En kiosques : avril 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

Les Marocains en 2015

par Alain Gresh, 14 avril 2007

Corée du Nord/Ethiopie/Somalie. Dans un article publié le 9 avril par l’International Herald Tribune, « U. S. allowed Noth Korea arms sale » (le titre de l’article publié par l’édition Internet est différent : « Ethiopia bought arms from North Korea with U.S. assent »), Michael R. Gordon et Mark Mazzetti révèlent que Washington a autorisé l’Ethiopie à recevoir des armes de la Corée du Nord, en violation des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies. Cette décision est due au rôle que l’Ethiopie joue dans le conflit somalien et dans la lutte contre "le terrorisme islamique".

Barbarie à Guantanamo. « Detainees on strike at U.S. prison in Cuba » (ou, selon le titre de l’édition Internet, « A new hunger strike breaks out at Guantánamo »), un article de Tim Golden et Margot Williams dans International Herald Tribune du 9 avril. « Les 13 détenus en grève de la faim représentent le plus grand nombre de personnes à qui l’on impose d’être nourris de force depuis le début 2006. C’est alors que les militaires ont cassé une longue grève de la faim avec une politique d’attacher les prisonniers à des chaises dont ils ne peuvent bouger, alors qu’ils sont nourris à travers des tubes en plastique insérés dans leur nez. » Rappelons que seuls 10 des 385 prisonniers de Guantanamo ont été inculpés et que les mauvais traitements et l’usage de la torture sont monnaie courante. « Mon seul désir est de mourir », a déclaré l’un des détenus en grève de la faim, le Yéménite Adnan Farhan Abdoullatif.

L’occupation au quotidien. Le Figaro du 12 avril publie un reportage de son envoyé spécial Patrick Saint-Paul, intitulé « Vie et mort aux barrages militaires israéliens en Cisjordanie ». A lire absolument. En voici les premières lignes.

« Palestine al-Kaïsi ne s’approche plus du barrage militaire israélien de Hawara, qui filtre les entrées et sorties de Naplouse, la plus grande ville de Cisjordanie. Cette jeune femme, âgée de 18 ans, dit sa peur d’y « commettre une bêtise ». Chaque jour, quelque 5 000 Palestiniens, ayant eu le privilège d’obtenir un permis israélien, attendent des heures à ce point de contrôle et y subissent les humiliations infligées par les soldats. Les makhsom (« barrage » en hébreu), les restrictions de circulation et leurs effets pervers, sont devenus le principal sujet de frustration des Palestiniens. Ces barrages, qui asphyxient l’économie et le tissu social, occupent l’essentiel de leurs conversations. Car la vie ou la mort peuvent aussi s’y décider. »

Les Marocains en 2015

Le Journal, hebdomadaire francophone marocain, a publié dans sa livraison du 31 mars-6 avril un dossier, « Les Marocains en 2015 », qui s’appuie sur une longue étude des démographes Emmanuel Todd et Youssef Courbage. Intitulée « Révolution culturelle au Maroc : le sens d’une transition démographique », cette étude est restée confidentielle. Ses auteurs en ont rédigé une synthèse disponible sur le site de l’association Respublica, proche de Jean-Pierre Chevènement.

Dans leur présentation pour Le Journal, Ali Amar et Catherine Graciet écrivent :

« L’étude s’attelle à expliquer les raisons de ce que les auteurs appellent la transition démographique marocaine. Ils tentent ensuite d’en mesurer les conséquences sociales, culturelles et politiques. Ils commencent par définir le processus de modernisation sociale par la baisse de l’indice de fécondité et du taux d’analphabétisme. La première conséquence qu’ils tirent est que la modernisation sociale au Maroc est beaucoup plus avancée que ne le laissent penser les indicateurs économiques. L’indice de fécondité est passé de 5,5 à 2,5 enfants par femme entre 1982 et 2004. Cette évolution a des conséquences extrêmement importantes sur le système de valeurs des Marocains."Il faut bien voir qu’un passage de la fécondité au dessous de 3 enfants par femme et a fortiori bien en deçà comme au Maroc aujourd’hui, implique en lui-même une rupture de l’idéologie patrilinéaire et des pratiques patrilocales qui structuraient la vie familiale marocaine", écrivent les auteurs. En d’autres termes, en acceptant d’avoir moins d’enfants, les Marocains diminuent les chances d’avoir un garçon. "L’égalisation des statuts masculin et féminin est en marche de par la volonté et l’action même de la population", ajoutent-ils. »

« Dans cette étude, les auteurs (Todd et Courbage) expliquent cette chute spectaculaire de l’indice de fécondité au Maroc par la concomitance de deux phénomènes, la crise économique du milieu des années 70 et la hausse du taux d’alphabétisation des hommes. Le premier phénomène a obligé les ménages à chercher de nouvelles sources de revenus avec, comme conséquence, un accès plus ouvert des femmes au monde du travail. Le deuxième phénomène a permis aux hommes de mieux accepter l’émancipation économique de la femme avec ses corollaires sociaux. Les auteurs soulignent aussi fortement les particularités du Maroc par rapport au reste du monde arabe. Et c’est justement la conjonction de cette évolution sociale conjuguée à ces particularités qui renferment le massage quasi-subversif de l’étude. »

« Ces particularités montrent que le Maroc est aujourd’hui beaucoup mieux qualifié pour une ouverture politique que ne veut le croire la monarchie et les élites attachées au statu quo. Les auteurs pointent un indicateur souvent oublié dans l’analyse de la société marocaine : le taux d’endogamie (mariage généralement entre cousins ou dans le cercle restreint de la famille) est remarquablement bas au Maroc (25%) comparé au monde arabe. Dans les zones rurales du centre, ce taux descend même à 20%. C’est selon les auteurs la raison pour laquelle le Maroc ne peut, comme le rêvent certains, suivre la trajectoire d’évolution politique de la Tunisie dont le système « militaro-féministe » serait lié à un taux d’endogamie de 36%. L’exogamie, ou la propension des individus à se marier en dehors de la famille ou du clan, est un signe d’individualisme et de recherche d’autonomie. "L’Etat ne gère pas une population attardée, inerte", martèlent les auteurs. »

« Les auteurs font aussi le lien entre le multilinguisme et la baisse de l’indice de fertilité. Leurs recherches pointent une corrélation importante entre les deux variables. Là où on parle plusieurs langues au Maroc, on a tendance à moins procréer. 70% des alphabétisés marocains parlent plus d’une langue. Détail qui a son importance, les auteurs ne « trouvent pas de liaisons entre la pratique d’une langue amazigh et la transition de la fécondité, de même qu’il n’existe pas de corrélation entre amazighe et patrilocalité (établissement des enfants devenus adultes auprès du père) ou amazigh et niveau d’endogamie ». Les auteurs en concluent qu’"il n y a pas un fond anthropologique ou ethnique différent" chez les “arabes” et les “berbères” au Maroc. Une pierre dans le jardin des promoteurs des différences irréconciliables entre “arabes” et “amazighs”. Les auteurs expliquent la chute de l’indice de fertilité dans certaines zones rurales par l’immigration vers les pays occidentaux. Le lien des nouveaux immigrés avec leur famille dans le monde rural permettrait ainsi un transfert de valeurs familiales dites “modernes”. L’étude affirme que la démographie des provinces sujettes à la migration internationale s’est transformée, toutes choses étant égales par ailleurs, plus vite que celles des autres provinces. »

En conclusion, Ali Amar et Catherine Graciet notent : « Dans la partie relative aux risques que présente cette transition démographique, les auteurs prévoient une période de fortes tensions jusqu’en 2013. Les auteurs font implicitement référence aux frustrations sexuelles des jeunes célibataires entre 20 et 30 ans qui sont aujourd’hui 1,3 million à peupler les villes marocaines. Un réservoir d’énergie qui, couplé aux tensions maximales que connaît et continuera de connaître le marché du travail dans les 6 prochaines années, produit une situation potentiellement explosive. Mohammed VI n’a plus la latitude politique de ramener l’armée et de tirer impunément sur les émeutiers comme l’avait fait son père en 1981 et en 1994. Pour éponger cette énergie, le Maroc à besoin d’espaces de débat. De crédibilisation du politique par une réelle responsabilisation du Parlement, et donc des partis politiques. »

On notera les intéressantes analyses d’Emmanuel Todd et de Youssef Courbage sur l’islamisme : « Avec le monde arabe et iranien, nous sommes donc confrontés à un autre modèle de transition vers la modernité, qui n’est pas l’occasion d’un rejet, d’une rupture brutale avec le passé, même si pour le rapport homme/femme, le choc de l’alphabétisation et du contrôle des naissances est probablement encore supérieur à ce qu’il a été en Russie. L’islamisme est, dans une phase d’alphabétisation et de diffusion du contrôle des naissances, l’expression d’une ultime nostalgie de populations, ou de segments de population, qui vivent un arrachement aux valeurs communautaires et fortement patriarcales du passé. Mais parce que la famille arabe et iranienne est perçue au départ comme une structure protectrice et chaleureuse, dans laquelle le pouvoir du père n’a pas la dimension répressive ou sadique qui était celle du père russe, la famille et la tradition ne sont pas dénoncées ou rejetées. Tout comme n’est pas dénoncée ou rejetée l’image de Dieu, soutenue par celle du père. »

« Ce qui se produit est au contraire une réactivation nostalgique. L’islamisme se contente de réaffirmer la dimension égalitaire des valeurs familiales (égalité des frères). Mais nous avons bien affaire à un phénomène de transition vers la modernité : l’islamisme n’est qu’une étape, au-delà de laquelle il est possible d’entrevoir un monde dans lequel la rupture du système anthropologique traditionnel est acceptée, dans lequel l’autonomisation des fils et des filles, des hommes et des femmes est un résultat acquis. »

Alain Gresh

Partager cet article