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Le SLAM

Dans le numéro de février du Monde diplomatique, l’économiste Frédéric Lordon proposait la création d’un nouvel impôt, le SLAM, comme Shareholder Limited Authorized Margin marge actionnariale limite autorisée ») (lire l’article : « Enfin une mesure contre la démesure de la finance, le SLAM ! »). Cette proposition a soulevé un certain enthousiasme et des interrogations. L’auteur — qui veut faire du SLAM un programme à élaborer collectivement — répond ci-dessous à quelques-unes d’entre elles, et ouvre le débat. (Voir aussi « “Là-bas si j’y suis” : le SLAM » (« La valise diplomatique », 1er février 2007.)

par Frédéric Lordon, 23 février 2007

Tout n’est pas dit, loin s’en faut, dans l’article de février à propos du SLAM. Le Diplo n’a pourtant pas manqué de largesse et n’a pas mégoté l’espace — deux pages plutôt bien remplies et pas toujours simples à lire pour le non-spécialiste... Heureusement ses colonnes électroniques sont également largement offertes ; et comme elles autorisent ce que les colonnes-papier ne permettent pas, profitons-en, ceci d’autant plus que bon nombre de précisions doivent encore être apportées et que les objections ne manqueront pas.

Ce que le SLAM n’est pas — et ce qu’il est vraiment

Pour procéder par l’arme de l’impôt, le SLAM n’est cependant pas une mesure de politique fiscale. Rapporter des recettes supplémentaires à l’Etat n’est pas sa vocation première — même si on ne crachera pas dans cette bonne soupe. Le SLAM n’est pas davantage un prélèvement de redistribution ou un instrument direct de lutte contre les inégalités.

Le SLAM est une proposition de transformation des structures de la finance. Il a pour objet premier de modifier les contraintes de rentabilité qui pèsent sur les entreprises — et que les entreprises accommodent en en reportant la charge sur les salariés, c’est-à-dire en réduisant à marche forcée les coûts salariaux, par le licenciement des uns et l’intensification sans fin des efforts productifs des autres. Le SLAM ne vise donc pas en premier lieu l’obtention de recettes fiscales, mais l’allègement des épuisantes contraintes de mobilisation productive que fait naître l’exigence actionnariale sans limite, et sa transmission, sans perte en ligne, via les directions d’entreprises et au travers de l’organisation hiérarchique dont elles ont le commandement. Le SLAM est donc une action sur les structures du capitalisme d’aujourd’hui, et notamment sur celles qui définissent la configuration actuelle du rapport actionnaires-managers-salariés. Il part de la prémisse qu’il n’est pas d’autre moyen que de borner autoritairement l’exigence actionnariale de rentabilité indéfiniment croissante si l’on veut soulager le salariat des insupportables tensions qui lui sont imposées pour convertir son effort en plus-values et dividendes.

Le SLAM n’est pas non plus un instrument de lutte directe contre les inégalités, mais c’est un effet qu’il pourrait cependant avoir indirectement. Enrayer les mécanismes qui poussent irrésistiblement les entreprises à réduire la masse salariale — licenciements, externalisations, rejet systématique des revendications salariales — ou bien à favoriser « l’ajustement flexible » — recours à l’intérim, multiplication des contrats précaires et des statuts hétérogènes, émiettement des horaires, intensification des cadences, déplacements autoritaires des sites, détérioration générale des conditions de travail, etc. — est le commencement de toute action sérieuse de réduction des inégalités et de restauration d’une condition salariale moins indigne.

Dans le collimateur du SLAM : les stock-options

La taxe de SLAM vise les actionnaires de tout poil, c’est entendu. Mais tous ne sont pas également « intéressants », ou prioritaires, à cibler. L’article mentionne les plus importants, ceux qui viennent en premier sur la liste, il s’agit bien sûr des investisseurs institutionnels, fonds de pension, fonds mutuels, compagnies d’assurance, etc.

Le lecteur perspicace s’avisera sans doute qu’il est une autre catégorie d’actionnaires, qu’on ne rangera ni dans la catégorie des institutionnels ni dans celle des « petits épargnants », et à qui le SLAM ira comme un gant : ce sont les patrons à stock options, bien sûr !

Il faut peut-être prendre le temps de redire un mot des enjeux stratégiques attachés aux stock-options, bien au-delà du scandale immédiat de l’enrichissement sans borne de quelques dirigeants. Le « capital », en effet, n’est pas cette entité homogène et monolithique qu’on croit parfois. Lui aussi est traversé par ses conflits internes — et notamment celui qui oppose sa fraction « industrielle » à sa fraction « financière ». On peut bien dire que cette conflictualité-là est « secondaire » car elle n’est jamais suffisamment puissante pour remettre en cause l’unité supérieure de l’ensemble dans le conflit « primaire », qui l’oppose au « travail ». Pour autant la « logique actionnariale » de la rentabilité financière intransitive, c’est-à-dire de la rentabilité pour la rentabilité, indifférente aux activités sur lesquelles elle prospère, peut s’avérer antagoniste à la « logique industrielle » du développement, de l’expansion, de la réalisation de choses, dès lors précisément que les normes de rendement exigé deviennent si élevées qu’elles censurent de fait bon nombre d’investissements, ceux que le capital industriel aurait jadis lancés, mais qui maintenant ne « passent plus la barre ».

L’approfondissement de la déréglementation financière a fait surgir une puissance actionnariale désormais capable de soumettre le capital industriel à ses logiques propres de la « rentabilité indifférente » — mais de la rentabilité demandée toujours plus élevée. Le conflit d’objectifs qui en résulte est suffisamment aigu pour que se soit posée la question de sa « régulation » — interne à l’ordre du capital. Les stock-options en sont la solution de compromis la plus évidente puisqu’elle règle le problème en alignant les intérêts des hommes du capital industriel sur ceux du capital actionnarial. Pour leur faire oublier leurs rêves de grandeur industrielle et brider leurs pulsions d’expansion, rien de tel qu’une rémunération grassement comptée et indexée sur les critères de la performance actionnariale. Les mieux « travaillés » par l’esprit du temps ont fini par intégrer la discipline actionnariale comme une seconde nature et s’y conforment sans même s’en apercevoir ; les autres se sont fait une raison, bien aidés en cela par leurs paquets de stock-options.

Or, à n’en pas douter, cette composante-là de leur rémunération, le SLAM ne lui fera pas du bien... Ne s’en émouvront que ceux qui persistent dans ce morceau de bravoure idéologique voulant que les gros revenus récompensent les grands mérites — comme si le patron était le seul démiurge d’une performance d’entreprise d’ailleurs évaluée selon les critères les plus douteux, ceux de la valorisation boursière... Pour tous les autres, il y aurait deux motifs d’accueillir le SLAM plutôt favorablement. Le raccourcissement automatique des gains réalisés sur stock-options aura d’abord pour effet de diminuer sensiblement les incitations pour les patrons à conformer entièrement leur politique d’entreprise aux exigences de la finance actionnariale. Il aura également l’honnête mérite de contribuer à ramener la rémunération patronale globale à des niveaux un peu moins obscènes.

Le SLAM contre le court-termisme

Le SLAM, rappelons-le, prend pour cible la rémunération actionnariale effective en ces trois composantes : plus-values, bien sûr, mais aussi transferts financiers variés de l’entreprise aux actionnaires (dividendes et buy-back). A chaque actionnaire réalisant une vente de titres dans l’année courante est imputé une quote-part proportionnelle de ces transferts sur la base conventionnelle de leur valeur l’année précédente (en tout cas tant que la politique de dividendes et de buy-back de l’année en cours n’est pas encore connue).

Mais quid d’un actionnaire qui achèterait et revendrait pendant la même année fiscale et surtout qui revendrait sans avoir touché ni dividende ni buy-back ? N’est-il pas injuste de lui imputer sa quote-part des transferts financiers de l’année passée alors qu’il n’en aura pas vu la couleur (ni l’année passée, ni l’année en cours) ? Cette configuration n’a rien d’exceptionnel, elle est même extrêmement fréquente puisque les opérateurs financiers passent leur temps à effectuer ainsi des mouvements courts d’allers-retours sur des titres. On ne se laissera pas impressionner par les arguments de « justice » ou « d’équité » en général utilisés de manière partielle, ad hoc et asymétrique : ceux qui crieront à l’injustice d’une imputation de transferts non perçus seront probablement les mêmes qui trouvent parfaitement juste et normal qu’on licencie, pressure et précarise pour satisfaire leurs objectifs chéris de rentabilité... Cette injustice qui n’en est pas une a au contraire d’excellentes propriétés d’incitation à l’allongement des horizons temporels des opérateurs boursiers : elle les convainc en effet d’attendre suffisamment avant de revendre leurs titres — « suffisamment », c’est-à-dire d’avoir au moins effectivement perçu les transferts financiers qui leur seront de toute façon imputés ! Se trouve ainsi découragée la multiplication des allers-retours de très court terme qui nourrissent la pression spéculative autour des entreprises.

Le SLAM sans effet au delà des limites du CAC40 ?

C’est l’une des objections que j’ai pu lire dans un forum en ligne (1). L’internaute fait observer que, s’appliquant aux entreprises cotées, le SLAM ne touche que le CAC40 et reste sans effet sur l’essentiel du tissu productif, constitué de PME non cotées. La remarque est loin d’être absurde. Elle manque pourtant de voir que le SLAM aurait un impact de bien plus grande portée qu’elle n’imagine.

En premier lieu le CAC40 est loin d’épuiser le champ des entreprises cotées, il n’est que « l’indice » c’est-à-dire le sous-ensemble des plus grosses. Il n’en est pas moins vrai que la majorité des entreprises françaises sont des PME, ni dans le CAC ( !), ni cotées à Paris, ni ailleurs. Et pourtant bon nombre de ces PME sont concernées — quoique indirectement — par le SLAM et en connaîtront les effets. C’est que l’exigence de la rentabilité financière, appliquée de première main par les grands actionnaires institutionnels aux entreprises cotées, ne s’y arrête pas. L’obtention des taux de profit requis passe en effet non seulement par la mobilisation productive interne mais aussi par l’obtention externe de prix de fournisseurs toujours plus drastiquement tirés. Ainsi la pression actionnariale se propage-t-elle tout au long de la chaîne de sous-traitance et pénètre-t-elle le tissu industriel dans toute sa profondeur, bien au-delà des seules limites de la « grande entreprise du CAC ». Le meilleur exemple en est donné dans le film de Gilles Perret, Ma mondialisation (2), où l’on voit des PME de décolletage de la vallée de l’Arve, bien loin en apparence de l’agitation de la Bourse de Paris et des investisseurs institutionnels qui s’y ébattent gaiement... et pourtant directement exposées aux pressions croissantes de leurs grands donneurs d’ordre — en l’espèce les constructeurs automobiles qui, eux, sont en première ligne, mais ont les moyens de transmettre la charge d’effort productif à tous ceux qui se trouvent en leur dépendance hiérarchique (salariés) ou commerciale (sous-traitants).

Ici se noue l’interaction toxique de la financiarisation et de la mise en concurrence généralisée. Soumis aux diktats de leurs donneurs d’ordre, eux-mêmes mis sous pression par leur environnement actionnarial direct, les sous-traitants se battent à mort pour conserver leurs marchés et luttent, parfois désespérément, pour satisfaire les demandes sans fin de baisse des prix, n’ayant guère d’autre solution à leur tour que de faire porter la charge de cet effort à leurs salariés ou bien le cas échéant à leurs propres sous-traitants, et ainsi de suite jusqu’aux couches les plus profondes du tissu industriel dont, nulle, aussi lointaine soit-elle, n’est épargnée par cette mise en tension généralisée qui est le propre du capitalisme déréglementé.

Frédéric Lordon

(2Dont on peut se procurer le DVD depuis le site www.lesfilmsduparadoxe.com.

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