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Lettre de Paris

L’ère du soupçon

par Daniel Serceau, 18 juin 2007

Les Français aiment les images. Les images qui les flattent, cela va de soi. L’une d’elles bénéficie d’un certain crédit à l’étranger : celle de la France pays de l’amour, terreau du « French lover », le pays de Carmen et de la libre passion des cœurs. Associée au concept de « patrie des droits de l’homme », cette valorisation du plus noble des sentiments humains nous autoriserait, nous autres Français, à une certaine fierté. Dans le monde définitivement pragmatique et marchand qui est le nôtre, nous accorderions (toujours) une place privilégiée au fameux « facteur humain ».

Mais en France, aujourd’hui, a-t-on le droit d’aimer librement ? Ce terrain théoriquement inaliénable que constitue la vie amoureuse peut-il se cultiver en toute plénitude, à l’abri du contrôle et de l’arbitraire de la puissance étatique et administrative ? Mon expérience m’oblige à répondre « non ».

Il y a maintenant deux ans, j’ai rencontré à Paris une femme russe. Nous nous sommes plu. Au moins d’août 2006, elle a obtenu un visa de mariage. Le dossier de mariage enfin au point, nous sommes passés devant une commission qui l’a rejeté. On nous a demandé de repousser la date de nos noces de six mois, le temps de « réfléchir ». En mars 2007, nous avons reconstitué un nouveau dossier. Parvenus à la fin du mois de mai, nous n’avions toujours pas de réponse. Dans l’intervalle, confiante dans les promesses de l’administration française, ma fiancée avait démissionné de son emploi, pris congé de son propriétaire, vendu ses meubles, etc. Un nouveau refus la laissait sans ressources et la mettait à la rue. On devine quelle image de la France elle est en droit de se faire…

L’administration française est ethnocentriste, arrogante, irrespectueuse envers les personnes comme envers les Etats, exigeant des pièces interdites par la loi et regardant de haut les coutumes des pays étrangers. Elle transgresse la loi ou incite à le faire. Un seul exemple : alors que le visa de ma fiancée touchait à sa fin, des fonctionnaires l’ont incitée à prolonger son séjour en restant illégalement en France.

Quelle est la légitimité de cette dite « commission de mariage », invention récente comme l’on sait ? Qui décide de sa composition et sur quel fondement ? Qui, pourquoi, à partir de quels savoirs et sur quelles pièces, peut juger d’un désir amoureux formalisé par un mariage ? Vouloir contrôler jusqu’aux sentiments amoureux de ses membres, n’est-ce pas le rêve d’une société totalitaire ?

Cette commission fonctionne comme un traquenard. Lorsque j’ai demandé ce que je devais préparer pour le jour de l’audience, il m’a été répondu que je n’avais rien à faire. Rien ne m’a été indiqué quant aux soupçons qui pesaient sur moi. A ma grande surprise, j’ai compris que la commission me soupçonnait de vouloir contracter un mariage blanc et s’apprêtait à transmettre mon dossier au Parquet. Quelles preuves pouvait-elle apporter à ce sujet, quelles preuves devait-elle apporter qui puissent légitimer son accusation ? Là encore, la procédure reste obscure et le citoyen français jugé indigne de recevoir des éclaircissements.

Une dernière anecdote. Lors de la première commission, son président m’avait mis en retard alors que je devais participer à un jury. Il m’a raccompagné avec son véhicule. Cela lui fut reproché. Sa conduite de civilité et, en l’occurrence, de réparation, devenait une faute.

J’en arrive ici à l’essentiel. Il est clair que toutes ces décisions se prennent dans un déni complet de réalité. Selon la commission, les deux auditions n’avaient d’autre but que de vérifier le consentement de ma future épouse ; mais elle est d’elle-même revenue en France, je le disais, après avoir démissionné de son emploi. Que faut-il de plus ?

Je sais à quel point tout acte de connaissance vraie est difficile. Mais la vérité était à la portée des décideurs qui se sont tout simplement refusés à toute vérification. Raisonner, contrôler, chercher le contact avec le réel, autant de démarches élémentaires qu’ils ont dédaignées et rejetées. En ce sens, on peut parler de la « déshumanisation » comme de la tendance naturelle de l’administration. Les décisions se prennent, plus que dans un déni de réalité, dans le refus même de se confronter avec elle.

Tout corps a besoin de constamment se réformer ; aucun ne le fera jamais de gaieté de cœur et de son propre élan. Toute loi, toute règle, a besoin d’un contre-pouvoir. Mais, aussi, d’une interrogation sur l’usage subjectif que certaines personnes en feront. Car il en est des hommes comme des dieux grecs, ils sont inégaux en valeur morale. Dans mon cas, je suis convaincu que l’on a voulu faire un exemple. Un professeur de faculté, « français de souche », auteur de livres et de films, démasqué par la commission, voici qui légitimait la procédure incriminée. Une procédure pratiquement destinée à un tout autre public. Et consternante quant à son efficacité : sur 60 auditions menées à ce jour, une seule aurait débouché sur une opposition au mariage. La France, qui perd du terrain sur tant de questions essentielles, n’a-t-elle pas autre chose à faire que de légaliser l’ère du soupçon ?

Daniel Serceau est professeur à la Sorbonne, écrivain.

Daniel Serceau

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