A l’orée des années 1950, l’accès à l’eau potable et à l’assainissement était peu développé en Europe. Pour y remédier, les gouvernements ont promu des politiques de grande envergure dans le but de fournir de l’eau potable à leur population. La France a massivement privilégié le secteur privé dans la gestion du service, mais de nombreux pays, notamment l’Allemagne et les Pays-Bas, ont opté pour une organisation publique.
Hérités des conditions socio-géographiques et institutionnelles propres à chaque pays, trois modèles se sont structurés en Europe, qui répondent à la volonté d’instaurer un service de proximité, dont la caractéristique principale est la mise en place d’un monopole local pour l’opérateur qui gère le service public de l’eau et de l’assainissement, qu’il soit public ou privé. Les modes d’organisation se distinguent essentiellement sur deux points.
• Les infrastructures sont, soit privatisées (Grande-Bretagne), soit déléguées à des structures publiques (Allemagne), soit à des collectivités locales (France et Pays-Bas ).
• Le prix de l’eau est fixé, soit sur la base des coûts de l’exercice précédent (Allemagne, Pays-Bas), soit défini par la collectivité locale (France), soit par une agence nationale, comme l’OFWAT (Angleterre).
Ces services ont massivement été subsidiés par des gouvernements, qui invoquent désormais des difficultés financières rendant difficile, tant le renouvellement des infrastructures vieillissantes, que d’importants investissements en faveur de l’environnement.
Le secteur de l’eau se caractérise par un besoin d’investissement massif. L’intervention de l’Union, notamment pour ce qui concerne la qualité des eaux potables, pousse à la rationalisation des procédés et à la concentration des intervenants. L’Allemagne et les Pays-Bas sont confrontés à un choix politique très important. Doivent-ils ouvrir leur secteur protégé aux entreprises privées en dépit de la forte opposition idéologique existant dans ces deux pays ?
Aux Pays-Bas, malgré la loi de 2000 qui interdit la vente des parts des collectivités locales aux entreprises, la question de la délégation de l’exploitation est ouverte, d’autant plus que la protection juridique du marché ne permet pas aux entreprises nationales d’être concurrentes sur le plan international.
En Allemagne, les investissements importants à réaliser, s’ajoutant aux prix élevés et la libéralisation du marché de l’électricité, posent également la question de l’ouverture du marché de l’eau. Seul 10 % du marché y est aujourd’hui géré par des entreprises privées.
Si le modèle anglais de la privatisation intégrale des actifs semble idéologiquement exclu, le modèle français fait figure de recours grâce à son système de délégation de service public.
La Commission est donc de plus en plus active sur ces questions. L’européanisation de l’espace public se réalise par la mise en place d’actions communes échappant aux Etats pris individuellement. Mais le processus d’élaboration original, trait spécifique de l’Europe, qui échappe au rapport classique des Etats-Nations (Etat/population/territoire) rend difficile la légitimation des politiques publiques.
La Commission européenne défend les principes de « la réalité des prix » et de la « facture assise sur la consommation ». La mesure la plus importante par son impact économique concerne le plomb : depuis le 25 décembre 2003, la concentration maximale en plomb dans les eaux distribuées a été ramenée à 25µg/l. Elle tombera à 10 µg/l fin 2013. Enfin, les institutions communautaires vont progressivement reconnaître la spécificité de la délégation de service public. En 1998, l’arrêt de la Cour européenne de justice des communautés européennes du 10 novembre 1998 et la communication interprétative de la commission, en avril 2000, ont reconnu la spécificité de l’organisation française.
Les travaux initiés dans le cadre du réseau Eurowater tendent à reformuler l’approche du problème, désormais énoncé sous forme d’interrogation n’apportant que des réponses contraintes :
• Les modes de financement actuels, et en particulier les factures d’eau, permettent-ils de maintenir le patrimoine technique en bon état, une fois l’équipement initial réalisé ?
• Quels investissements supplémentaires faut-il consentir pour améliorer les performances environnementales et de santé publique des services ?
• Les usagers pourront-ils, et accepteront-ils, de payer ?
La poursuite de la libéralisation dépend notamment de la décision de la Commission européenne de proposer une directive sur les concessions, qui arrêterait une définition juridiquement contraignante de cette notion en droit communautaire. L’ouverture du marché national engendrant logiquement la mise en place d’un marché commun. Ce mouvement suscite toutefois l’opposition d’un certain nombre de forces politiques, soucieuses de ne pas voir remettre brutalement en cause la liberté de choix en matière de services publics, puisque l’Union est régie par les principes de neutralité et de subsidiarité.
Si l’action des politiques publiques s’élabore par la définition préalable d’objectifs, eux-mêmes définis par la représentation du problème, de ses conséquences et des solutions, les enjeux sont considérables. L’eau en elle-même ne coûte rien. Mais sa gestion exige des investissements lourds, espacés dans le temps. Il faut aussi mobiliser une masse considérable d’informations afin de pouvoir conduire des politiques économiquement rationnelles à un niveau centralisé. Faisant de l’eau une « res comunis omnium », échappant largement à la domanialité ainsi qu’à l’appropriation privée, le modèle européen pourrait ainsi faire figure d’exemple. Dans chaque pays européen, les nombreuses directives sur l’eau potable, l’assainissement et l’épuration, et désormais le milieu aquatique, viennent s’ajouter aux politiques nationales plus anciennes ou plus spécifiques, et se traduisent par des investissements importants.
Par ailleurs les péréquations entre services publics (transversales comme en Allemagne grâce aux Stadtwerke, ou territoriales et temporelles comme en France, par l’intermédiaire des agences de l’eau et l’implication croissante des conseils généraux) abaissent les coûts des services, mais certains économistes orthodoxes les considèrent comme des subventions déguisées. De plus, certains écologistes les considèrent comme des « primes aux pollueurs ». En tout état de cause, l’élaboration d’un modèle des flux financiers de l’eau par service public, par département, et par région est devenue nécessaire.
La DCE impose une publication des informations sur l’état des milieux aquatiques, qui peut à son tour entraîner une réaction de certaines catégories de citoyens considérant que l’information ou que les efforts envisagés sont insuffisants. On peut alors craindre une dérive vers la « judiciarisation », dans la mesure où les usagers domestiques voudraient obtenir une amélioration de la gestion de l’eau, sans pour autant consentir à une augmentation des prix qu’ils auraient à payer. L’information coûte cher, mais transmettre de la bonne information a toujours un coût inférieur aux investissements inutiles.
L’envolée des prix des services de l’eau, les difficultés à satisfaire les paramètres de potabilité, ont généré une perte de confiance des usagers envers les services de l’eau et de l’assainissement. Une nouvelle méthodologie d’audit de la durabilité sur les trois dimensions de l’économie, de l’environnement, et de l’éthique/équité doit donc voir le jour.
L’amélioration des services publics de l’eau et de l’assainissement doit prendre en compte la montée du consumérisme et le repli du paternalisme menant directement au consommateur et au client exigeant. La question de la place des politiques publiques dans le fonctionnement des démocraties représentatives est donc clairement posée par la gestion de l’eau dans l’espace communautaire.
L’enjeu est crucial. La question de l’eau doit désormais s’apprécier sous l’angle d’un véritable défi mondial pour la vie. Aujourd’hui, parce que 2,6 milliards d’êtres humains ne disposent pas de latrines, 50 000 enfants meurent chaque jour sur la terre. En 2030 c’est près de 60% de la population mondiale qui vivra dans des régions privées d’accès à l’eau douce. Les inégalités vont croissant, les risques aussi.
La seconde dimension de la question de l’eau renvoie aux bouleversements induits par les changements climatiques, que la question de l’eau met là aussi brutalement en lumière, sous l’angle d’un danger à court terme, si l’on considère par exemple l’hypothèse d’une fonte des calottes glaciaires à l’horizon des années 2080.
Ces évolutions interviennent alors que l’Europe, à l’horizon des quinze prochaines années semble entrer dans une nouvelle ère politique, marquée par l’abandon et le renoncement à toute véritable politique commune, supplantée par le déploiement du seul marché intérieur et l’affirmation de nouveaux « patriotismes économiques ». Cette inflexion brutale est lourde de conséquences puisqu’elle peut signifier la fin de l’économie publique, le renoncement à toute pensée ambitieuse des services publics.
Exemple ? La Commission européenne adoptait le 28 mars 2007 un « Livre Vert » sur « l’utilisation des instruments fondés sur le marché à des fins de politique environnementale et énergétique », que M. Stravos Dimas, commissaire européen à l’Environnement, commentait en ces termes : « Les instruments fondés sur le marché, tels que l’échange de quotas d’émission, les taxes environnementales et les aides ciblées, mobilisent les forces du marché pour protéger l’environnement. Cette approche plus flexible et d’un bon rapport coût efficacité a fait ses preuves, mais elle reste insuffisamment utilisée. En lançant ce livre vert, notre objectif est de promouvoir le recours à des instruments fondés sur le marché chaque fois qu’ils sont adaptés aux circonstances pour garantir une protection optimale de l’environnement européen. »
C’est dans ce contexte que les grandes entreprises françaises, leaders mondiaux des services dans le domaine de l’environnement, conduisent à marches forcées un redéploiement significatif. Veolia et Suez ont réussi depuis quinze ans à maîtriser l’ordre du jour mondial de l’eau.
A dater des préconisations qu’elles ont fait adopter en 1993 par la Banque mondiale, ce sont elles qui depuis lors, en suscitant la création du Conseil mondial de l’eau, dont le siège est implanté à Marseille, définissent le contenu et les orientations successives des Forums mondiaux de l’eau qui se succèdent tous les quatre ans.
Le prochain, qui se tiendra à Istanbul en 2009, sera essentiellement dédié aux nouvelles « priorités » découlant de la prise en compte du réchauffement climatique. La création en octobre 2005 de l’Aquafed initiée par Suez, a permis de fédérer 280 entreprises du secteur de l’eau au sein d’un nouveau groupe de pression à dimension internationale. M. Gérard Payen, cadre dirigeant de Suez Lyonnaise et animateur de l’Aquafed, a été désigné par M. Kofi Annan comme conseiller spécial du secrétaire général de l’ONU pour les questions de l’eau. Et c’est aujourd’hui un véritable encadrement politico-culturel de la politique européenne de l’eau que les entreprises françaises s’attachent à mettre en œuvre.
A Bruxelles, l’European Water Partnership, porté cette fois sur les fonts baptismaux par Veolia a l’oreille du Conseil des ministres. Un autre groupe de pression, « Friends of Europe » y organise régulièrement des séminaires. Le 7 juin 2007 « L’European Policy Summit on Water Security » a ainsi réuni, avec la soutien bienveillant de M. Stravos Dimas, commissaire à l’Environnement, un impressionnant panel d’entreprises, de hauts fonctionnaires de la Commission, de Directeurs de l’eau des ministères concernés de toute l’Union, de chercheurs et d’ONG.
Ce redéploiement engagé à une vitesse impressionnante repose également sur le développement de nouvelles technologies, comme le dessalement d’eau de mer, le « re-use », ou réutilisation des eaux usées, ou encore des méthodes de « gestion active » de la ressource, comme la recharge artificielle de nappes phréatiques en voie d’épuisement, ou encore des transferts d’eau massifs, à l’échelle continentale. Une nouvelle ingenierie financière se déploie parallèlement, avec de nouvelles modalités de partenariats-public-privé (PPP), actuellement fortement soutenus par la France qui les favorise en modifiant sa législation, et la montée en puissance de Private Equity Funds qui mobilisent des capacités financières considérables au bénéfice dcs entreprises du secteur, dont les « nouvelles frontières » sont situées en Asie du Sud-Est, en Australie, aux Etats-Unis, dans la région du Golfe persique et dans l’arc méditerranéen.
En France, sur fond de mondialisation, un consensus implicite fédère nombre d’élites, qui communient allégrement dans une « realpolitik » qui n’ose pas toujours s’affirmer publiquement : Veolia et Suez, leaders mondiaux des services de l’environnement, figurent au rang des « champions nationaux », réhabilités sur fond de « patriotisme économique » triomphant. Avantage comparatif dans le secteur de l’économie des réseaux, leardership affirmé sur les gigantesques marchés qui s’offrent au nouveau « biopouvoir », création d’emplois… On admet dès lors que ces entreprises exercent une emprise croissante sur des pans entiers de l’action publique, dans des proportions encore insoupçonnées, jusqu’à figurer au rang de « co-producteurs » de l’action publique.
Dans un contexte tout entier déterminé par l’impératif concurrentiel, le service public de l’eau est à la croisée des chemins en Europe. L’ensemble des acteurs concernés en ont pris conscience et commencent à s’organiser à l’échelle européenne, comme l’ont déjà fait de belle date les opérateurs privés. Cette esquisse de mutualisation doit impérativement se développer, dans toutes les dimensions, afin d’assurer la pérennité du service public de l’eau dans l’espace européen.
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