Judaïsme, sionisme et fantasmes (II)
Je poursuis la publication de ce texte paru dans mon livre Israël-Palestine, vérités sur un conflit (Hachette)
« Pendant le Moyen Age, le terme de nation se comprend à partir de son étymologie, « nasci » (naître) : un ensemble d’individus nés dans un même lieu et à qui on attribue une origine commune. Ce mot, explique l’historienne Suzanne Citron, « pouvait aussi désigner une communauté de religion. Jusqu’à la Révolution on parlait, en France, de la ‘nation juive’ (…) La langue, la religion, sont, parmi d’autres, des éléments de l’identité collective que les anthropologues désignent aujourd’hui par le mot « culture ». La « nation » au sens ancien était donc avant tout culturelle. » Cette dimension ethnico-religieuse subsiste encore en Europe de l’Est et balkanique ou au Proche-Orient. »
« La Révolution française marque l’émergence de la nation moderne, fondée sur un ensemble de données permanentes et stables au cours des siècles : communauté de territoire, de langue, d’histoire, de culture. Ernest Renan, un des intellectuels les plus brillants de la Troisième République, dans une conférence célèbre prononcée à la Sorbonne le 26 mars 1882 et intitulée « Qu’est-ce qu’une nation ? », répondait : « Une nation est une âme, un principe spirituel. C’est l’aboutissement d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouement ; avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent, avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple ». Cette volonté commune s’exprime par la participation politique des citoyens dans un cadre unique, l’Etat. »
« Aucun critère « scientifique » ne permet d’établir si une communauté de personnes forme une nation. Qu’en est-il des Corses ? Ou des Bretons ? Ou des Basques ? On ne sait pas définir une nation, remarque l’historien britannique Eric Hobsbawm, mais on sait repérer les mouvements nationalistes. Certains de ces mouvements réussissent, d’autres échouent. Dans le premier cas, la nation se consolide autour de l’Etat ; dans le second cas, elle se dissout, s’intègre à l’ensemble dominant, ou quelquefois résiste, comme dans le cas kurde. »
« Car, le plus souvent, la nation a eu besoin de l’Etat pour se réaliser pleinement, cet Etat qui unifie le marché national, éradique les particularismes, assure la loyauté de ses citoyens. Pour consolider un consentement des citoyens, souvent fragile au départ, l’Etat impose aussi une « histoire officielle » remontant aux « origines ». Vercingétorix fut « inventé » par la IIIème République en quête de légitimation, la Roumanie de Nicolae Ceausescu se voulait descendante des Daces, une peuplade indo-européenne, des dirigeants de l’ex-Yougoslavie ont couvert leurs folles ambitions par des mythes historiques souvent grotesques. Malgré ces prétentions à l’éternité, les nations sont, répétons-le, des créations modernes, dont la préhistoire est plus souvent imaginée que réelle. Existe-t-il donc un ensemble cohérent juif ayant traversé l’histoire ? Y-a-t-il un rapport entre les juifs du royaume de Salomon au Xe siècle avant Jésus-Christ, ceux de Palestine au temps de l’empire romain, ceux vivant dans les ghettos de l’empire tsariste, ceux d’Israël aujourd’hui ? Les juifs n’ont été, au cours des deux derniers millénaires, ni liés par le territoire, ni par la langue - la plupart adoptent le parler local, l’hébreu étant limité aux cérémonies religieuses -, ni par l’histoire - les trajectoires des juifs au Maroc ou en France ne sont en rien parallèles -, ni par les coutumes – les juifs ont embrassé les coutumes locales (en Iran, jusqu’à aujourd’hui, ils se déchaussent en entrant dans les synagogues. En Europe de l’Est et en Russie aux XVIIIe et XIXe siècles, en revanche, ils acquerront, ainsi que nous le verrons, des caractéristiques quasi nationales. »
« A l’origine de l’histoire juive, un des textes les plus sacrés de l’humanité, la Bible, l’Ancien testament pour les chrétiens. Il retrace la légende des Hébreux et de leur ancêtre, Abraham, un berger nomade de Mésopotamie. « Le Seigneur dit à Abraham : Pars de ton pays, de ta famille et de la maison de ton père vers le pays que je te ferai voir. Je ferai de toi une grande nation et je te bénirai. » (Genèse). Abraham s’installe à Sichem, une localité connue aujourd’hui sous le nom de Naplouse. Puis les Hébreux sont amenés en esclavage en Egypte. Moïse, sauvé des eaux par la fille du pharaon et prince d’Egypte les arrache à leur joug. Ils s’enfuient vers le XIVème siècle avant J.-C., errent dans le Sinaï où Moïse reçoit de Dieu les Dix commandements. Certaines études prétendent, comme le fait d’ailleurs Sigmund Freud dans plusieurs textes sur Moïse, que ses partisans n’étaient autres que des fidèles d’Akhenaton, le pharaon qui instaura le culte d’Aton, le Dieu unique. On discerne une similitude entre l’hymne d’Akhenaton au Dieu Soleil et le psaume 104 de la Bible, qui commence par « Bénis le Seigneur, ô mon âme », qui tous deux décrivent les bienfaits de la divinité. »
« Après avoir erré dans le désert, les Hébreux s’installent en Palestine, la terre promise par Dieu. Des royaumes s’édifient, notamment ceux de Saül, David, et Salomon, autour du Xè siècle avant J.-C.. Dans la nouvelle capitale, Jérusalem, s’élève le Temple, un sanctuaire majestueux à la gloire de Dieu. En juin-juillet 587 avant J.-C., Nabuchodonosor, souverain de Babylone, la conquiert et détruit le Temple ; nombre de juifs sont amenés en esclavage, avant d’être autorisés, en 537, sous le règne de Cyrus, à rentrer et à reconstruire le Temple. Jusque là, je le répète, nous baignons profondément dans la légende, même si elle reste « parole sacrée » dans l’enseignement en Israël. Selon l’un des plus éminents archéologues israéliens, Israël Finkelstein, « les Hébreux n’ont jamais été en Egypte, ils n’ont pas erré dans le désert, ils n’ont pas conquis la terre promise. Les royaumes de David et de Salomon décrits dans la Bible comme des puissances régionales n’étaient que de petits royaumes tribaux ». Les Romains conquièrent la Palestine au Ier siècle avant J.-C.. Durant l’année 70 après J.-C., Titus mène campagne contre les juifs révoltés contre Rome, et s’empare de Jérusalem. Il essaie de s’opposer à la destruction du Temple, mais ses ordres ne seront pas suivis, comme Flavius Josèphe, historien juif rallié à Titus, l’enregistre dans « La Guerre des juifs » : « Ni l’exhortation, ni la menace ne retenaient l’élan des légions qui avançaient ; tous se laissaient conduire par la seule colère. » A la suite d’une autre insurrection matée par Hadrien, soixante ans plus tard, Jérusalem sera interdite aux juifs, qui ne seront cependant pas chassés de Palestine. L’exil des juifs, leur diaspora, a commencé bien avant. Dès le premier siècle avant J.-C., on les retrouve dans tous les comptoirs de la Méditerranée occidentale. Ils constituent un tiers de la population d’Alexandrie. Beaucoup de ces communautés disparaîtront au cours de l’histoire, se fondant dans les populations locales. »
« Le triomphe du christianisme, à l’origine une simple faction juive, puis la conversion de l’empereur, et donc de l’empire, romain inaugurent une ère distincte. Les juifs se retrouvent partout minoritaires, sauf entre le Caucase et la Volga, dans l’empire des Khazars, peuple d’origine incertaine, dont la classe dirigeante embrasse le judaïsme au VIIIème ou au IXème siècle. La condition des juifs varie au cours des siècles, en fonction des pays, des circonstances, des alliances, la judéophobie aussi : elle ne fut ni permanente, ni universelle. En Europe, jusqu’au XIème siècle, les juifs vivent au milieu de la population, sans ségrégation et sans assignation professionnelle. Ce n’est qu’à partir des Croisades qu’un certain nombre de professions ainsi que la possession de terres leur fut progressivement interdit et certains se reconvertirent dans l’usure et le commerce international, commerce favorisé par les contacts entre membres de la diaspora. Cette spécialisation dans des fonctions susceptibles d’attiser haines et convoitises en fait des boucs émissaires commodes pour les gouvernants. L’affirmation d’un fondamentalisme religieux catholique excite les persécuteurs. A partir de 1492, après la reconquête des royaumes musulmans d’Espagne, les juifs sont expulsés de la péninsule ibérique. Nombre d’entre eux trouvent refuge dans l’empire ottoman, notamment à Constantinople. »
« Car l’islam fut souvent plus tolérant. Pas toujours : les pouvoirs musulmans peuvent aussi, en période de troubles, utiliser les juifs comme boucs émissaires, comme ce fut le cas à Grenade en 1066 ou au Maroc en 1790. On trouve dans le Coran de nombreuses références aux juifs. Elles fluctuent en fonction des alliances que le prophète Mahomet, exilé à Médine, tisse avec les tribus arabes juives (oui, il existait, et il existe des Arabes juifs) de la ville. Au départ, elles sont positives, mais vont s’infléchir au fur et à mesure que Mahomet assoit son pouvoir et qu’il entre en opposition avec ces tribus, qui refusent de se convertir à la nouvelle foi. Selon les périodes, les autorités musulmanes mirent en avant la face ouverte ou la face fermée des textes sacrés. Avec, dans l’ensemble, jusqu’au XVIIIème siècle au moins, un bilan beaucoup plus positif que celui des empires chrétiens. »
« Pourquoi ces très diverses « entités juives » résistent-t-elle durant des siècles, pourquoi la majorité des juifs ne sont-ils pas assimilés par la société dominante ? Maxime Rodinson insiste sur l’importance « du caractère pluraliste de ces sociétés, [sur] l’insuffisance des forces unificatrices, [sur le] manque d’incitation véritable de l’idéologie prépondérante dans l’Etat à pousser le totalitarisme jusqu’à la destruction des idéologies rivales ». Surtout si elles ne posent pas, comme le protestantisme en France au XVIè siècle, une menace politique au pouvoir. Le relatif quiétisme juif joue donc en faveur du maintien du groupe. Jusqu’à la création de l’Etat-nation moderne, de nombreux particularismes perdurent, aussi bien régionaux que linguistiques ou religieux. »
« La Révolution française va changer la donne. L’unification des nations s’accélère par la création d’un Etat fort et d’une économie intégrée, par l’affirmation d’un nationalisme moderne. Désormais, en Europe de l’Ouest au moins, les « communautés », religieuses ou régionales, tendent à se dissoudre, à perdre leurs caractéristiques - ce qui n’est pas le cas, jusqu’à aujourd’hui, dans le monde musulman, où l’individu est défini par l’appartenance à une communauté religieuse. L’émancipation des juifs français par l’Assemblée constituante le 27 septembre 1791 favorise cette évolution. « La France est notre Palestine, écrit l’un d’eux, ses montagnes sont notre Sion, ses fleuves sont notre Jourdain. Buvons l’eau de ses sources, c’est l’eau de la liberté. » Persiste pourtant une hostilité catholique contre le « peuple déicide » (celui qui aurait crucifié Jésus-Christ). La tendance à l’assimilation sera contredite par l’émergence d’une nouvelle forme de l’animosité à l’égard des juifs, l’antisémitisme, terme inventé en 1873, et par le développement parallèle du mouvement sioniste. Cette hostilité sera nourrie par l’invention, au XIXème siècle, d’une nouvelle « science », celle des races. Une frénésie de « classification » des peuples s’empare du monde scientifique et intellectuel, et qui dit classification dit hiérarchisation. Elle sert de justification à l’aventure coloniale et à la nécessaire domination des Blancs. Jules Ferry expliquait en 1885 : « Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le droit de civiliser les races inférieures. » Jusque dans les années 1930, dans la France républicaine et en Europe, les zoos humains représentent une attraction recherchée : on y exhibe des peuplades primitives. Les bons citoyens accourent pour découvrir ce que la grande presse qualifie alors de « bande d’animaux exotiques, accompagnés par des individus non moins singuliers ». Entre 1877 et 1912, une trentaine d’« exhibitions ethnologiques » de ce type se déroulent au Jardin zoologique d’acclimatation, à Paris, avec un constant succès. »
« Les juifs seront victimes des mêmes doctrines, de la même science des races : ainsi, les Aryens et les Sémites formeraient deux groupes de peuples, qui auraient été à l’origine de la civilisation et se livreraient depuis une lutte farouche. L’antisémitisme s’appuie sur cette vision pour justifier son hostilité à l’égard des sémites. Ce mépris s’enracine aussi dans le regain de nationalisme qui balaie l’Europe en cette fin du XIXè siècle et qui s’accompagne d’un regain d’hostilité à l’égard des « étrangers », de l’extérieur comme de l’intérieur. L’antisémitisme, remarque l’historien Henry Laurens, rejoint « l’antijudaïsme traditionnel (…), le malaise des chrétiens devant l’affirmation de la société laïque, l’émergence des nationalismes et la généralisation de l’interprétation raciale de l’histoire. » Ce mouvement, en Europe de l’Ouest, coïncide avec les pogroms antisémites provoqués par le pouvoir dans la Russie tsariste, à partir de 1881. »
La paix, pas l’apartheid.
L’ancien président américain Jimmy Carter publie un livre au titre évocateur, Palestine. Peace not apartheid (Palestine, la paix pas l’apartheid) (Simon & Schuster, New York). Il y revient longuement sur l’histoire et sur son rôle au Proche-Orient durant sa présidence (1977-1981), mais aussi sur les dernières années, les accords d’Oslo, l’initiative de Genève, etc. Il se termine par un chapitre, « Le mur comme prison », dans lequel un de ses interlocuteurs lui fait cette remarque très pertinente : « Le mur ne sépare pas les Palestiniens et les juifs. Il sépare les Palestiniens des Palestiniens. »Car le mur est, selon lui, trois fois et demi plus long que la frontière internationalement reconnu d’Israël et que, à l’intérieur des limites de ce mur (côté israélien) vivront 375 000 Palestiniens. Une appréciation pertinente et qui confirme que le mur n’est pas une "séparation", mais seulement un des éléments de contrôle du territoire palestinien. Dans sa conclusion, l’ancien président note qu’Israël a trois choix possible : une annexion de tous les territoires occupés et de leur population à qui il donnerait la nationalité israélienne ; un retrait sur les lignes de 1967 ; « et un système d’apartheid, avec les deux peuples occupant la même terre mais totalement séparés l’un de l’autre, avec les Israéliens en position dominante et combattant la violence en privant les Palestiniens de leurs droits humains de base. C’est la politique qui est actuellement suivie, bien que nombre d’Israéliens rejettent la connotation racistes de cette assignation permanente des Palestiniens au statut de citoyens de seconde classe. »