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Du chaos irakien à l’escalade contre l’Iran

par Alain Gresh, 30 octobre 2007

Dans Le Monde diplomatique du mois de novembre, un dossier de cinq pages intitulé « Le Proche-Orient remodelé ». Plusieurs textes composent ce dossier : « Double défaite du Fatah et du Hamas en Palestine », par Marwan Bishara.

« Une politique israélienne otage des généraux », par Amnon Kapeliouk.

« Dans les coulisses de la réunion d’Annapolis » , par Dominique Vidal.

« Des frontières chamboulées par la guerre américaine », par Alain Gresh.

« Dans les maquis du Kurdistan », par Olivier Piot.

Ce dossier est accompagné par deux cartes : « Géographie du "chaos" » et « Autoroute de "l’Internationale insurgée" », qui montrent les conflits qui ensanglantent la région, leurs liens, les routes de circulation des groupes armés du Maghreb au Pakistan.

Ce dossier est complété, sur Internet, par la carte des réfugiés du Proche-Orient et par un article que j’ai écrit et que je reproduis ci-dessous.

Du chaos irakien à l’escalade contre l’Iran

Proclamer que la troisième guerre mondiale a commencé est une chose ; identifier le « nouvel Hitler » en est une autre. Depuis le 11-Septembre, le président George W. Bush a successivement désigné comme adversaire Al-Qaida, l’« axe du Mal », la prolifération des armes de destruction massive, le fascisme islamique, parfois un panachage de tous ces ingrédients. Désormais, le rôle vedette du « méchant » est tenu par l’Iran et incarné par le président Mahmoud Ahmadinejad et ses déclarations provocatrices. Par Alain Gresh

« Notre problème avec le gouvernement iranien ne concerne pas seulement l’Iran, explique M. Nicholas Burns, le sous-secrétaire d’Etat américain (1), mais ce que fait ce pays dans le Grand Moyen-Orient. Cette région occupe l’essentiel du temps de notre administration et du Congrès (...), et nous devons inscrire l’Iran dans le contexte de ce que nous faisons au Moyen-Orient et dans le monde. Nous pensons que l’Iran est un défi pour notre génération. Ce n’est pas un défi épisodique ou passager, il sera au centre de notre politique étrangère en 2010, en 2012 et probablement en 2020. »

Bien qu’étant un des principaux pays exportateurs de pétrole, l’Iran constitue-t-il vraiment cette hydre patibulaire que dénonce Washington (2) ? Certes, ses dépenses militaires ont considérablement augmenté depuis le début de la décennie, mais son armée reste sous-équipée. S’il est vrai que l’éclatement de l’Irak a, mécaniquement, augmenté le poids relatif de l’Iran, à qui la faute ? L’existence d’un clergé chiite transnational peut être un atout (certains chiites irakiens ou libanais font allégeance à un ayatollah iranien), mais aussi une faiblesse (l’inverse est vrai, et de nombreux chiites iraniens « suivent » un ayatollah irakien ou libanais) ; de plus, le clergé chiite est divisé, notamment sur le principe fondamental du pouvoir iranien actuel, le velayat-e-faqih (« gouvernement du docte »), qui donne au guide de la révolution (hier l’ayatollah Ruhollah Khomeiny, aujourd’hui l’ayatollah Ali Khamenei) un pouvoir absolu. Sans même s’attarder sur cette dimension religieuse, la division de la scène politique iranienne n’est pas un facteur de force.

Et l’arme nucléaire ? Dès le début des années 1990, plusieurs rapports américains annonçaient quel’Iran disposerait de la bombe dans les deux ou trois années à venir ; régulièrement démenties, ces prévisions sont toujours « actualisées » : c’était vrai en 1991, en 1995, en 2000, cela reste vrai aujourd’hui. Pourtant l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a répété à plusieurs reprises que, malgré les tentatives de Téhéran pour échapper à certains contrôles, rien ne prouvait l’existence d’un programme militaire iranien.

Supposons même que ce pays se dote demain de l’arme nucléaire, que se passerait-il ? Interrogé en janvier 2007, le président Jacques Chirac faisait un constat d’évidence, qui devait provoquer quelques controverses et une mise au point embarrassée de l’Elysée : « Où l’Iran enverrait-il cette bombe ? Sur Israël ? Elle n’aura pas fait deux cents mètres dans l’atmosphère que Téhéran sera rasée. (...) Si l’Iran possédait une bombe nucléaire et si elle était lancée, elle serait immédiatement détruite avant de quitter le ciel iranien. Il y aurait inévitablement des mesures de rétorsion et de coercition. C’est tout le système de la dissuasion nucléaire (3). » En revanche, comme le soulignait le chef de l’Etat français, la possession par l’Iran de l’arme nucléaire accélérerait la prolifération dans la région. Déjà, les pays du Conseil de coopération du Golfe (4) et l’Egypte ont annoncé leur volonté de développer l’énergie nucléaire civile. L’objectif d’un Proche-Orient débarrassé de l’arme nucléaire devrait rester une priorité, à condition, bien évidemment, d’y inclure tous les pays, y compris Israël, qui fut le premier Etat à l’introduire dans la région.

Aux Etats-Unis, pourtant, règne une vision manichéenne. Le pouvoir iranien, comme hier celui de Gamal Abdel Nasser ou de Saddam Hussein, est qualifié d’irrationnel : auprès du président Ahmadinejad, le concept de dissuasion ne saurait fonctionner. Ainsi a-t-on entendu l’universitaire Bernard Lewis, qui a servi de caution « orientaliste » à l’intervention américaine en Irak, annoncer le plus sérieusement du monde que Téhéran s’apprêtait à lancer une bombe atomique (qu’il n’a pas !) sur Israël le 22 août 2006 car ce jour correspond, dans le calendrier musulman, au voyage que fit le prophète Mahomet à Jérusalem puis au ciel, le président iranien pensant que l’apocalypse accélérera le retour de l’« imam caché » (5). « Cela pourrait bien, écrivait Lewis, être une date appropriée pour la destruction apocalyptique de l’Etat d’Israël et, si nécessaire, du monde. Il est loin d’être acquis que M. Ahmadinejad prévoit de tels cataclysmes pour le 22 août. Mais il serait sage de garder cette possibilité en tête (6). » Ce type de délire est largement répandu à Washington, où, depuis la révolution islamique, l’hostilité à l’Iran est viscérale.

Cette phobie se traduit par un discours de plus en plus agressif de la Maison Blanche, mais aussi de la plupart des candidats à l’élection présidentielle américaine, démocrates et républicains, à l’égard de l’Iran, accusé d’être derrière la « subversion », en Irak comme en Afghanistan. Cette analyse a été reprise par M. Bernard Kouchner, ministre français des affaires étrangères : l’Iran fait « tout » en Irak, transformant ce pays en territoire d’exercice « rêvé (7) ». Et Paris se distingue désormais de ses partenaires européens par ses positions jusqu’au-boutistes, réclamant plus de sanctions contre Téhéran et s’alignant sur Washington au moment même où chacun peut mesurer l’échec de la guerre américaine contre le terrorisme.

Dans le cadre de sa stratégie, Washington a intensifié son aide aux « minorités » – kurdes, arabes, azéris et baloutches. La fragmentation irakienne va-t-elle s’étendre à l’Iran ? Cette politique n’est pas sans susciter de surprenantes contorsions. Ainsi, alors que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) turc est inscrit sur la liste des organisations terroristes, une délégation du Parti pour une vie libre au Kurdistan (Pejak) – organisation sœur du PKK en Iran –, conduite par son leader Rahman Haj-Ahmadi, était reçue à Washington en août 2007 (8) !

Ce n’est pas la seule contradiction de la stratégie anti-iranienne que tente de mettre sur pied la Maison Blanche avec la création d’un front commun enrôlant les pays modérés du Golfe, l’Egypte, la Jordanie et Israël – et au renforcement duquel devrait contribuer la conférence d’Annapolis sur la paix israélo-palestinienne. Washington a ainsi, directement ou indirectement, intensifié l’aide à des groupes fondamentalistes sunnites, y compris à des extrémistes proches d’Al-Qaida, pour lutter contre les chiites (9). En avril 2007, dans un entretien à Al-Jazira, le prince Hassan de Jordanie accusait un officiel saoudien (plus tard identifié comme le prince Bandar Ben Sultan, dirigeant du conseil national de sécurité saoudien et proche des responsables américains) de financer les groupes radicaux sunnites. Les autorités jordaniennes ont fait saisir la cassette.

A un an de l’élection présidentielle américaine, à seize mois de la fin du mandat de M. Bush, le risque est grand de voir celui-ci tenté par une fuite en avant, par une opération militaire contre l’Iran qui effacerait ses déboires en Irak. A l’automne 2006, au terme de quatre années passées comme ambassadeur d’Israël à Washington, M. Dani Ayalon était interrogé pour savoir si un président aussi impopulaire pouvait prendre une telle décision : « Oui, je le crois. Vous devez connaître l’homme. J’étais privilégié et je le considère comme un ami personnel. Les gens qui le connaissent savent qu’il est très déterminé. Il est sûr de la suprématie morale des démocraties sur les dictatures. (...) Pour lui, les ayatollahs avec des bombes nucléaires, c’est une combinaison intolérable qui menace l’ordre du monde, c’est pour cela qu’il ne laissera pas cela arriver (10). »

1) http://bostonreview.net/BR32.3/burns.html

(2) Lire Selig S. Harrison, « Les ultras préparent la guerre contre l’Iran », Le Monde diplomatique, octobre 2007.

(3) « Iran : quand Chirac rectifie Chirac », Nouvelobs.com, 5 février 2007, http://tempsreel.nouvelob s.com

(4) Arabie saoudite, Bahreïn, Emirats arabes unis, Koweït, Oman et Qatar.

(5) Dans la doctrine chiite, le dernier des imams a « disparu » en l’an 874. Il s’est retiré du monde, mais reste vivant. A la fin des temps, il doit apparaître et installer sur terre un règne de justice et de vérité.

(6) Bernard Lewis, « Does Iran have something in store ? », The Wall Street Journal, New York, 8 août 2006. Lire aussi « Bernard Lewis et le gène de l’islam », Le Monde diplomatique, août 2005.

(7) Agence France-Presse, 4 octobre 2007.

(8) The Washington Times, 4 août 2007.

(9) Lire « Les chiites, le nouvel ennemi », Le Monde diplomatique, juillet 2007.

(10) Entretien accordé au journal Maariv, Tel-Aviv, 19 novembre 2006.

Alain Gresh

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