La question de l’eau doit désormais s’apprécier sous l’angle d’un véritable défi mondial pour la vie. Aujourd’hui, parce que 2,6 milliards d’êtres humains ne disposent pas de latrines, 50 000 enfants meurent chaque jour sur la terre. En 2030 c’est près de 60% de la population mondiale qui vivra dans des régions privées d’accès à l’eau douce. Les inégalités vont croissant, les risques aussi.
Une seconde dimension de la question de l’eau renvoie aux bouleversements induits par les changements climatiques, que la question de l’eau met brutalement en lumière, sous l’angle d’un danger à court terme, si l’on considère par exemple l’hypothèse d’une fonte des calottes glaciaires à l’horizon des années 2080.
A l’échelle de l’Europe occidentale, la question de l’eau revêt également désormais une nouvelle dimension. Elle ne s’y pose plus seulement sous l’angle qualitatif, mais quantitatif, avec le spectre de pénuries, de sécheresses, affectant des territoires hier encore préservés.
En Europe orientale, outre des inquiétudes sur la qualité de la ressource, de gigantesques besoins d’infrastructures se font également jour.
Ceci lors même que les 27 Etats membres de l’Union se sont assigné l’objectif, à l’horizon 2015, de rétablir un « bon état écologique et chimique » de toutes les masses d’eau, en application de la Directive-cadre européenne sur l’eau du 23 octobre 2000.
Ces évolutions interviennent alors que l’Europe, à l’horizon des quinze prochaines années va entrer dans une nouvelle ère, marquée par l’abandon et le renoncement à toute véritable politique commune, supplantée par le déploiement du seul marché intérieur et l’affirmation de nouveaux « patriotismes économiques ». Cette inflexion brutale est lourde de conséquences puisqu’elle signifie la fin de l’économie publique, le renoncement à toute pensée ambitieuse des services publics.
Exemple ? La Commission européenne adoptait ainsi le 28 mars 2007 un « Livre Vert » sur « l’utilisation des instruments fondés sur le marché à des fins de politique environnementale et énergétique », que M. Stravos Dimas, commissaire européen à l’Environnement commentait en ces termes : « Les instruments fondés sur le marché, tels que l’échange de quotas d’émission, les taxes environnementales et les aides ciblées, mobilisent les forces du marché pour protéger l’environnement. Cette approche plus flexible et d’un bon rapport coût efficacité a fait ses preuves, mais elle reste insuffisamment utilisée. En lançant ce livre vert, notre objectif est de promouvoir le recours à des instruments fondés sur le marché chaque fois qu’ils sont adaptés aux circonstances pour garantir une protection optimale de l’environnement européen. »
Dans le champ français, à l’horizon 2010, la promulgation de la troisième loi française sur l’eau le 30 décembre 2006, va contribuer à interdire l’émergence de tout débat sur les politiques publiques de l’eau, restreignant ainsi le champ des possibles.
Plus largement la France est aussi confrontée à l’inévitable mutation de son modèle agricole, que les partenaires de l’Union n’entendent pas voir perdurer au-delà de 2013. Cette évolution, comme la montée en puissance de la problématique des agrocarburants, ne s’effectuera pas sans révisions déchirantes, et va peser très fortement sur les politiques publiques de l’eau.
C’est dans ce contexte que les grandes entreprises françaises, leaders mondiaux du secteur, conduisent à marches forcées un redéploiement lourd de nouvelles menaces.
La France et l’agenda mondial de l’eau
Veolia et Suez ont réussi depuis quinze ans à maîtriser l’ordre du jour mondial de l’eau.
A dater des préconisations qu’elles ont fait adopter en 1993 par la Banque mondiale, ce sont elles qui depuis lors, après avoir suscité la création du Conseil mondial de l’eau , dont le siège est implanté à Marseille, définissent le contenu et les orientations successives des Forums mondiaux de l’eau qui se succèdent tous les quatre ans.
Le prochain, qui se tiendra à Istanbul en 2009, sera essentiellement dédié aux nouvelles « priorités » découlant de la prise en compte du réchauffement climatique.
La création en octobre 2005 de l’Aquafed, initiée par Suez, a permis de fédérer 280 entreprises du secteur de l’eau au sein d’un nouveau groupe de pression à dimension internationale.
M. Gérard Payen, cadre dirigeant de Suez Lyonnaise et animateur de l’Aquafed, a été désigné par M. Kofi Annan comme conseiller spécial du secrétaire général de l’ONU pour les questions de l’eau.
Et c’est aujourd’hui un véritable encadrement politico-culturel de la politique européenne, et mondiale, de l’eau que les entreprises françaises s’attachent à mettre en œuvre.
A Bruxelles, l’European Water Partnership, porté cette fois sur les fonts baptismaux par Veolia, qui bénéficie de l’entregent d’un ancien conseiller pour les affaires étrangères de M. Helmut Köhl, a l’oreille du Conseil des ministres.
Un autre groupe de pression, « Friends of Europe », y organise régulièrement des séminaires.
Le 7 juin 2007 « L’European Policy Summit on Water Security » a ainsi réuni, avec la soutien bienveillant de M. Stravos Dimas, commissaire à l’Environnement, un impressionnant panel d’entreprises, de hauts fonctionnaires de la Commission, de Directeurs de l’eau des ministères concernés de toute l’Union, de chercheurs et d’ONG.
Au sein même du Parlement européen vient de se constituer, sur un modèle éprouvé Outre-Atlantique, un « caucus », le « Dolphin Group », qui regroupe un nombre impressionnant de députés du Parti populaire européen (PPE) et du Parti socialiste européen (PSE).
Autant de démarches que ces entreprises n’hésitent même plus à afficher au grand jour, revendiquant, à l’instar de Veolia, un « lobbying responsable »…
Ce redéploiement engagé à une vitesse impressionnante repose aussi sur le développement de nouveaux marchés : le dessalement d’eau de mer, le « re-use », ou réutilisation des eaux usées, ou encore des méthodes de « gestion active » de la ressource, comme la recharge artificielle de nappes phréatiques en voie d’épuisement, ou les transferts d’eau massifs, à l’échelle continentale.
Une nouvelle ingenierie financière se déploie parallèlement, avec de nouvelles modalités de partenariats-public-privé, et la montée en puissance de Private Equity Funds qui mobilisent des capacités financières considérables au bénéfice dcs entreprises du secteur, dont les « nouvelles frontières » sont situées en Asie du Sud-Est, en Australie, aux Etats-Unis, dans la région du Golfe persique et dans l’arc méditerranéen.
Lobbying "humanitaire"
En réponse à une contestation qui s’est répandue sur les cinq continents, l’Ecole française de l’eau déploie une nouvelle offensive, massivement soutenue par les ministères français des Affaires étrangères et de l’Ecologie et l’Agence française de développement (AFD), qui s’incarne désormais dans le « Partenariat Français pour l’Eau » qui a parallèlement constitué, et financé, une plate-forme d’ONG françaises, la « Coalition Eau », destinée à populariser, notamment, les recours désormais offerts par une loi adoptée en France le 27 janvier 2005, la loi « Oudin-Santini », qui permet à toutes les collectivités locales françaises d’affecter 1% de leurs budgets « eau » à des actions de solidarité internationale.
Un dispositif qui a suscité les virulentes critiques, de nombre d’acteurs engagés en faveur d’une gestion soutenable et démocratique de l’eau, et d’une coopération internationale dénuée de toute visée mercantile.
Autre témoignage, s’il en était besoin, de ce redéploiement stratégique, à l’initiative de l’Agence Française de Développement (AFD), une étonnante tentative de dialogue entre les grandes entreprises françaises et des représentants de coalitions de la société civile de plusieurs continents s’est ainsi déroulée entre 2005 et 2007.
Pilotée par une ONG spécialisée, Bridge initiative, cette démarche, à la différence d’autres processus de médiation exploratoire précédemment mis en œuvre par Bridge, était donc initié à la demande d’une institution.
Une première rencontre organisée le 4 novembre 2005 à Paris sur le thème “L’eau pour tous au vingt-et-unième siècle”, avec la participation de 20 personnes représentant des agences de coopération et de financement, des autorités publiques, le monde de l’université et de la recherche, le secteur privé, des coalitions de la société civile et des organisations non gouvernementales, avait pour objectif :
• D’engager le dialogue d’une majorité d’acteurs impliqués sur les enjeux liés à la gestion de l’eau pour comprendre la vision et l’analyse de chacune des parties prenantes.
• De dégager des points de divergences et de consensus éventuels au regard de la politique internationale sur l’eau et sa gestion.
• D’envisager des solutions et/ou des alliances entre acteurs et replacer le débat dans l’optique de la conférence de Mexico en 2006.
Deux rencontres ultérieures, l’une à Dijon le 16 octobre 2006, l’autre à Nairobi le 23 janvier 2007, témoignant de divergences inconciliables, mirent un terme au dialogue…
Dans ce contexte la France porte donc une responsabilité toute particulière vis-à-vis des nouvelles dimensions de la question de l’eau.
2008 sera le 60ème anniversaire de la Déclaration universelle des Droits de l’homme, et l’année internationale de l’assainissement..
En France 2008 est aussi l’année où se tiendront des élections municipales et cantonales.
Des luttes multiformes
A l’heure où les Français témoignent d’un intérêt croissant pour l’environnement, les mobilisations multiformes en faveur d’une gestion démocratique et soutenable de l’eau ne cessent de gagner en puissance depuis une dizaine d’années.
Mais la présence monopolistique d’un véritable cartel de l’eau, qui constitue une autre forme d’exception française, puisque la délégation de service public (DSP) est parfois dénommée "second modèle de service public à la française", contrecarre fortement le développement de ces mobilisations.
Un impressionnant corpus idéologique, essentiellement forgé dans l’hexagone, puissamment relayé par l’Institut de la gestion déléguée, soutient que l’intervention du secteur privé est incontournable. Or le désormais fameux "Partenariat-public-privé" (PPP) a témoigné depuis un siècle et demi, d’abord en France, et depuis une vingtaine d’années dans le monde entier, qu’il repose avant tout sur la captation d’une rente publique, facile à résumer : socialisation des pertes et privatisation des profits…
Le débat public sur la gestion de l’eau qui monte en puissance depuis plusieurs années, en France comme ailleurs le monde, s’articule lui, à contrario, autour de plusieurs notions transversales qui sont au coeur des préoccupations des Français : bien commun, service public, développement soutenable, démocratie participative...
Initiés dès les années 70 les combats pour la qualité de l’eau en Bretagne, emportant la remise en cause d’un modèle d’agriculture productiviste, ont donné naissance à de dynamiques associations, qui regroupent aujourd’hui des milliers de citoyens dans l’Ouest de la France.
La contestation des dérives de la gestion confiée aux entreprises privées du service public de l’eau, qui s’est développée à partir de la région Rhône-Alpes après « l’affaire Carignon » à Grenoble au début des années 90, a notamment donné naissance à la Coordination des associations de consommateurs d’eau (CACE), qui regroupe désormais 120 associations d’usagers dans toute la France, engagées dans des batailles homériques contre les grands groupes privés du secteur.
A la faveur de l’élaboration de l’ex-projet de loi Voynet-Cochet sur l’eau, initié en 1998 par le gouvernement de M. Lionel Jospin, les grandes associations consuméristes (Confédération pour le logement et le cadre de vie, UFC-Que-Choisir) avaient fortement investi sur ce thème. Ainsi que les grands réseaux de défense de l’environnement : France Nature Environnement (FNE), World Wildllife Fund (WWF), Amis de la terre...
Les tensions et conflits se multiplient depuis lors. La France a fait l’objet de poursuites de l’exécutif communautaire pour non respect de la qualité de l’eau en Bretagne. Un contentieux qui vient d’être suspendu jusqu’en 2009, sous réserve d’adoption d’un plan de reconquête de la qualité de l’eau dont la Commission va examiner très attentivement le déroulement.
Le retard apporté à la mise en œuvre effective des obligations découlant de la Directive « eaux résiduaires urbaines » datant… de 1991, retard stigmatisé par un récent rapport sénatorial, pourrait, lui, valoir à la France des poursuites et d’éventuelles condamnations financières se chiffrant à plusieurs centaines de millions d’euros !
La catastrophique pollution chimique du Rhône, révélée depuis le début de l’année 2007, éclaire quant à elle d’un jour cru les manquements de la France dans la gestion de son patrimoine aquatique.
De nombreuses associations d’usagers poursuivent ou initient des procédures à l’encontre des trois entreprises privées qui monopolisent le marché de l’eau. Entreprises dont la gestion a fait l’objet de critiques récurrentes par tous les grands corps de l’Etat qui ont étudié la gestion de l’eau en France depuis une vingtaine d’années : Cour des Comptes, Commissariat du Plan, Haut-Conseil du Secteur Public, Conseil national d’évaluation, Mission d’enquête parlementaire, Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, Conseil de la concurrence...
De l’aveu même du ministère de l’Ecologie et du développement durable, plus de 150 contentieux internes étaient engagés en 2005 en France à ce titre.
La publication le 31 janvier 2006 d’une enquête de l’UFC-Que Choisir dénonçant les marges exorbitantes des entreprises exerçant un véritable monopole sur le service public de l’eau a suscité à l’identique d’importantes réactions.
Une mobilisation légitime
Dans plusieurs centaines de collectivités françaises des collectifs citoyens, désormais rejoints par des élus, militent en faveur d’une « republicisation » de l’eau.
Mobilisations que relaie, notamment, l’Association pour un contrat mondial de l’eau (ACME-France)..
Le thème monte en puissance à l’approche de chaque échéance électorale, comme celles des élections municipales de mars 2008, puisque l’eau, ressource locale, est gérée par les communes ou leurs groupements.
Sur le terrain, cette mobilisation gagne en intensité sur tous les fronts : pollution de l’eau, atteintes environnementales, inquiétudes sanitaires, procédures contre les dérives de la "gestion déléguée", pétitions en faveur du retour en gestion publique...
Par ailleurs, la transcription en droit français de la Directive-cadre européenne du 23 octobre 2000 sur l’eau, qui impose de rétablir un "bon état écologique et chimique » de toutes les masses d’eau avant 2015 (une échéance dont non sait qu’elle ne sera pas tenue), va entraîner des investissements considérables, évalués à près de 100 milliards d’euros en 10 ans.
Investissements qui vont essentiellement peser sur l’usager, le contribuable, le citoyen, et renchérir le montant de la facture d’eau, qui pèse déjà lourdement sur le budget de millions de "working poors" et de personnes en situation de précarité, contrairement à ce veut nous faire accroire la propagande du cartel de l’eau.
Ceci dans le cadre d’un nouveau dispositif législatif et réglementaire, découlant de l’adoption de la nouvelle Loi sur l’eau et les milieux aquatiques du 20 décembre 2006 (LEMA), qui va conférer aux entreprises monopolistiques du secteur une nouvelle rente de situation, avec les nouveaux « leviers de croissance » que constituent les faramineux chantiers qui vont devoir être engagés en matière de lutte contre la pollution sans cesse croissante des ressources en eau.
La Directive-cadre européenne sur l’eau innove toutefois en imposant de nouvelles modalités de concertation, qui s’inscrivent dans un calendrier d’application extrêmement contraignant. Elle insiste en effet sur la nécessité d’élargir l’assise et la légitimité démocratique de la gestion du service public de l’eau.
Dans le même temps, lointaine "réplique" de la loi Sapin de 1993 qui visait à "moraliser" la passation des marchés publics, des milliers de contrats de délégation du service public de l’eau et de l’assainissement ont commencé à arriver à expiration à partir de 2003, et vont être renégociés par les collectivités françaises à un rythme soutenu dans les prochaines années, à raison de six à sept cent contrats par an.
L’exception française
Il n’en demeure pas moins qu’à ce jour les mobilisations croissantes en faveur d’une gestion équitable et soutenable de l’eau interviennent dans un champ institutionnel qui apparaît à ce point contrôlé par les représentants de ce qui est bel est bien devenu en quelques décennies une véritable « oligarchie de l’eau » que ces luttes n’apparaissent relever que d’un activisme diffus, incapable de constituer une « masse critique » qui leur permettraient d’influer durablement sur des enjeux vitaux.
L’Ecole française de l’eau dispose en effet de puissants relais institutionnels, à l’image du Cercle français de l’eau, une fondation qui se présente comme un « lieu d’échanges et de débats », et réunit « acteurs de l’eau », élus et entreprises.
C’est ainsi l’un des deux présidents du Cercle français de l’eau, M. Jean-François Legrand, sénateur (UMP) de la Manche, qui co-préside avec Mme Marie-Christine Blandin, sénatrice (Verts) du Nord, l’un des six groupes de travail du "Grenelle de l’environnement", le groupe 2 "Biodiversité", qui aborde la question de l’eau...
On peut ainsi noter l’existence de la Fédération des entreprises de l’eau (FP2E), organisation professionnelle créé par Veolia, Suez et Saur. Du Centre d’information sur l’eau (CIEau), qui fait figure aux yeux des medias de centre d’information statistique public, lors même qu’il est financé par les entreprises du secteur…
Entreprises tout aussi fortement présentes au sein d’une véritable galaxie d’institutions, comme l’Académie de l’eau, l’Association scientifique et technique pour l’eau et l’assainissement (ASTEE), plate-forme d’échange des professionnels du secteur, très impliquée notamment dans les procédures de normalisation, le réseau Ideal. Ou encore la Société Hydrotechnique de France, société savante qui accueille en son sein nombre de figures éminentes de « L’Ecole Française de l’Eau. »
Dans ce contexte institutionnel fortement marqué par l’emprise qu’exercent les grandes entreprises françaises, les mobilisations citoyennes multiformes autour des enjeux de l’eau apparues en France depuis 15 ans n’ont pas encore suscité une véritable convergence, qui permettrait la mutualisation des expériences, ressources, propositions, émanant d’une myriade d’associations, collectifs et réseaux recouvrant un spectre social et politique extrêmement étendu.
Nombre d’obstacles s’y opposent.
Un grand nombre de réseaux et d’associations actifs dans le domaine de l’environnement sont aujourd’hui exsangues, littéralement étranglés par des restrictions budgétaires croissantes, sur fond de réduction des déficits publics et de désengagement financier massif de l’Etat. Certains d’entre eux ne doivent de survivre qu’à des « accords de partenariats » noués avec les Agences de l’eau, pour le compte desquelles ils mettent en œuvre les procédures de consultation du public imposées par la Directive-cadre européenne…
Autre difficulté et autre (notable) exception française : l’absence du monde de la recherche et de l’université, à de rares exceptions près, sur la scène des luttes pour une "autre" gestion de l’eau. Sidérant si l’on se réfère à la situation qui prévaut dans d’autres pays et sur d’autres continents.
On peut de même s’interroger sur la quasi-absence des « forces vives » traditionnelles de ce champ porteur d’enjeux sociaux et environnementaux majeurs. Quel parti politique, quelle organisation syndicale, quel mouvement mutualiste, etc., ont sérieusement et durablement érigé la question de l’eau au rang de leurs priorités ? Au demeurant l’une ou l’autre le feraient-ils, nul ne saurait prétendre à un monopole sur ces questions, au vu des enjeux.
Ici pèse une autre ambiguïté.
"Patriotisme économique"
Les grandes associations d’élus, l’Association des Maires de France (AMF), l’Association des Départements de France (ADF), l’Association des Régions de France (ARF) adhèrent pour l’essentiel, à l’instar du PS et de l’UMP, à une doxa aux termes de laquelle le mode de gestion, public ou privé, en matière de services publics locaux, à peu d’importance. Seule comptant la capacité de « l’autorité organisatrice » (nouvelle appellation de la puissance publique) à garantir une « bonne gouvernance », réputée ménager les intérêts bien compris de la collectivité, de l’opérateur, et des usagers.
Bonne gouvernance qui passe, en l’absence de toute régulation publique forte du secteur, par le « benchmarking » qu’autorisent des « indicateurs de performance », dans l’élaboration desquels les entreprises ont évidemment joué un rôle déterminant…
Cette ambiguïté apparaît très clairement dans le positionnement d’une autre institution, la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR), qui représente et assiste les collectivités territoriales dans tous les domaines des services publics locaux.
Proche de celui d’un autre important acteur institutionnel, la Fédération des sociétés d’économie mixte (Fedsem) que les nouvelles dimensions de la question de l’eau ont pourtant conduit dans la période récente à se mobiliser, y compris à l’échelle européenne, en faveur de la pérennité des services publics locaux dans l’espace communautaire, notamment pour ce qui concerne les entreprises publiques locales intervenant dans le secteur de l’eau et de l’assainissement.
Enfin, jamais évoqué, et pourtant déterminant, un autre facteur a contribué à entraver jusqu’à présent la convergence des « batailles de l’eau » en France…
Sur fond de mondialisation, de marchandisation débridée de toutes les activités humaines, un consensus implicite fédère nombre d’élites qui communient allégrement dans une « realpolitik » qui n’ose pas toujours s’affirmer publiquement : Veolia et Suez, leaders mondiaux des services de l’environnement, figurent au rang des « champions nationaux », désormais réhabilités sur fond de « patriotisme économique » triomphant. Avantage comparatif dans le secteur de l’économie des réseaux, leardership affirmé sur les gigantesques marchés qui s’offrent au nouveau « biopouvoir », création d’emplois… On admet dès lors que ces entreprises exercent une emprise croissante sur des pans entiers de l’action publique, dans des proportions encore insoupçonnées, jusqu’à figurer au rang de « co-producteurs » de l’action publique, puisqu’elles comptent au rang des chevaux légers français dans la tourmente de la globalisation.
Faiblesses de la société civile
Dans ce contexte les luttes engagées en France depuis une quinzaine d’années, comparées à celles qui se déroulent sur d’autres continents, achoppent aussi sur une autre forme d’exception française : la faiblesse insigne de sa société civile, notamment dans sa composante associative, historiquement inféodée à l’Etat. Ce rapport de sujétion (partenariats et subventions…) n’a pas d’équivalent dans le monde anglo-saxon, pour n’évoquer qu’une des composantes de la scène mondiale des luttes contre la marchandisation de l’eau.
Aux Etats-unis ou au Canada, comme en Grande-Bretagne, Public Citizen, le Council of Canadians ou le PSIRU ne sont pas tributaires des subventions allouées par l’Etat. Leur financement repose pour l’essentiel sur les contributions des Trade-unions, des églises, des fondations privées, sur des contrats de recherche universitaires, et les cotisations de leurs adhérents…
Au Sud, les mobilisations en faveur du droit d’accès à l’eau et à l’assainissement reposent sur la mobilisation, sans commune mesure avec celles qui se déploient au Nord, de communautés qui s’auto-organisent, pour faire valoir leur droit à la vie..
Loin de la vision lénifiante, franco-française, d’un « droit à l’eau » régi par un codex « humanitaire » qu’à contribué à forger « L’Ecole française de l’eau. »
Agir local et enjeux globaux
Reste toutefois une donnée, qui devrait permettre de changer la donne en France, qui porte une responsabilité toute particulière dans la nouvelle question mondiale de l’eau : l’eau est une ressource locale, gérée localement.
Or des centaines de collectifs, d’associations, d’élus, d’institutions…, s’engagent désormais très fortement, sur tout le territoire français, en faveur d’une « autre » gestion de l’eau, démocratique et soutenable.
Lors même que depuis vingt ans les citoyens subissent les coups de boutoir répétés d’un néo-libéralisme triomphant, les luttes multiformes pour l’eau enregistrent ces dernières années, en France même, des victoires éclatantes, notamment sous la forme d’une « republicisation » de l’eau à l’échelle des communes.
Témoignant en actes qu’une autre gestion de l’eau est possible.
Qu’on peut « faire monde » ensemble autour des enjeux de l’eau.
Comme l’a récemment démontré la tenue au Parlement européen à Bruxelles, du 17 au 20 mars 2007, de l’Assemblée mondiale des élus et des citoyens pour l’eau, (AMECE), qui, témoignant de la vitalité d’un mouvement planétaire, a permis de formaliser les engagements de plus de 650 participants, qui ont été adressés aux chefs d’Etat et de gouvernements, comme aux présidents des parlements des cinq continents.
Pour la gauche française, faire l’économie de la question de l’eau serait, et une faute, et un crime.
Ce mouvement, tonique, multiforme, dont tout indique qu’il va continuer à se développer, pour répondre pleinement aux attentes et aux espoirs qu’il suscite, gagnerait désormais à s’incarner dans l’émergence d’une Plate-forme citoyenne de l’eau française, témoignage d’une solidarité qui ne se borne pas aux frontières de l’hexagone.
En Italie des centaines de collectifs ont porté ces dernières années une initiative de referendum qui a conduit l’Assemblée nationale à adopter un moratoire, qui doit encore être validé par la Chambre haute avant la fin de l’année 2007, et vise à proscrire toute nouvelle libéralisation du secteur de l’eau.
Les Pays-Bas ont également proscrit l’ouverture au marché du domaine de l’eau, à l’instar de la Belgique.
En Suisse, le 16 décembre 2007, les citoyens genevois seront appelés aux urnes pour dire si oui ou non ils acceptent d’inscrire dans la constitution de l’Etat cantonal le principe du monopole public en matière d’approvisionnement et de distribution de l’eau.
En France tout reste à faire.
Repenser le service public de l’eau à l’heure de la mondialisation, refonder une ingenierie publique de l’eau, republiciser les entreprises françaises de l’eau, inventer des financements solidaires pour l’eau, écrire une nouvelle loi sur l’eau, créer des coopératives de l’eau, promouvoir l’Europe de l’eau, une Organisation mondiale de l’eau...
Vienne l’Iskra : "De l’étincelle jaillira la flamme..."
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