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Génocide, négationnisme et Israël

par Alain Gresh, 20 décembre 2006

Défaite des conservateurs en Iran. La presse souligne la double défaite des conservateurs en Iran, à la fois à l’assemblée des experts et aux municipales. L’assemblée des experts est un organe clef du pouvoir, composé de 88 membres élus pour huit ans. C’est lui qui a pour charge de contrôler le Guide de la révolution Ali Khamenei et de nommer éventuellement son successeur (Khamenei est âgé de 67 ans). Pour le scrutin relatif à cette assemblée, un article du Monde de Marie-Claude Decamps daté du 18 décembre, « En Iran, les proches du président Ahmadinejad essuient leur premier revers électoral », note : « L’ancien président iranien, le pragmatique et affairiste Ali Akbar Hachémi Rafsandjani, devenu récemment, en raison de ses prises de position plus ouvertes et moins antioccidentales sur le dossier nucléaire, l’adversaire le plus craint par M. Ahmadinejad, est en voie de remporter un véritable plébiscite à l’Assemblée des experts, avec l’appui des réformateurs. Il aurait plus de 1,5 million de voix à Téhéran. Et même si, au final, l’Assemblée reste dominée par les conservateurs, mis en place patiemment ces dernières années par le Guide, l’ayatollah Ali Khamenei, l’échec de l’ayatollah fondamentaliste Mezbah Yazdi, mentor politique du président Ahmadinejad, qui ne finirait qu’à la sixième place, est très symbolique. »

Quant au Figaro, il note le même jour, sous la plume de son envoyée à Téhéran, « Revers électoral pour le président Ahmadinejad » : « Au niveau local, l’offensive des ultraconservateurs semble également avoir échoué. Les résultats partiels des élections municipales, où les partisans d’Ahmadinejad avaient fait leur première percée en politique en 2003, laisse entrevoir un net recul du clan du président. D’après l’agence Fars, la liste menée par Parvine Ahmadinejad, sa sœur, dans la capitale iranienne, ne décrocherait que trois sièges sur les quinze que compte le conseil municipal de Téhéran. Belle avancée, en revanche, pour la liste de l’actuel maire conservateur à tendance modérée, Mohammad Bagher Ghalibaf, qui aurait gagné neuf sièges. Quant aux réformateurs, qui avaient été évincés du conseil aux précédentes élections, ils pourraient y faire leur retour avec deux sièges. En province, où plusieurs femmes sont arrivées en tête dans différentes grandes villes, c’est la même tendance qui transparaît. »

Ces résultats sont d’autant plus notables que, malgré les prévisions, la participation électorale a été élevée, reflétant la politisation de la population. Pour bien saisir tous les enjeux de ces élections et aussi comprendre, loin des schématismes, le fonctionnement du système politique iranien, on pourra se reporter à l’article d’Alexandre Leroi-Ponant, « L’Iran du président Ahmadinejad » dans Le Monde diplomatique de décembre (disponible encore quelques jours en kiosque).

D’autre part, l’Iran s’apprêterait à prendre une décision importante : remplacer le dollar par l’euro. La correspondante du Figaro note le 19 décembre « L’Iran veut abandonner le dollar pour l’euro » : « Cette décision de passer à l’euro « n’est pas irrévocable », précise Nadimi. Mais elle apparaît comme un moyen de pression dans le bras de fer qui oppose Téhéran à Washington, notamment sur la question nucléaire. Les États-Unis, qui s’impatientent de la lenteur des sanctions que pourrait imposer le Conseil de sécurité, ont lancé il y a quelques mois une série de mesures de rétorsions indirectes. Il y a d’abord eu la pression renforcée sur de grandes banques occidentales pour qu’elles cessent leurs activités avec l’Iran, provoquant une suspension de nombreuses lettres de crédit. »

« En septembre, Washington a coupé tout lien entre le système financier américain et la banque iranienne Saderat, accusée d’être un bailleur de fonds du Hezbollah, la milice chiite libanaise. La pression se serait récemment étendue à certains organismes financiers des Émirats arabes voisins, qui refusent désormais d’octroyer des lettres de crédit à des compagnies iraniennes. "Les Américains bloquent notre pays. Il est normal de réagir", explique Iradj Nadimi. D’après l’analyste iranien Mahyar Emami, "les blocages imposés par l’Amérique ont causé du tort aux entreprises iraniennes qui font leurs transactions en dollars". On parle de nombreux projets gelés. Le passage à l’euro serait "un moyen, pour l’Iran, de s’affranchir des décisions politiques et financières d’un seul pays". Certes, un certain nombre de contrats, notamment pétroliers, ont été conclus sur une base pluriannuelle, en dollars. Mais techniquement, un changement de monnaie n’est pas insurmontable. Reste à tester la bonne volonté des partenaires commerciaux de l’Iran, et surtout la réaction des États-Unis à cette remise en cause de leur autorité monétaire. »

Montée de l’islamophobie en Europe. Le rapport en anglais Muslims in the European Union : Discrimination and Islamophobia (Les musulmans au sein de l’Union européenne : discrimination et islamophobie) a été publié le 18 décembre par l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes (EUMC). Selonle communiqué publié à Vienne, il « présente les données disponibles sur la discrimination dont sont victimes les musulmans au niveau de l’emploi, de l’éducation et du logement. Les manifestations d’islamophobie vont des menaces verbales aux agressions physiques à l’encontre des personnes et des biens. Le rapport souligne que l’importance et la nature des actes de discrimination et d’islamophobie dont sont victimes les musulmans européens restent sous-documentées et sous-déclarées. Le rapport de l’EUMC recommande donc aux États membres d’améliorer la déclaration des incidents et de mettre en œuvre des mesures visant à lutter plus efficacement contre la discrimination et le racisme. Toute discrimination est illégale, et risque de saper le sentiment d’appartenance qu’ont les musulmans à l’Union européenne ».

Les faits saillants du rapport ont été traduits en français. Voici les principales conclusions :

Indépendamment de leur origine ethnique et/ou de leur rapport à la religion, de nombreux musulmans européens sont victimes d’actes de discrimination au niveau de l’emploi, de l’éducation et du logement.

La discrimination à l’encontre des musulmans peut être attribuée à des attitudes islamophobes aussi bien qu’à des comportements racistes et xénophobes, ces éléments étant souvent étroitement liés. Il faut par conséquent interpréter l’hostilité à l’égard des musulmans dans le cadre plus général de la xénophobie et du racisme à l’encontre des migrants et des minorités.

Il est évident que les musulmans font l’objet d’actes islamophobes allant d’insultes à des agressions physiques, même si des données relatives à des incidents à connotation religieuse sont collectées de façon limitée. Les données disponibles sur les victimes d’actes discriminatoires montrent que les musulmans européens sont souvent représentés de manière disproportionnée dans les zones où les conditions de logement sont mauvaises, alors que leur réussite scolaire est inférieure à la moyenne et leur taux de chômage, lui, supérieur à la moyenne. Les musulmans ont souvent des emplois nécessitant peu de qualifications. En tant que groupe, ils sont sur-représentés dans les secteurs peu payés de l’économie.

Des obstacles freinent la promotion sociale de nombreux musulmans européens, notamment chez les jeunes. Cela peut donner lieu à un sentiment de frustration et d’exclusion sociale.

Le racisme, la discrimination et la marginalisation sociale sont des menaces sérieuses à l’intégration et à la cohésion communautaire.

Génocide, négationnisme et Israël

La conférence sur le génocide qui s’est achevée en Iran a regroupé un nombre non négligeable de négationnistes connus, dont nombre d’éléments d’extrême droite et fascisants. Elle a soulevé une indignation justifiée. Pourtant, il est important de comprendre le sens de ces manifestations négationnistes et la manière dont elles peuvent être utilisées. Robert Fisk, dans une tribune publiée le 16 décembre dans The Independent, « Different narratives in the Middle East » (différentes histoires - ou récits - au Proche-Orient), revient sur le génocide et son interprétation dans le monde arabe.

« Je vous (aux Arabes) demande toujours comment vous pouvez espérer que l’Occident comprenne et accepte le fait que le nettoyage ethnique de 750 000 hommes femmes et enfants a bien eu lieu en Palestine en 1948, alors que vous ne tentez pas de comprendre l’énormité de ce qui a été fait aux juifs d’Europe ? Et, bien sûr, c’est la terrible ironie de toute cette affaire. Car ce que les musulmans du Proche-Orient devraient expliquer au monde est qu’ils ne sont pas responsables de l’holocauste des juifs et qu’aussi terrible et mauvais qu’il ait été, c’est une injustice honteuse et outrageante que les Palestiniens doivent souffrir pour quelque chose à laquelle ils n’ont pas de part et, encore plus repoussant, qu’ils soient traités comme s’ils en avaient une. Mais Ahmadinejad n’a ni l’intelligence ni l’honnêteté de saisir cette équation simple et vitale. »

Plus loin, le journaliste britannique précise que toute « comparaison entre le comportement des troupes allemandes durant la seconde guerre mondiale et les soldats israéliens aujourd’hui (avec leur proclamation toujours trahie de "la pureté des armes") est dénoncée comme antisémite. De manière générale, je crois que cela est vrai. Israël ne commet pas des viols de masse, des meurtres ou n’installe pas des chambres à gaz pour les Palestiniens. Mais les actions de l’armée israélienne ne sont pas toujours telles qu’on peut éviter ce type de parallèle fou ». Après avoir rappelé les massacres de Sabra et Chatila, il cite l’écrivain israélien A. B. Yehoshua : même si les soldats israéliens n’avaient pas su ce qui se passait dans ces deux camps, « ce serait le même argument que celui avancé par des Allemands qui étaient aux portes de Buchenwald ou de Treblinka et qui auraient prétendu qu’ils ne savaient pas ce qui s’y passait »

« Et je dois dire, poursuit Fisk, – et je crois que cela doit être dit – que, après les innombrables réfugiés libanais brutalement poussés sur les routes par les guerres israéliennes de 1978, 1982, 1993, 1996 et à nouveau cet été, comment peut-on éviter les souvenirs des attaques de la Lutwaffe sur les réfugiés français sans défense en 1940 ? Des milliers de Libanais ont été tués de cette façon durant les vingt-cinq dernières années. »

Après avoir rappelé d’autres crimes, Robert Fisk affirme : « Non, les Israéliens ne sont pas des nazis. Mais il est temps de parler de crimes de guerre, à moins que ne cessent ce type d’attaques contre les réfugiés. Les Arabes ont le droit de parler de la même manière. Ils devraient le faire. Mais ils doivent arrêter de mentir sur l’histoire juive et apprendre, peut-être, une leçon auprès des historiens israéliens qui disent la vérité sur la sauvagerie qui a accompagné la naissance de l’Etat d’Israël. »

En conclusion, Robert Fisk se moque de ceux qui se sont indignés de la négation du génocide juif, mais qui, comme Lord Blair ou Shimon Peres, tentent de nier le génocide des Arméniens.

Une autre réaction importante est celle du député arabe israélien Azmi Bishara, qui est parue dans le quotidien pan-arabe Al-Hayat du 14 décembre (1). L’auteur m’a envoyé la version anglaise de ce texte que vous trouverez en document attaché et dont je donne quelques extraits en français.

« Ce n’est pas seulement le nombre de victimes qui distingue l’holocauste. Aussi unique qu’il ait été au XXe siècle, des millions d’habitants autochtones ont été exterminés en Amérique dans les siècles précédents. Ce n’est pas non plus une question d’échelle : bien plus de personnes sont mortes durant la seconde guerre mondiale que dans les chambres à gaz : Russes, Allemands, Polonais, Français, Italiens et beaucoup d’autres nationalités. La vraie horreur de l’holocauste ne réside pas seulement dans la singularisation délibérée d’un peuple – Juifs et Tsiganes – pour extermination, ni dans l’échelle du crime, mais aussi dans le caractère total de l’objectif et la manière "rationnelle" dont le crime a été conduit. »

(...) « La plupart des juifs qui sont morts dans les camps de concentration n’étaient pas sionistes ; en fait beaucoup n’avaient jamais entendu parler du sionisme. » (...)

« Le mouvement sioniste a commencé et s’est fixé sur la Palestine bien avant l’Holocauste. C’est seulement avec le recul que les sionistes ont utilisé l’Holocauste pour justifier leur projet national ; et cette justification a amené certains Arabes à nier l’existence de l’holocauste. Cela étant, bien qu’il existe des gens qui pensent qu’en minimisant ou même en niant l’Holocauste ils sapent les demandes juives d’un Etat en Palestine, la majorité de l’opinion arabe éduquée et informée n’a jamais nié l’Holocauste ou l’existence d’un antisémitisme en Europe. Au contraire, elle a argumenté, justement, que comme cette horreur avait eu lieu en Europe, les Palestiniens ne devaient pas en payer le prix. » (...)

Après avoir dénoncé la manière dont le mouvement sioniste a utilisé les drames de la seconde guerre mondiale, Azmi Bishara regrette que « le défi de comprendre et de tirer les leçons du phénomène nazi soit réduit à une sorte de thérapie dans laquelle les victimes aident ceux qui exercent le pouvoir à purger leur culpabilité (...) Il y a quelque chose de moralement répugnant dans cette transmission du péché (ou de l’innocence) des parents aux enfants, et cela s’oppose à tout processus objectif d’étude historique visant à combattre le racisme sous toutes ses formes et dans toutes les sociétés. Les principales victimes du racisme en Europe aujourd’hui ne sont pas les juifs, et en Palestine le sionisme n’est pas une victime mais un coupable ».

(...) « Il faudrait que toutes les victimes du racisme à travers le monde fassent campagne pour casser la mainmise sioniste sur le rôle de porte-parole des victimes de l’holocauste. Les Arabes et les Palestiniens qui nient l’holocauste offrent au racisme européen et sioniste le plus grand cadeau. En quoi est-ce dans les intérêts arabes ou islamiques d’exonérer l’Europe d’une des pages les plus sombres de son histoire ? Cela ne revient pas seulement à absoudre l’Europe d’un crime qui a réellement eu lieu, mais aussi à gagner son mépris et à se réveiller un jour pour découvrir que l’Europe et lsraël ont uni leurs forces contre les négationnistes arabes et musulmans avec un tel venin que l’on finira par croire que l’Holocauste a eu lieu en Egypte ou en Iran et que ceux qui nient l’Holocauste sont bien plus dangereux que ceux qui l’ont commis. »

En conclusion, le député dresse un parallèle intéressant : « Durant la seconde guerre mondiale, quand certains Arabes et d’autres peuples du tiers-monde lorgnaient vers l’Allemagne parce que celle-ci combattait les puissances coloniales qu’étaient la France et la Grande-Bretagne, la gauche arabe et du tiers-monde, qui s’était alliée à l’Union soviétique, répliquait que c’était erroné pour les victimes du racisme de s’aligner sur le régime nazi raciste. Sa position était juste. Aujourd’hui, il n’y a même pas une justification pragmatique (et immorale) pour se retrouver aux côtés du racisme européen. La négation de l’Holocauste ne sape pas les justifications morales de l’existence de l’Etat d’Israël, comme certains le croient. Ce que fait cette négation, c’est, au contraire, de donner à la droite européenne et à Israël un ennemi commode sur lequel se débarrasser de leurs problèmes. Cet ennemi inclut les Palestiniens et les Arabes, et plus précisément les musulmans fondamentalistes, ceux que Bush aime appeler les "fascistes islamiques". La réaction initiale des Arabes à l’Holocauste était beaucoup plus simple et directe, et bien plus rationnelle. L’Holocauste a eu lieu, mais c’était une tragédie dans laquelle les Européens, pas les Arabes, doivent assumer leurs responsabilités. C’était l’opinion qui prévalait dans les années 1940 et 1950, et le sens de la normalité qui continue de nous habiter nous pousse à nous y tenir. »

Alain Gresh

(1Mai 2007 : une traduction intégrale en français, par Xavier Rabilloud, est désormais disponible sur le site du Réseau des traducteurs pour la diversité linguistique, sous le titre « D’une négation l’autre ».

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