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Quand le Tibet s’invite aux élections taiwanaises

par Isabelle Baechler, 21 mars 2008

Il est difficile, à Taipei, de ne pas entendre les bruits de bottes du continent. La répression par Pékin du soubresaut tibétain a forcément un écho tout particulier dans cette « province sécessionniste », comme Pékin aime à le rappeler. A telle enseigne que, dans la dernière ligne droite avant le scrutin de ce samedi 22 mars, les deux candidats qui se disputent la fonction présidentielle n’ont pas pu faire l’impasse sur le sujet : l’ « indépendantiste » du Parti démocrate progressiste (DPP) Frank Hsieh se délecte à rappeler à la population que « Taiwan est le prochain Tibet », alors que le « nationaliste » du Kuomintang (KMT), Ma Ying-jeou, tente par tous les moyens de calmer le jeu, de peur que les indécis ne s’éloignent de lui et de ses désirs de rapprochement avec Pékin : « Taiwan n’est en rien comparable avec le Tibet, nous n’avons pas de troupes de l’Armée Rouge sur notre territoire ! », rappelle-t-il à l’envi.

De fait, la question tibétaine est venue remuer les consciences et réveiller les angoisses des Taiwanais. Ils semblaient pourtant avoir fait leur choix. Selon les derniers sondages, qui, pour des raisons de code électoral, remontent à la veille des manifestations tibétaines, la fonction présidentielle devait bel et bien échapper au Parti démocrate, gratifié d’environ 45 % d’intentions de vote seulement par plusieurs enquêtes d’opinion, et le scrutin devait confirmer le raz-de-marée Kuomintang qui a balayé le Parlement en janvier dernier.

Pour autant, les Taiwanais ne semblent pas motivés par des raisons politiques ou par l’évolution de leurs relations avec le continent. Ce sont surtout des raisons sociales et économiques qui ont scellé leur désamour avec le DPP et la personnalité du président sortant, M. Chen Shuibian, dont les huit ans au pouvoir n’ont fait que confirmer les travers ultra-politiciens et l’arrogance.

Voilà donc qu’une frange d’indécis pourrait se détourner du Kuomintang, de peur d’être, un jour ou l’autre, mangés à la même sauce que le Tibet ! Il reste à soupeser l’ampleur de ce mouvement, et les experts électoraux de l’Université Chengchi (l’équivalent de l’Institut d’études politique de Paris) ne voient pas plus de 2 % des votants changer d’avis. Cela ne permettrait tout de même pas aux Démocrates de conserver la présidence.

L’économie avant tout

Taiwan, démocratie adolescente, n’est à une contradiction près : on veut faire de l’argent avant tout, et tout ce qui rapproche du géant continental est plutôt propice au business. Jamais les échanges économiques entre Taiwan et Pékin n’ont été aussi prospères, mais les milieux d’affaires aimeraient faire mieux encore. La Chine continentale est le premier débouché des produits taiwanais avec 30 % de leurs exportations (+ 2 % depuis 2006) et l’île importe 12,8 % de produits chinois (en hausse également). Les Taiwanais sont des investisseurs et des immigrants en Chine Populaire : on compte plus de 60 000 entreprises taiwanaises sur tout le territoire, et rien qu’à Shanghai, les ressortissants taiwanais forment un contingent de 300 000 résidents, sur plus d’un million de Taiwanais en Chine populaire au total. Leur autre lieu d’installation privilégié est dans le delta de la Rivière des Perles, l’arrière-pays de Hongkong, soit toute la région industrielle qui s’étend de Shenzhen à Canton.

La balance commerciale de Taiwan est de plus en plus florissante, avec un excédent en augmentation de 20 % en 2007, à environ 30 milliards d’euros. Pourtant, les décideurs économiques de l’île, comme bon nombre d’expatriés en Chine, considèrent qu’en huit ans de pouvoir, la politique du DPP n’a guère bénéficié à l’économie, car le taux de croissance est passé de 9 % à 5 % seulement.

Les propositions de rapprochement, voire d’intégration économique de type marché commun, avancées par M. Ma Ying-jeou trouvent grâce aux yeux des milieux industriels. Les démocrates de Frank Hsieh, eux, crient au loup et redoutent une invasion de produits et de travailleurs de Chine continentale : « Un marché commun avec la Chine, la sinisation, voilà bien la mondialisation que tout le monde redoute ! », met en garde la vice-présidente sortante, Mme Annette Lu.

David et Goliath

Des liens économiques de plus en plus étroits réclament cependant des relations politiques clarifiées et débarrassées des scories et menaces diverses. Ni unification à la hussarde, ni radicalisation indépendantiste ne sont désirables. A Taiwan, l’électeur motivé, croisé lors des nombreux rassemblements politiques de ces derniers jours, rêve d’un partenariat politique entre égaux, ou, au pire, se contenterait d’un statu quo entre Taipei et Pékin. Mais le corps électoral est aussi invité à se prononcer par référendum sur « une nouvelle candidature aux Nations unies sous le nom de Taiwan ». Le fait que la qualité d’Etat souverain de Taiwan y soit sous-entendue a — c’était prévisible — ravivé l’irritation de Pékin. Plus surprenant, l’allié majeur de Taiwan, Washington, a fait savoir par Mme Condoleeza Rice elle-même que cette consultation était tout à fait inopportune : « Poser sa candidature à l’ONU sous le nom de Taiwan [alors qu’elle avait échoué à plusieurs reprises sous le nom officiel de République de Chine –ndlr] est une provocation, et organiser un référendum sur la question tend inutilement les relations de part et d’autre du détroit [de Formose]. »

Autant on ne plaisante pas à Taipei avec le concept de souveraineté, autant Pékin ne supporte pas la moindre velléité d’indépendance des 23 millions de Taiwanais. Depuis 2005, Pékin a adopté la fameuse loi « anti-sécession », qui n’exclut pas de recourir à la force si l’île manifestait la moindre tentation centrifuge. M. Guo Boxiong, vice-président de la commission centrale militaire, le rappelait il y a quelques jours encore : « Le peuple chinois fera tout son possible pour parvenir à une réunification pacifique avec Taiwan, mais ne tolérera aucune déclaration d’indépendance. » L’installation spectaculaire de 1 000 missiles balistiques pointés sur l’île le confirme. Le petit David, de son côté, s’équipe de missiles anti-missiles Patriot pour contrer les projectiles du Goliath continental.

Un candidat KMT fringant et moderne

Formé à New York et Harvard, maire de la capitale taiwanaise de 1998 à 2006, M. Ma Ying-jeou aime à se faire filmer pendant son jogging ou à la piscine. Il n’en est pas moins l’héritier du parti autoritaire de Tchang Kaï-chek, qui a du mal à se défaire de son image de corruption et de clientélisme. Son passage au ministère de la justice, dans les années 1990, n’aura pas permis au système judiciaire de gagner en indépendance, mais il semble inspirer confiance aux Taiwanais en matière économique. Un écueil, peut-être : le fait qu’il soit né à HongKong en 1950, au lendemain de la défaite du Kuomintang face aux communistes, en fait encore un étranger pour certains Taiwanais de souche. Largement favori selon les sondages (55 % des voix), il ne l’est pas spécialement dans les paris organisés par les bookmakers.

De quatre ans l’aîné de son rival, M. Hsieh a un profil plus régional, car il n’a fait ses études qu’au Japon, et non aux Etats-Unis. Avocat spécialisé dans les droits de l’homme, il est l’un des fondateurs du PDP, dans la clandestinité de la loi martiale. Taiwanais « de souche », il a été élu de Taipei dans les années 1980 avant de devenir le maire de Kaohsiung, le grand port du sud. Premier ministre pendant deux ans, personnellement intègre, il n’a pas su empêcher des faits de corruption dans son entourage proche, dans sa municipalité et dans son Parti. Il revendique un indépendantisme plus modéré que celui du président sortant. Les sondages le créditent de 45% des voix.

Survivance de la dictature du Kuomintang, le vote dans les représentations à l’étranger ou par procuration n’est pas possible. Des centaines de vols supplémentaires du Canada, des Etats-Unis et de Chine (via Hongkong, car les vols directs ne sont toujours pas autorisés) ont donc amené les Taiwanais qui souhaitent exercer leur droit de suffrage ce samedi 22 mars. Quarante mille résidents des Etats-Unis seraient revenus voter, selon des responsables du PDP. Ceux qui vivent en République populaire de Chine devraient être au moins aussi nombreux.

Dans Le Monde diplomatique :

  • « Défi taïwanais pour les dirigeants de Pékin », par François Godement, avril 2000.
    Au pouvoir depuis cinquante ans, le Kouomintang (KMT) s’est effondré lors de l’élection présidentielle du 18 mars 2000. Cette affirmation de la démocratie dans l’île représente un défi important pour Pékin, qui voit s’éloigner toujours davantage la perspective d’une réunification aux conditions voulues par le Parti communiste.
  • « Pékin-Taïwan, par-delà les diktats », par Selig S. Harrison, avril 1996.
    Les manœuvres aéronavales entamées par l’armée chinoise le long de la côte du Fujian et, à partir du 9 mars 1996, les tirs de missiles à proximité immédiate des rives de Taïwan ont fait gravement monter la tension en Asie orientale et ont conduit Washington à envoyer plusieurs bâtiments de guerre dans la zone « chaude ».
  • « Taïwan à la recherche de son identité », par Gonul Donmez-Colin, janvier 1995.
    Tsai Ming-liang, Hou Hsiao-hsien, Edward Yang... Le Festival des trois continents de Nantes offre l’occasion de découvrir un cinéma en plein épanouissement, qui se penche sur les complexités du passé de l’île.

Isabelle Baechler

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