Élisée Reclus (1830-1905), un des fondateurs de la géographie moderne, connaît depuis quelques années un regain d’intérêt. On redécouvre la pertinence de son approche et de ses analyses sur des sujets brûlants d’actualité : justice sociale, conflits, migrations, métissage... A la différence de nombre de ses collègues de l’époque, qui pratiquent une géographie « énumérative » fort ennuyeuse, Reclus développe dans son œuvre monumentale, (1), une analyse globale décryptant les dynamiques et les interactions.
Il est très critique envers la cartographie. Comme son maître Carl Ritter (1779-1859), il dénonce les insuffisances de la carte topographique, produite d’abord pour les militaires et qui passe sous silence toutes les informations sur les sociétés humaines, leur histoire et la manière dont elles organisent les territoires sur lesquels elles vivent. Aussi s’élevait-il contre l’usage, à l’école, des cartes murales « planes », qu’il considérait comme de fausses représentations du monde (il militait même pour leur complète interdiction !). La carte, expliquait-il, ne donne aucune idée de la véritable géographie « à trois dimensions » selon lui fondamentale pour comprendre les dynamiques sociales et spatiales. Il encourageait en revanche, sur le modèle des écoles libertaires dont il était un promoteur actif, l’observation directe de la nature.
Toutefois, Reclus et ses collaborateurs, en particulier Charles Perron (1837-1909), assortissent l’œuvre du géographe anarchiste d’un immense corpus de cartes et de dessins (une dizaine de milliers). Ce ne sont pas des cartes topographiques, mais bien des cartes « thématiques » au sens moderne du terme – des cartes historiques, statistiques, démographiques, ethnographiques, et même des cartes qui ressemblent à s’y méprendre à des documents « géopolitiques », bien que le terme n’existe pas encore en cette fin de XIXe siècle.
Mais il y a encore plus fou. Dans leur mouvement de résistance, ces géographes lancent un immense défi à cette cartographie « statique » qu’ils rejettent. C’est le projet du Grand Globe.
Prévu pour mesurer plus de 127,5 mètres de diamètre, topographie et bathymétrie à échelle constante, il devait contenir des bibliothèques et des salles de conférence. Une formidable synthèse du savoir géographique de l’époque, une sorte de voyage « humboldtien » (2) Pour des raisons économiques, ce globe ne sera jamais construit, mais le projet lui-même a nourri un riche débat au sein des groupes politiques et de la communauté scientifique.
Ce débat prend aujourd’hui une signification toute singulière dans le contexte de la mondialisation. Pourquoi ? Parce que ce globe était aussi le symbole d’une utopie : une seule terre sur la surface de laquelle vivrait une seule humanité, en paix et dans le respect de la planète qui la nourrit.