Ce mercredi matin, gênée par une vertèbre indisciplinée, je délaisse ma bicyclette pour emprunter le métro et rejoindre le « Diplo », où nous devons présenter à la presse notre dernier né, L’Atlas environnement 2007. Mes pensées vagabondent, mais mon regard est attiré par le mot « atlas » s’inscrivant en grandes lettres sur un mur.
« La Vie – Le Monde : L’Atlas des religions ». Juste après, l’accroche commerciale au-dessus de la couverture, très élégante, me fait sourire : « Pour la première fois, toutes les religions réunies en un seul atlas ! ». Les publicitaires ne reculent devant rien. Nous tombons nous-mêmes dans ces pièges. Nos propres affiches pour L’Atlas environnement annoncent 150 cartes et graphiques, alors que, même en tirant bien, on n’en trouve que 143…
Ce n’est bien sûr pas la première fois que « toutes les religions [sont] réunies en un seul atlas ». Plusieurs ouvrages leur ont déjà été consacrés. On peut citer par exemple celui, très complet, d’Antoine Sfeir (1). Mais c’est plutôt à l’Atlas des religions (toujours le même titre…) de Brigitte Dumortier (2) que je pense, puisque j’en ai réalisé la cartographie.
Peu après, délestée de 12 euros, je parcours donc le nouvel atlas de La Vie-Le Monde. L’ouvrage est de qualité, la table des matières très complète, et la cartographie au premier abord accueillante. On pourrait discuter la pertinence de certaines cartes, qui auraient, à mon sens, avantageusement été remplacées par des graphiques, mais l’ensemble est riche, abondamment documenté, et globalement très intéressant.
Plusieurs cartes attirent rapidement mon attention, étant étrangement ressemblantes, dans leur contenu comme dans leur forme, à celles que j’avais produites pour l’atlas Autrement il y a cinq ans. Certaines étaient le fruit d’une réflexion menée avec l’auteure, Brigitte Dumortier, sur la façon de représenter la religion majoritaire dans une région ou un pays, tout en tenant compte de l’importance numérique de la population concernée. Je me félicite donc que d’autres, traitant du même thème, arrivent à des choix de représentation similaires. Mais, à y regarder de plus près, mon impression est que cette frappante similitude est — bien plus qu’un choix de représentation identique — une inspiration très appuyée.
Heureuse que mon travail soit source d’inspiration pour d’autres cartographes, je cherche la citation qui marque cette reconnaissance… Mais en vain. Pas la moindre référence d’un bout à l’autre de l’ouvrage. J’attends toutefois, pour finir d’être complètement indignée, d’avoir en main des éléments de comparaison des cartes.
Quelques heures plus tard, c’est chose faite et le doute n’est plus permis. Deux cartes, qui ont représenté un gros travail de création, de préparation, de mise en place et de réalisation — jamais publiées ailleurs — sont ici reprises quasiment à l’identique, sans aucune mention de leur provenance.
Copier ? C’est trop facile. Deux exemples en images
La méthode des plagiaires est rudimentaire, mais efficace. Equipé d’un scanner et des logiciels appropriés, tout est possible.
Première carte : l’anamorphose représentant le poids des religions dans le monde. Voici la carte de l’atlas Autrement (2002) et celle de l’atlas La Vie-Le Monde (2007)
Nous allons maintenant procéder à la démonstration de l’imposture. Sur le fichier original vectoriel de notre anamorphose (Autrement, 2002), les contours des quadrilatères proportionnels à la population des pays en 1999 (comme l’indique la légende et la source) sont dupliqués en noir.
Seuls les contours de la carte sont sélectionnés, tous les autres éléments sont masqués.
Les contours extraits de la carte Autrement (2002) sont superposés à ceux de la carte La Vie-Le Monde (2007).
Une rapide mise à l’échelle non uniforme (environ 110% en largeur et 140% en hauteur) de la carte Autrement pour « coller » à celle de La Vie-Le Monde permet de constater l’exacte similitude des deux documents (y compris une petite erreur que nous avions faite à l’époque, le Kenya qui empiète légèrement sur le Soudan...).
Dans cet autre extrait, tout est encore identique, à deux détails près. La Bulgarie retrouve une place plus harmonieuse : elle a été remontée d’un petit coup de pouce. Le Luxembourg, pour retrouver sa vraie place entre Allemagne, France et Belgique, vient amputer la population de ce dernier.
L’Amérique aussi est identique... à l’exception du Paraguay et de l’Uruguay, qui prennent des formes « bouche-trous » sur la carte La Vie-Le Monde. Ils étaient à l’origine des carrés, qui laissaient un vide (il est vrai peu esthétique) entre eux et l’Argentine. Dans la construction de notre anamorphose (3) nous avions privilégié l’utilisation de carrés afin que les surfaces soient plus aisément comparables. Bien sûr, pour raccrocher entre eux les pays et respecter un tant soit peu leurs dispositions relatives, plusieurs des quadrilatères ont été transformés en rectangles de surfaces équivalentes. Les calculs ont été réalisés dans un tableur, à partir d’un fichier de population. Les quadrilatères ont ensuite été disposés en vrac dans un fichier sous Adobe Illustrator (un logiciel de dessin vectoriel), puis agencés au mieux les uns par rapport aux autres de façon à approcher la forme réelle des continents. Plusieurs versions successives ont permis d’aboutir à cette version, qui — quoique encore imparfaite — nous paraissait la plus lisible.
De même, la similitude est absolument parfaite pour le continent asiatique. Enfin, presque. Il y a juste un petit détail qui fait la différence :
Sur la carte de La Vie-Le Monde, le Bhoutan a disparu. A la décharge des plagiaires, à qui je présente mes excuses, il était peu lisible, très étroit, sur le fichier original.
Deuxième carte : les religions en Chine
Démontage de la deuxième carte fort ressemblante (ndlr : plagiée) trouvée dans l’atlas La Vie-Le Monde :
Selon le même principe que pour l’anamorphose présentée ci-dessus, voici les limites des zones de couleurs dessinées en noir.
Les traits noirs isolés sont superposées sur la carte de La Vie-Le Monde.
Et à regarder cette superposition, le plagiat ne fait aucun doute. Néanmoins, la similitude est moins parfaite. Le travail des plagiaires a été rendu plus difficile par la différence de projection entre les deux fonds de carte de Chine. Un travail d’adaptation — d’ailleurs relativement bien réussi — a donc été nécessaire.
La diversité des religions en Chine devait absolument être nuancée par la population concernée par chacune de ces religions. Le bouddhisme, par exemple, couvre environ la moitié du territoire alors qu’il concerne un peu moins de 20% de la population, comme le rappelle le graphique qui vient en complément. Pour affiner cette carte, nous avions donc eu l’idée, avec Brigitte Dumortier, de combiner la dimension ethno-religieuse avec une représentation de la densité de population extrêmement simplifiée.
Les zones de densité ont été volontairement très simplifiées, très généralisées, pour faire ressortir les grandes zones habitées.
Quatre cartes ethno-linguistiques de la Chine, produites par les services de la Central Intelligence Agency (CIA), reconnues comme fiables par plusieurs géographes consultés par Brigitte Dumortier, ont ensuite été utilisées comme source d’information pour tracer les limites des grandes régions ethno-religieuses. La distribution religieuse des populations correspond à la distribution ethno-linguistique. Il s’agit des cartes 54935 10-67 extraite du Communist China Map Folio de 1967, 500410 de 1971, d’une carte sans numéro de 1983 et enfin de la carte 719766 (545114) 9-90 de 1990. Tous ces documents sont disponibles sur la désormais très célèbre collection cartographique de la bibliothèque Perry-Castañeda de l’université du Texas à Austin (Etats-Unis), devenue une des bibles Internet de tous les cartographes thématiciens. « Ces cartes sont, rappelle la notice d’utilisation, dans le domaine public et aucune permission n’est nécessaire pour les copier, les utiliser comme vous voulez. Nous vous serons simplement reconnaissants si vous pensez à citer la bibliothèque de l’université du Texas comme source de ces cartes scannées. »
La combinaison de la carte religieuse et de la carte de densité aboutit à la version définitive originale parue dans l’atlas Autrement. Il est impossible qu’un traitement des mêmes informations par un autre cartographe ait pu produire un résultat si proche, chacun procédant forcément à des choix personnels et à des simplifications subjectives, à un moment ou un autre du processus de création. La carte thématique est une œuvre artistique, interprétation originale et personnelle d’une réalité géographique.
Les frontières floues du plagiat
Deux autres cartes reprises de l’atlas édité par Autrement sont sourcées comme telles : la présence scientologue aux Etats-Unis, page 115, et les religions premières, page 116. Si cette citation a le mérite d’exister, elle aurait toutefois gagné à être plus précise — la remarque est d’ailleurs valable pour l’ensemble des sources cartographiques indiquées dans cet atlas. Là où il a été simplement mentionné « Source : Atlas Autrement », il aurait mieux valu écrire « Source : Brigitte Dumortier, Atlas des religions, Autrement, 2002, cartographie de Cécile Marin. »
Il y a matière à discuter plus longuement — le débat est ouvert si vous le souhaitez — sur la question des sources en cartographie, de leur utilisation et de leur citation. A partir du moment où l’on cite les documents que l’on utilise, peut-on réellement parler de plagiat ? Où est la frontière entre l’emprunt honnête dûment crédité, les traces d’inspiration d’un document existant dans notre souvenir, la copie consciente pure et simple ? Faut-il systématiquement entrer en contact avec l’auteur d’une carte, demander la permission ? Ou la citation complète suffit-elle ? Beaucoup de questions auxquelles il n’est pas facile de répondre.
Il ne faut pas se méprendre. Nous ne cherchons pas à interdire l’utilisation de nos cartes, ni forcément à les protéger jalousement contre tout abus. Nous sommes plutôt heureux que les documents que nous créons circulent et puissent être utilisés. Notre message est simplement de rappeler aux producteurs de cartes leurs obligations en cas d’« emprunt ».
Le cartographe n’est pas toujours le créateur de la carte. Il se peut qu’il travaille pour le compte d’un commanditaire (d’un éditeur ou d’un auteur) qui lui fournit une « maquette ». Comment être sûr que cette maquette est un travail original sourcé ? Le cartographe qui signe sa carte travaille sur la base d’une confiance mutuelle et peut aussi être abusé par l’auteur ou l’éditeur (ce qui est assez courant dans le monde de l’édition scolaire, où il arrive fréquemment que l’on demande aux cartographes de recopier des cartes en changeant un peu les couleurs et les symboles « pour pas que ça ressemble trop... »). Nous-mêmes, nous nous posons la question, et en regardant en arrière dans l’immense collection de cartes que nous avons créées ou réalisées, nous avons peut-être, nous aussi, sans le savoir, plagié des cartes existantes ou emprunté les idées des autres pour certaines représentations visuelles.
Le Petit Larousse illustré définit le plagiat comme un pillage : plagier, c’est « piller les œuvres d’autrui en donnant pour siennes les parties copiées ». Le plagiat est malheureusement très répandu en cartographie thématique. Les cartes du Monde diplomatique sont très régulièrement plagiées, parfois par les publications les plus prestigieuses (comme la deuxième édition de L’Atlas géopolitique et culturel publié par les dictionnaires Le Robert en 2002, qui a repris en page 106, sans presque en changer une goutte, erreurs comprises, une carte sur la drogue dans le monde publiée par le Diplo pour la première fois en... 1989, sans faire aucune mention de la source).
Certains ont recours au plagiat parfois par simple méconnaissance du véritable travail d’auteur que nécessite la réalisation d’une carte thématique originale. La volonté d’aller au plus vite et au moins cher l’emporte sur l’éthique élémentaire (il est forcément beaucoup plus rapide de scanner et redessiner une carte toute faite que de procéder aux recherches et au travail de préparation pour une création originale).
Parfois — mais j’ose croire que c’est beaucoup plus rare —, le plagiat est commis en parfaite connaissance de cause. Recopier une œuvre cartographique originale en tout ou partie, sans la citer précisément, est un délit qui n’est pratiquement jamais sanctionné. Le plagiaire — qui le sait — peut espérer passer entre les mailles du filet, donc faire de substantiels profits sans trop de travail et surtout sans trop de risques judiciaires. Mais s’il est pris la main dans le pot de confiture et son imposture rendue publique, il perdra beaucoup plus : sa crédibilité à long terme.
La propriété intellectuelle dans le Monde diplomatique
• Articles sur le sujet en 2005 et 2006
• Projet DADVSI : la culture sous clé ?
• La propriété intellectuelle, c’est le vol ! par Joost Smiers
• Le savoir séquestré par Philippe Rivière
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