En kiosques : janvier 2025
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

Mutations dans la communication

31 juillet 2007

Dans Le Monde diplomatique d’août 2007, Pierre Lévy, philosophe, directeur de la chaire de recherches en intelligence collective à l’université d’Ottawa, et Armand Mattelart, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-VIII, se penchent sur les bouleversements provoqués par Internet dans le champ intellectuel.

Le premier montre à quel point les immenses possibilités ouvertes par la mise en commun du savoir restent encore sous-exploitées :

« Un des problèmes qui se posent aux intellectuels du XXIe siècle est de trouver les meilleures manières d’exploiter, au service de l’intelligence collective, cette nouvelle puissance. Il s’agit d’un défi nouveau, qui n’a été posé à aucune génération précédente. D’importants obstacles empêchent l’intelligence collective humaine d’exploiter pleinement ces nouvelles potentialités. Il peuvent être décomposés en deux sous-groupes interdépendants. Le premier concerne la multiplicité et le cloisonnement des systèmes symboliques :

— pluralité des langues naturelles ; incompatibilité mutuelle et inadaptation des nombreux systèmes d’indexation et de catalogage hérités de l’ère de l’imprimerie (qui n’ont pas été conçus pour utiliser l’interconnexion et la puissance de calcul du cyberespace) ;

— multiplicité et incompatibilité des taxinomies, thésaurus, terminologies, ontologies et systèmes de classification (liées à des différences de cultures, de traditions, de théories et de disciplines).

Le second sous-groupe d’obstacles concerne les difficultés rencontrées par l’ingénierie informatique à prendre en compte la signification des documents au moyen de méthodes générales. A cet égard, l’obstacle le plus évident est la relative inefficacité des méthodes employées par les moteurs de recherche commerciaux contemporains dès que la tâche qu’on leur confie est un tant soit peu complexe. Rappelons que Google ou Yahoo ! ne brassent qu’entre 10 et 20 % de la masse documentaire du Web. En outre, ces moteurs basent leurs recherches sur des chaînes de caractères, et non sur des concepts. Par exemple, lorsqu’un utilisateur y entre la requête “chien”, ce mot est traité comme la suite de caractères “c, h, i, e, n” et non pas comme un concept traductible en plusieurs langues (dog, perro, kelb, cane...), appartenant, par exemple, à la sous-classe des mammifères et des animaux domestiques.

(...)

En somme, l’information et ses agents de traitement automatique sont en voie d’unification matérielle dans une mémoire virtuelle commune à l’ensemble de l’humanité ; mais, comme les barrières, cloisonnements et incompatibilités sémantiques ne sont que très partiellement levés, la croissance de l’intelligence collective, quoique déjà remarquable, reste bien en deçà de ce qu’elle pourrait être. Faut-il s’en étonner ? L’immense majorité des systèmes de codage du sens disponibles ont été inventés et affinés avant l’existence du cyberespace. Lequel n’existe pour le public mondial que depuis moins d’une génération. La nouvelle matrice culturelle demeure inachevée. Les intellectuels du XXIe siècle sont donc confrontés au problème d’inventer, d’adapter et de perfectionner une nouvelle génération de systèmes symboliques qui soit au diapason de la puissance de traitement désormais disponible. »

Quant à Armand Mattelart, il retrace la genèse du concept hautement stratégique de « société de l’information », objet d’une bataille entre défenseurs de la diversité et tenants de l’hégémonie :

« La nouvelle configuration d’acteurs sociaux et professionnels a commencé à soustraire la question des nouveaux gisements de la richesse immatérielle à l’emprise des doctrines et stratégies hégémoniques. Les différences de fond sont devenues évidentes qui divisent le projet pluriel de construction de “sociétés du savoir” pour tous et par tous, dans la sphère de la circulation comme de la production, et le projet univoque et abstrait d’une “société globale de l’information”, oublieux des rapports de forces entre les cultures et les économies. C’est ce que confirment les contributions de ces nouveaux sujets de l’espace public aux débats de l’Union internationale des télécommunications (sur la société de l’information) et de l’Unesco (sur la protection et la promotion de la diversité culturelle).

Deux principes articulent le projet critique des logiques marchandes qui poussent à la patrimonialisation. La philosophie (balbutiante) des biens publics communs, d’une part. Ces biens concernent non seulement la culture, l’information, le savoir et l’éducation, mais aussi la santé, l’environnement, l’eau, le spectre des fréquences de radiodiffusion, etc., tous ces domaines qui devraient constituer des “exceptions” par rapport à la loi du libre-échange. Des “choses” auxquelles les gens et les peuples ont droit, produites et réparties dans des conditions d’équité et de liberté, lesquelles sont la définition même du service public, quels que soient les statuts des entreprises qui assurent cette mission. Les droits universels humains et écologiques en sont la règle, les institutions internationales légitimes le garant, la démocratie l’exigence permanente, et le mouvement social la source. Et, d’autre part, le “droit à la communication”.

Ironie de l’histoire, il s’agit là du retour en force d’un concept apparu dès 1969. Il a été avancé par Jean d’Arcy, alors directeur de la division de la radio et des services visuels au département de l’information de l’Organisation des nations unies (ONU), à un moment où prenait forme à l’Unesco le débat sur les libertés dans le domaine de l’information. Dans un article publié dans la revue de l’Union européenne de radiodiffusion, d’Arcy affirme : “La Déclaration universelle des droits de l’homme qui, il y a vingt et un ans, pour la première fois établissait en son article 19 le droit de l’homme à l’information aura un jour à reconnaître un droit plus large : le droit de l’homme à la communication... Car, aujourd’hui, les peuples savent, et s’ils sont plus difficiles à gouverner, c’est peut-être que l’instrument de communication, d’information et de participation qu’on leur offre ne correspond plus au monde actuel et à l’avance de sa technique.” »

Les lecteurs de ces articles sont invités à en débattre sur le forum ci-dessous.

Partager cet article