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L’intérêt général n’est pas soluble dans la concurrence

L’assistance technique à l’assainissement exercée par les Satese, services publics dépendant de la centaine de Conseils généraux français, est mise en péril par l’article 73 de la loi sur l’eau (LEMA) du 30 décembre 2006 et son décret d’application. La mise en concurrence obligatoire de leurs interventions, imposée par le ministère de l’Ecologie au prétexte de contraintes communautaires dénuées de fondement, va pénaliser très lourdement les politiques publiques de l’assainissement sur tout le territoire, à l’heure où la France doit accomplir des efforts considérables pour remettre aux normes ses structures d’assainissement. Faute de quoi des condamnations financières d’un montant de plusieurs centaines de millions d’euros pourront lui être infligées par les instances communautaires.

par Marc Laimé, 17 octobre 2007

M. Jean-Louis Borloo, ministre de l’Écologie, du développement et de l’aménagement durable a annoncé le 14 septembre 2007 un plan d’action sur l’eau afin d’inciter les collectivités locales françaises à effectuer, en trois ans, la mise aux normes de leurs stations d’épuration. Ainsi 146 stations qui représentent une capacité épuratoire de près de la moitié de la population française doivent-elles formellement annoncer l’engagement avant le 1er janvier 2008 des travaux de mise en conformité et les contractualiser avec les Agences de l’eau. Faute de s’exécuter, ces collectivités verront les subventions qui leur sont traditionnellement accordées par les agences de l’eau supprimées.

Parallèlement, les préfets ont reçu l’ordre depuis plusieurs mois de geler des permis de construire afin de faire pression sur les collectivités « récalcitrantes ». A contrario, les « bons élèves » pourront contracter sur trente ans des emprunts bonifiés, via un fonds spécial de 2 milliards d’euros mobilisé par la Caisse des dépôts et consignations sur ses fonds propres.

Ce plan, un « appel solennel aux élus et aux syndicats intercommunaux pour gagner définitivement la bataille de l’eau en France », est légitimé par le souci d’échapper à une nouvelle condamnation de la France pour non respect de la directive « Eaux résiduaires urbaines » (ERU) datant… de 1991. Le contentieux a déjà suscité une mise en demeure en décembre 2005.

Il fait encourir à la France une sanction actuellement estimée à plusieurs centaines de millions d’euros, assortie de pénalités journalières d’un million d’euros

"Le montant exorbitant de la sanction encourue mérite d’autant plus d’être retenu que, dans la mesure où la maîtrise d’ouvrage des travaux à réaliser incombe aux collectivités territoriales, l’Etat pourrait être tenté de reporter sur elles la charge financière d’une éventuelle condamnation", avertissait Mme Fabienne Keller, sénateur UMP du Bas-Rhin, rapporteur spécial de la mission « Ecologie et développement durable » dans un rapport intitulé « Politique de l’eau : la France au milieu du gué », publié le 27 juin 2007, jugeant cette hypothèse "inéluctable".

La Commission européenne doit adresser en décembre 2007 un avis motivé à la France pour non-respect de la directive dans plus d’une douzaine d’agglomérations, dont Paris.

L’assistance technique départementale soumise à la concurrence

C’est dans ce contexte que la Loi sur l’eau du 30 décembre 2006 réduit considérablement les marges de manœuvre des départements qui aident les collectivités dans le domaine de l’eau et de l’assainissement, d’une part en supprimant les concours du FNDAE* qu’ils géraient, d’autre part en plaçant leurs missions d’assistance technique dans le champ concurrentiel.

Inconnus du grand public, les Services d’assistance technique aux exploitants des stations d’épuration (Satese), ont été créés il y a trente ans à la demande du ministère de la Santé et des Agences de l’eau qui, après avoir initié la démarche, ont convaincu les Conseils généraux de la reprendre à leur compte.

Leurs missions d’intérêt général sont co-financées à hauteur de 30 millions d’euros annuels par les Agences de l’eau et les Conseils généraux, ces derniers consacrant plus de 700 millions d’euros par an aux politiques de l’eau et de l’assainissement, davantage que le volet « Ecologie » du budget du MEDAD, chiffré pour 2008 à 477 millions d’euros.

Les 500 techniciens et ingénieurs territoriaux des Satese rendent des services reconnus aux collectivités qui gèrent les 13 300 stations d’épuration françaises en leur prodiguant des conseils visant à leur amélioration continue.

Ils fournissent également des informations sur le fonctionnement réel des ouvrages aux services de la police de l’eau, aux Agences de l’eau et aux Départements. Autant de missions qui permettent aux collectivités locales et leurs partenaires d’anticiper les investissements futurs et d’apprécier le bon usage des fonds publics investis en matière d’assainissement.

Nombre de Conseils généraux ont ensuite étoffé leurs activités d’assistance technique, en matière de rivières (Cater), d’eau potable (Satep), d’assainissement non collectif (Satanc), de valorisation de boues (Muad, Mvab), autant d’interventions fréquemment assimilées à celles des Satese, qui ont permis le développement de fructueux partenariats.

A quoi sert un Satese ?

SIEG et exemption à la concurrence

Or ces activités ont été considérées par le ministère de l’Ecologie dès 2005, en amont de l’examen parlementaire de la Loi sur l’eau, comme présentant un caractère concurrentiel. En voici le postulat : « Si, à leurs débuts, dans les années 1975-1990, les Satese ont comblé un vide, des ingénieurs-conseils et des entreprises spécialisée peuvent aujourd’hui assurer ces mêmes prestations (…) Les Satese sont donc aujourd’hui dans un cadre concurrentiel. (…) Cette situation impose une remise à plat du positionnement juridique des Satese afin d’avoir un cadre stable pour l’action. »

L’examen parlementaire de l’article 73 de la Loi sur l’eau (LEMA), a été orienté par ce pré-supposé du ministère de l’Ecologie. Pourtant aucun recours n’a jamais été intenté par un opérateur privé à l’encontre d’un Conseil général, au motif que l’intervention des Satese serait une entrave à la libre concurrence. En effet les interventions d’intérêt général des Satese répondent aux critères européens (Service d’intérêt économique général ou SIEG) qui légitiment des exemptions à la concurrence.

Leur nouveau positionnement dans un champ concurrentiel a toutefois été adopté par le Parlement, au terme de débats houleux et en dépit des fortes inquiétudes de nombre d’élus - 1200 d’entre eux ont ainsi voté une motion de soutien réclamant la pérennisation des Satese.

Le décret d’application précisant les modalités de cette mise en concurrence a fait l’objet d’un examen par la Mission interministérielle de l’eau le 6 septembre 2007, puis été validé par la section des Travaux publics du Conseil d’Etat le 10 octobre 2007. La publication du décret au Journal officiel étant attendue dans le courant du mois de novembre 2007.

Le « test » de l’Agence de l’eau Loire-Bretagne

L’opération a été préparée de longue date. Dès 2004, l’Agence de l’eau Loire-Bretagne expérimentait en catimini cette privatisation annoncée.

En effet, les Satese qui y effectuaient auparavant le contrôle des installations publiques et privées (collectivités locales et industriels), sont sorties de ce champ global pour ne traiter que les stations d’épuration publiques.

La mission « privée » étant sous-traitée par l’agence pour la Bretagne à la société Guigues.

L’agence a ensuite décidé de supprimer les primes pour épuration venant en déduction de la redevance pollution payée par les collectivités locales.

Les Satese y effectuent donc toujours pour l’instant des mesures sur le fonctionnement de ces ouvrages, mais les données sont uniquement collectées pour connaître l’état technique du dispositif et son respect de la réglementation, et non pas pour verser comme auparavant la prime pour épuration.

La décision de supprimer le versement de cette prime a d’ailleurs déclenché une furieuse bronca au sein du Comité de bassin, indignant les élus qui y siègent.

Comble de l’ironie, les industriels raccordés à un réseau communal bénéficieront désormais, grâce à la LEMA, d’une diminution de leur redevance pour fonctionnement des stations collectives, mais leurs propriétaires, les communes, ne pourront pas bénéficier de cette prime, ce qui va gravement affecter les budgets de l’assainissement des collectivités locales.

La LEMA prévoit en effet de taxer les pollueurs, non sur la base d’une pollution brute diminuée d’une prime pour épuration, mais sur celle d’une pollution nette rejetée au milieu naturel.

Les conséquences de l’éviction des Satese

Pour ce qui concerne les collectivités urbaines, l’intervention des Satese y sera désormais subordonnée à la passation de marchés, régis par le Code des marchés publics. Très peu de départements seront tentés de s’y aventurer. L’exercice ne leur est pas coutumier et les grands opérateurs privés du secteur ont déjà affiné des offres de services que leur taille leur permet de rendre, du moins dans un premier temps, extrêmement compétitives.

En pratique seules les plus petites collectivités rurales pourraient donc désormais bénéficier de certaines prestations d’assistance technique des Départements, par le biais d’un dispositif complexe comparable à celui de l’assistance technique par les services de l’Etat pour la voirie et l’habitat (dispositif Atesat créé par la loi Murcef du 11 décembre 2001).

Sous condition toutefois, la précision est d’importance, de signer des conventions avec les Conseils généraux et surtout de rémunérer ces interventions, dont elles bénéficiaient jusqu’ici gratuitement. Comme elles n’y sont pas légalement tenues et que leurs contraintes budgétaires sont fortes, nombre d’entre elles ne le feront pas.

Les Satese vont ainsi perdre, selon les analyses effectuées par les associations regroupant leurs personnels, de 50% à 70% (voire la totalité) de leurs missions d’intérêt général qui donnent pourtant satisfaction à l’ensemble des acteurs concernés : collectivités, Agence de l’eau, police de l’eau, délégataires de services publics d’eau et d’assainissement, bureaux d’étude…, et jusqu’à différents corps de l’Etat qui sollicitent constamment leur expertise (Cemagref, Office international de l’eau, ministère de l’Equipement…)

Or une part essentielle des missions des Satese ne seront plus assurées par les opérateurs privés car elles ne sont pas, ou très peu, « rentables » : le conseil, l’assistance, la présence journalière sur le terrain, la connaissance patrimoniale des infrastructures d’assainissement, l’établissement de données publiques fiables assuré par un acteur dont le neutralité est unanimement soulignée.

Une mise en péril des obligations communautaires de la France

La mise en concurrence forcée d’une part notable des interventions qu’accomplissaient les Satese et l’abandon qui va en découler de leurs missions d’intérêt général vont très fortement pénaliser les territoires ruraux et provoquer une perte de données publiques dommageable à la connaissance du fonctionnement du parc épuratoire national.

Elle peut donc mettre en péril les obligations communautaires de la France lors même que les collectivités sont aujourd’hui mises en demeure par l’Etat d’engager des efforts considérables pour mettre en conformité leurs assainissements, et ont plus que jamais besoin de l’appui de structures incitatives.

Bien qu’il s’agisse d’une compétence facultative pour les départements, l’Association des départements de France à conscience des enjeux pour les territoires ruraux et s’est mobilisée en faveur de la pérennisation de l’activité des Satese. Si elle n’était pas entendue, les usagers de l’assainissement et les contribuables paieront au prix fort dans quelques années la mise en concurrence forcée décidée par l’Etat d’interventions jusqu’ici financées, non par l’Etat mais par les départements et les Agences de l’eau. L’argument de la contrainte budgétaire n’a donc pas davantage de fondement que celui d’hypothétiques « exigences communautaires ».

Protection de l’eau : l’échec de la LEMA

L’Etat accroît la pression réglementaire (Directive ERU, masses d’eau), mais réduit les moyens d’action des collectivités.

Il impose pour des motifs idéologiques infondés la mise en concurrence de services qu’il ne finance pas et auxquels les élus sont attachés.

Il place les collectivités dans une situation impossible et discriminatoire, compte tenu de leurs capacités financières des plus hétérogènes, et selon qu’elles sont ou non sous contrainte d’exigences communautaires.

Rendant inopérante l’assistance technique, il isole les collectivités dans le domaine de l’eau en réduisant des missions d’accompagnement et d’incitation publiques relevant de l’intérêt général : Satese, conseils de maîtrise d’œuvre publique, police de l’eau…

Cette logique opératoire trouve ses fondements dans l’analyse qui a déterminé les grandes orientations de la LEMA.

Rapporteur de la loi sur l’eau à l’Assemblée nationale, M. André Flajolet, député du Pas-de-Calais, avait précisé dans le préambule du rapport établi avant l’examen de la LEMA en première lecture à l’Assemblée, que le respect de la Directive cadre européenne passait par le retour à une architecture pyramidale : "Il faut faire en sorte que l’organigramme du pouvoir de décision ou d’élaboration d’une politique déterminée ait une structure pyramidale, de telle sorte que les orientations puissent être traduites de manière efficace au niveau local".

Or cette vision de l’organisation territoriale est depuis longtemps déjà dépassée.

Le contexte actuel de la déconcentration et de la décentralisation se traduit avant tout par une perte des moyens d’action des services de l’Etat au niveau national et local. Dans le même temps les collectivités se voient imposer de nouvelles compétences dont les charges de financement ne sont pas entièrement compensées par l’Etat.

L’organisation des services d’assainissement est à dominante communale (64 % contre 29 % au niveau intercommunal, données IFEN 2001), contrairement à l’eau potable où les proportions sont inversées. Dans ce contexte de multiplicité de maîtres d’ouvrages de faible taille, tous les acteurs s’accordent à dire que la coopération transversale entre les différents services, les concertations et synergies entre ces acteurs doivent être renforcées, comme y incitent d’ailleurs les conditions d’octroi des aides européennes.

En matière de protection de l’eau, les départements et les Agences de l’eau coordonnent leurs actions et jouent actuellement un rôle incitatif beaucoup plus important que celui « répressif » des services de l’état, même si ces deux démarches sont à l’évidence nécessaires.

Par ailleurs les mises en demeure de Bruxelles afférent au non respect de la DERU de 1991 ont précisément pour origine une vision trop centralisatrice et déconnectée des réalités de terrain : complexification de la retranscription des directives auxquelles l’Etat surajoute ses propres exigences, souci de (trop) bien faire, visions théoriques du fonctionnement des collectivités, mais aussi très mauvaise communication à leur égard, comme le soulignait le rapport Keller du 27 juin dernier « Politique de l’eau, la France au milieu du gué. »

En matière d’assistance technique départementale, l’article 73 de la LEMA et son décret d’application auront clairement pour conséquences la disparition d’acteurs dont la compétence et le neutralité sont unanimement louées, une dramatique régression de la production de données publiques essentielles, et la mise en déshérence forcée des territoires ruraux. On ne peut que s’inquiéter dans ces conditions du respect de l’échéance de 2015 et des objectifs de reconquête de la qualité des eaux qu’elle assigne à la France.

En matière d’assainissement, l’intérêt général n’est pas soluble dans la concurrence.

La majorité des départements français sont dotés de Conseils de l’architecture, de l’urbanisme et de l’environnement (CAUE) qui prodiguent des conseils désintéressés aux particuliers dans le domaine de l’architecture. Pourquoi le champ de l’urbanisme échapperait-il à la concurrence quand celui de l’assainissement devrait y être contraint aux forceps ?

FNDAE* : Fonds national d’aide à l’adduction d’eau. Financé à hauteur de 50% par des fonds de concours prélevés sur le Fonds national de solidarité pour l’eau (FNSE), lui-même alimenté par la trésorerie des Agences de l’eau, ainsi que pour le solde par un prélèvement sur les recettes du PMU depuis 1954, le dispositif permettait de mobiliser deux cent millions d’euros annuels en faveur des départements. Il a été supprimé par la Loi de finances de 2005. Pour compenser cette perte, nombre de sénateurs souhaitaient la création d’un Fonds départemental pour l’eau, que l’Assemblée nationale a obstinément refusé tout au long des débats parlementaires sur la LEMA. Au final un Fonds de solidarité urbain-rural a été créé qui sera géré par les Agences de l’eau. Le rapporteur de la loi au Sénat, M. Bruno Sido, sénateur (UMP) de la Marne, ne s’en est pas moins inquiété à de multiples reprises du « fléchage » de ces crédits, redoutant que la maîtrise de leur affectation n’échappe aux départements.

Lire aussi :

La loi sur l’eau privatise les services publics (1)

Les eaux glacées du calcul égoïste, 9 octobre 2007.

La loi sur l’eau privatise les services publics (2) : Menaces sur la police de l’eau

Les eaux glacées du calcul égoïste, 11 octobre 2007.

La loi sur l’eau privatise les services publics (3) : Les Satese soumis à la concurrence

Les eaux glacées du calcul égoïste, 13 octobre 2007.

La loi sur l’eau privatise les services publics (4) : Plaidoyer pour les Satese

Les eaux glacées du calcul égoïste, 17 octobre 2007.

La loi sur l’eau privatise les services publics (5) : Le « plan de bataille Borloo » pour traiter les eaux usées

Les eaux glacées du calcul égoïste, 29 octobre 2007.

Lire aussi :

Dans son édition du 5 novembre 2007, la Gazette des communes a publié une tribune, également titrée "L’intérêt général n’est pas soluble dans la concurrence", signée du président de l’association nationale qui regroupe les 500 techniciens et ingénieurs des Satese.

La tribune parue dans la Gazette des communes

Marc Laimé

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