ce ne sont que des lignes virtuelles. Elles se meuvent dans le temps et dans l’espace quand l’histoire bouscule le monde.

Pourtant, l’esquisse, premier jet, est souvent un révélateur plus authentique, plus fidèle de la pensée du cartographe. L’ordinateur perverti : il fige froidement et artificiellement des situations souvent fort mouvantes. L’esquisse est plus dynamique, les mouvements, les formes, les couleurs s’y expriment avec plus de vie. On peut renforcer les traits, jouer sur les contrastes, exprimer fortement le caractère aléatoire de la géographie du monde. La carte-esquisse est autant une émotion artistique que politique. Lors des grands découpages contemporains, du Congrès de Vienne à Yalta, des générations de diplomates ont gribouillé, dessiné à la main maintes esquisses malhabiles, imparfaites, pour tenter de trouver les tracés frontaliers qui leur étaient le plus favorable (3).

L’esquisse préfigure la carte, permet d’exprimer plus librement mais plus subjectivement le caractère incertain ou temporaire de ces lignes de partage et la diversité de leur statut : il y a aussi des « murs » dans les têtes, des frontières culturelles, symboliques, que seuls les crayons de couleurs arrivent à formellement mettre en valeur.

Suite de ce billet : Le partage des Mondes (2/9)

Philippe Rekacewicz

(1Exposition Frontières, Muséum de Lyon du 3 octobre au 4 février 2007, 28, boulevard des Belges, 69006 Lyon. Tél. 04-72-69-05-00. Ouvert du mardi au dimanche inclus de 10h à 18h (Fermé le lundi).

(2Michel Foucher, Fronts et frontières, Un tour du monde géopolitique, Fayard, Paris, 1988, réédité en 1991.

(3A ce propos, lire le livre de Margaret Mcmillan, Les artisans de la paix : Comment Lloyd George, Clemenceau et Wilson ont redessiné la carte du monde, traduit de l’anglais par André Zavriew, Jean-Claude Lattès, 2006.

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