Dans le billet précédent, j’évoquais le problème de la désignation du « Golfe » en disant qu’il était difficile de trouver une appellation qui convienne à tous. Lorsque je le nomme « Golfe » tout court dans les cartes du Monde diplomatique, je reçois des dizaines de courriels, des lettres, des dossiers cartographiques retraçant trois mille ans d’histoire du golfe Persique.
British Airways, le très sérieux hebdomadaire The Economist, la chaine de télévision Al-Jeezira ou la revue américaine National Geographic ont été soit bannis, soit boycottés en Iran pour avoir nommé ce bras de mer « golfe Arabo-persique », « golfe Arabique » ou simplement « Golfe ».
C’est en voulant corriger leurs cartes, après une campagne de protestation lancée aux Etats-Unis par des groupes iraniens, que les cartographes du National Geographic, croyant bien faire, ont commis deux de leurs plus belles « bourdes »... D’abord en ajoutant le nom « golfe Arabique » entre parenthèses sous le nom « golfe Persique », puis en ajoutant au milieu du Golfe une note en forme d’avertissement prévenant le lecteur que, historiquement et communément identifié comme le « golfe Persique », cet espace marin est aussi appelé par certains « golfe Arabique ». Il n’en fallait pas plus pour alimenter la fureur des Iraniens... Fureur d’autant plus grande que les cartes comportaient deux autres « erreurs » : les iles de Tumbs et d’Abou Mousa indiquée comme « occupées par l’Iran et revendiquées par les Emirats arabes unis » (il est pourtant vrai que ces îlots font actuellement l’objet d’un différend entre les deux pays), et l’ile de « Kish » (nom persan) indiquée sous la graphie « Qeys » (nom arabe). Mais tout cela n’est qu’un mauvais souvenir, la consultation du site du National Geographic montre que les cartes ont été depuis lors nettoyées de toutes les mentions qui fâchent.


Le terme « golfe Persique » est celui qu’on retrouve le plus communément dans les atlas et dans la presse. Les Nations unies ont aussi, par deux fois, en 1971 et en 1984, réaffirmé que ce terme était le seul formellement reconnu internationalement. Pourtant, depuis longtemps, la presse britannique par exemple, à l’instar du Monde diplomatique, avait pris l’habitude d’utiliser simplement le mot « Golfe » sans que cela suscite beaucoup d’émotion jusqu’au début des années 2000, date à laquelle commencèrent à surgir les pressions iraniennes pour imposer la « persanité » de ce bras de mer.
Mais le National Geographic était-il seul dans son cas ? Pour en avoir le cœur net, je me suis livré à une petite expérience en consultant les dix atlas géographiques généraux de ma propre bibliothèque. Quatre atlas sur dix, tout de même, ont choisi d’indiquer les deux noms (Persique et Arabique) ou la mention « Arabo-persique ».
L’affaire du golfe Persique, assez médiatisée, n’est pas unique. Juste après la désintégration de la Yougoslavie, la Grèce a mené un combat sans merci à la Macédoine yougoslave nouvellement indépendante pour lui interdire de porter le nom simple de « Macédoine ». Il fut un temps où tous les documents officiels grecs rappelaient que la Macédoine était une région grecque. Les Nations unies, pour calmer le jeu, ont fini par céder et proposer aux Macédoniens - en attendant que ce différend soit réglé - de s’appeler Fyrom (Former Yougoslavian Republic of Macedonia). Aujourd’hui, la situation entre les deux pays est redevenue normale, mais pendant quelques années la Macédoine, pays enclavé sans accès à la mer, a dû subir un terrible embargo mis en place par la Grèce.
En Asie, les généraux-dictateurs birmans ont imposé le terme de « Myanmar », adopté de fait par les Nations unies, mais nombre de publications, y compris Le Monde diplomatique continuent de nommer ce pays « Birmanie ».
En Cisjordanie, le conflit israélo-palestinien se joue aussi sur une « guerre » des noms. Les Nations unies ne reconnaissant que le statut d’occupation portent sur leurs cartes la mention « Territoires palestiniens occupés » (par Israël) alors que les groupes de colons israéliens, qui, avec l’aide de l’Etat et de l’armée, construisent toujours plus de colonies en Cisjordanie sur des terres confisquées aux Palestiniens, ne veulent entendre parler que de la « Terre d’Israël de Judée et de Samarie », dans un invraisemblable déni des quelques millions de Palestiniens qui y vivent. En Israël même, on utilise souvent le terme très ambigu de « territoires » pour désigner les espaces sous occupation.
Au tout début de la deuxième Intifada, la chaîne de télévision américaine CNN avait fait passer une note à ses journalistes leur demandant de qualifier de « quartier de Jérusalem » (neighborhood en anglais) l’immense colonie israélienne illégale de Gilo, cible de tireurs isolés et située en territoire occupés, au sud de Jérusalem-Est. Une manière de dénier les actes de la colonisation israélienne, de légitimer ce qui est illégitime (la construction des colonies en territoires occupés est une violation flagrante de la quatrième convention de Genève).